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Berlioz à Paris

Saint-Louis des Invalides

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La genèse du Requiem
La commande du Requiem
L’exécution du Requiem
Un incident qui a fait couler beaucoup d’encre
Les Invalides en images

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    L’Hôtel des Invalides est construit entre 1671 et 1706 sur les ordres de Louis XIV qui voulait fonder une institution destinée à l’hébergement des soldats et officiers blessés ou à la retraite. À ce complexe monumental sera ajoutée la chapelle Saint-Louis des Invalides, elle-même couronnée par un dôme non moins imposant, construit entre 1677 et 1708. A la fin du XIXème siècle, après le transfert des restes de Napoléon, les Invalides sont séparés en deux parties: le dôme d’une part et de l’autre le reste de l’église. C’est à l’église des Invalides qu’a lieu la première exécution de la Grande messe des morts (le Requiem) le 5 décembre 1837 sous la direction de Habeneck.

La genèse du Requiem

    ‘Le texte du Requiem était pour moi une proie dès longtemps convoitée’, confie Berlioz dans ses Mémoires (chapitre 46) à propos de la commande qu’il reçoit en mars 1837. La genèse du Requiem remontait à plus d’une décennie. Le point de départ est la Messe solennelle de 1824-1825, exécutée pour la première fois à l’église de Saint-Roch à Paris le 10 juillet 1825, et une deuxième fois à Saint-Eustache le 22 novembre 1827. Succès réel — c’est le premier ouvrage de Berlioz a le faire connaître du public — mais son auteur n’en est pas satisfait et le condamne. L’idée d’une œuvre chorale de grande envergure continue cependant à le hanter. De la Messe il retient d’abord le Resurrexit qu’il remanie et fait exécuter deux fois au Conservatoire (26 mai 1828, 1er novembre 1829). Le Resurrexit fera aussi partie des envois de Rome qu’il doit soumettre à l’Institut au cours de son séjour italien de 1831-1832. Les fanfares de cuivres de l’Et iterum venturus du Resurrexit annoncent déjà, sous une forme beaucoup moins développée, la musique du Tuba mirum du futur Requiem, et le Requiem utilisera aussi en les développant plusieurs passages de la Messe, comme la découverte inattendue d’une copie de cet ouvrage dans une église d’Anvers en 1991 l’a révélé.

    Autre indice: à la veille de son départ pour l’Italie, et après le succès de la Symphonie fantastique, Berlioz médite de nouveaux projets. ‘Pendant mon exil, je tâcherai d’écrire quelque grande chose; j’essaierai de réaliser un projet immense que je médite et à mon retour nous remuerons le monde musical d’une étrange façon’, écrit-il à Stephen de la Madelaine (CG no. 200, 30 décembre 1830). Quant il atteint Nice en avril 1831, la toute première lettre qu’il écrit à sa famille fait allusion au projet: ‘Je vais entreprendre quelqu’immense ouvrage’ (CG no. 219, 21 april). De fait le projet avait commencé à prendre forme au cours de son deuxième passage à Florence le même mois, peu de temps avant son arrivée à Nice, et on peut supposer que l’inspiration en est liée aux deux enterrements auxquels Berlioz a assisté à Florence et sur lesquels il s’étend avec une fascination presque morbide (CG no. 223; Mémoires chapitres 35 et 43, mais la datation est inexacte). Le projet est décrit en détail pour la première fois dans une lettre de Berlioz à son ami Humbert Ferrand après son retour à Rome (CG no. 234 [voir le tome VIII], 3 juillet):

[…] J’avais un grand projet que j’aurais voulu accomplir avec vous; il s’agit d’un oratorio colossal pour être exécuté à une fête musicale donnée à Paris, à l’Opéra ou au Panthéon, dans la cour du Louvre. Il serait intitulé le Dernier Jour du Monde. J’en avais écrit le plan à Florence et une partie des paroles il y a trois mois. Il faudrait trois ou quatre acteurs solos, des chœurs, un orchestre de soixante musiciens devant le théâtre, et un autre de trois cents ou deux cents instrumentistes au fond de la scene étagés en amphithéâtre.
Les hommes, parvenus au dernier degré de corruption, se livreraient à toutes les infamies; une espèce d’Antéchrist les gouvernerait despotiquement… Un petit nombre de justes, dirigés par un prophète, trancherait au beau milieu de cette dépravation générale. Le despote les tourmenterait, enlèverait leurs vierges, insulterait à leurs croyances, ferait déchirer leurs livres saints au milieu d’une orgie. Le prophète viendrait lui reprocher ses crimes, annoncerait la fin du monde et le dernier jugement. Le despote irrité le ferait jeter en prison, et, se livrant de nouveau aux voluptés impies, serait surpris au milieu d’une fête par les trompettes terribles de la résurrection; les morts sortant du tombeau, les vivants éperdus poussant des cris d’épouvante, les mondes fracassés, les anges tonnant dans les nuées, formeraient le final de ce drame musical. Il faut, comme vous le pensez bien, employer des moyens entièrement nouveaux. Outre les deux orchestres, il y aurait quatre groupes d’instruments de cuivre placés aux quatre coins cardinaux du lieu de l’exécution. Les combinaisons seraient toutes nouvelles et mille propositions impraticables avec les moyens ordinaires surgiraient étincelantes de cette masse d’harmonie.
Voyez si vous avez le temps de faire ce poème, qui vous va parfaitement, et dans lequel je suis sûr que vous serez magnifique. Très peu de récitatifs… peu d’airs seuls… Evitez les scènes à grand fracas et celles qui nécessiteraient du cuivre; je ne veux en faire entendre qu’à la fin. Des oppositions… des chœurs religieux mêlés à des chœurs de danses; des scènes pastorales, nuptiales, bachiques, mais détournées de la voie commune; enfin, vous comprenez…
Nous ne pouvons nous flatter d’entendre cet ouvrage quand nous voudrons, en France surtout; mais enfin, tôt ou tard, il y aura moyen. […]

    Presque tout ce que l’on sait du projet vient de lettres adressées à Ferrand. Berlioz, toujours à Rome, lui écrit de nouveau l’année suivante pour lui soumettre l’idée une fois de plus, puisqu’il semble que Ferrand n’ait pas reçu le première lettre (CG nos. 257, 267, 8 janvier et 26 mars). Ferrand en réponse déclare s’intéresser au projet, mais se révèle en l’occurrence un collaborateur peu digne de confiance, comme il ressort d’autres lettres de Berlioz à lui plus tard dans l’année. Le 10 octobre de La Côte-Saint-André (CG no. 288):

[…] Je n’ose espérer que vous ayez quelque chose de notre grande machine dramatique à me montrer; pourtant vous me l’aviez bien promis. […]

    Le 3 novembre, de Lyon, sur le chemin de retour vers Paris (CG no. 289):

[…] Je suis sûr que vous ne faites rien de notre grand ouvrage; et pourtant ma vie s’écoule à flots, et je n’aurai rien fait de grand avant la fin. […]

    De retour à Paris Berlioz ne renonce pas à son projet, comme deux lettres de 1833 le montrent, adressées toutes deux à Ferrand (CG nos. 338 & 342):

(12 juin) […] Je m’occupe avec entrain de mon projet d’opéra dont je vous avais parlé dans une lettre de Rome, il y a un an et demi; et, comme il ne vous a pas été possible de vaincre votre paresse pour vous y mettre depuis ce temps, j’ai désespéré de vous et je me suis adressé à Emile Deschamps et à Saint-Félix, qui travaillent activement. Vous ne m’en voudrez pas, je l’espère, car j’ai été bien patient. […]

(30 août) […] Véron [le directeur de l’Opéra] a refusé le Dernier jour du monde. Il n’ose pas: Je vais vous envoyer l’ouverture des Francs Juges. […]

    D’après une lettre inédite et non datée (mentionnée dans CG tome I p. 543-4 n. 3) Berlioz soumet vers cette époque le projet à Auguste Barbier, un des librettistes de Benvenuto Cellini, mais l’idée n’aura pas de suite. Le projet est mis de côté pour l’immédiat, mais Berlioz ne semble pas l’oublier tout à fait, et la suite montrera que dans son esprit Ferrand, malgré sa promesse non suivie d’effet, reste lié à l’idée d’un ouvrage sur le Jugement Dernier.

La commande du Requiem

    Quelques années plus tard, en 1837, Berlioz reçoit une commande inattendue, comme il l’écrit à son père (CG no. 490, 8 mars):

[…] En attendant je sors de chez le ministre de l’Intérieur, qui veut me charger de faire une grande composition pour l’anniversaire de la mort du maréchal Mortier, etc., aux Invalides. J’allais le voir pour autre chose; il m’a appris cette nouvelle à l’improviste; j’ai demandé une certaine latitude pour mes moyens d’exécution, qu’il paraît disposé à m’accorder. En tout cas, l’affaire se terminera incessamment, et il le faut pour que j’ai le temps d’écrire mon ouvrage d’ici au 28 juillet. Seulement j’ai peur de la fièvre, que l’idée du sujet et des cinq ou six cents exécutants que j’aurai à mes ordres va me donner. Quel Dies irae!!! […]

    Le mois suivant Berlioz écrit à Humbert Ferrand (CG no. 493 [voir le tome VIII], 11 avril):

[…] En attendant, je fais dans ce moment un Requiem pour l’anniversaire funèbre des victimes de Fieschi. C’est le ministre de l’Intérieur qui me l’a demandé. Il m’a offert pour cet immense travail 4 mille francs. J’ai accepté sans observation, en ajoutant seulement qu’il me fallait cinq cents exécutants. Après quelque effroi du ministre, l’article a été accordé en réduisant d’une cinquantaine mon armée de musiciens. J’en aurai donc 450 au moins. Je finis aujourd’hui la prose des morts, commençant par le Dies Irae et finissant au Lacrymosa; c’est une poésie d’un sublime gigantesque. J’en ai été enivré d’abord, puis j’ai pris le dessus, j’ai dominé mon sujet et je crois à présent que ma partition sera passablement grande. Vous comprenez tout ce que ce mot ambitieux exige pour que j’en justifie l’usage; pourtant, si vous veniez m’entendre au mois de juillet, j’ai la présomption de croire que vous me le pardonneriez. […]

    Une semaine plus tard il écrit à sa sœur Adèle (CG no. 495, 17 avril):

[…] Je ne puis faire aucune visite; mon Requiem m’occupe exclusivement du matin au soir et me permet à peine le travail obligé des feuilletons. Cette affaire, après quelques traverses suscitées par Cherubini qui voulait faire exécuter aux Invalides un nouveau Requiem qu’il vient de composer, est terminée cependant d’une manière honorable pour lui (Cherubini) et pour M. [de] Gasparin, qui m’avait OFFERT de faire cet ouvrage.
Le ministre m’a demandé si je voulais accepter quatre mille francs; je n’ai pas cru devoir liarder à cette occasion, bien que ce soit payé d’une façon assez mesquine, parce que les frais d’exécution seront énormes; j’ai exigé cinq cents musiciens et j’en aurai quatre cent trente.
Enfin l’arrêt ministériel est signé depuis trois semaines et je le tiens dans mon secrétaire; il n’y a plus de danger de ce côté-là. Dans deux mois j’aurai fini, je l’espère. J’ai eu de la peine à dominer mon sujet; dans les premiers jours, cette poésie de la Prose des morts m’avait enivré et exalté à tel point que rien de lucide ne se présentait à mon esprit, ma tête bouillait, j’avais des vertiges. Aujourd’hui l’éruption est réglée, la lave a creusé son lit et, Dieu aidant, tout ira bien. C’est une grande affaire. Je vais encore sans doute m’attirer le reproche d’innovation, parce que j’ai voulu ramener cette partie de l’art à une vérité dont Mozart et Cherubini m’ont paru s’éloigner bien souvent. Puis il y a des combinaisons formidables qu’on n’a heureusement pas encore tentées et dont j’ai eu, je pense, le premier l’idée. […]

    L’ouvrage est terminé vers le début de l’été et les répétitions commencent, mais alors intervient un contretemps inattendu: sans donner de préavis le gouvernement annule le projet purement et simplement. Le jour même de la décision Berlioz écrit à Bottée de Toulmon, libraire du Conservatoire (CG no. 502, 18 juillet):

Vous êtes mille fois bon d’avoir pensé à m’écrire. Il est de fait que la vague était cette fois haute et que, malgré mon habitude à en laisser passer sur ma tête sans craindre de me noyer, j’ai cru un instant que la respiration allait me manquer. Mais c’est fini… prêt à recommencer. L’ouvrage existe, c’est toujours ça. Nous trouverons bien l’occasion de le faire entendre plus tard. Les répétitions partielles des voix marchaient si bien! En vérité il faut que l’enfer s’en mêle.
Mille tonnerres!!!
Mais, je vous l’ai dit, je les défie à la patience. […]

    Deux jours plus tard il écrit à Franz Liszt, alors en Suisse (CG no. 504, 20 juillet):

[…] Tu sais peut-être déjà le nouveau coup de massue que je viens de recevoir! Heureusement j’ai la tête dure, et il faudrait un fameux tomahawk pour me la casser. Le Conseil des ministres, après trois jours d’indécision, a décidément supprimé la fête funèbre des Invalides. Qu’il ne soit plus question des héros de Juillet! Malheur aux vaincus! et malheur aux vainqueurs! En conséquence, après trois répétitions partielles des voix, j’ai appris par hasard (car on me laissait faire) que la cérémonie n’aurait pas lieu et que mon Requiem, par conséquent, ne serait pas exécuté. Dis-moi s’il n’y a pas là de quoi faire souffler comme un cachalot! Tout marchait à souhait, j’étais sûr de mon affaire, l’ensemble des quatre cent vingt musiciens était disposé et accordé comme un de tes excellents pianos d’Erard, rien ne pouvait manquer, et je crois qu’on allait entendre bien des choses pour la première fois.
La politique est venue y mettre bon ordre. J’en suis encore un peu malade. Voilà à quoi s’expose l’art en acceptant l’aide d’un pouvoir aussi mal assis que le nôtre. Mais, faute d’autre, il faut bien admettre cet appui, tout incertain qu’il soit. Oh les gouvernements représentatifs, et à bon marché encore, stupide farce! […]

    À son père Berlioz ne cache pas son mécontentement (CG no. 506, 29 juillet):

[…] Mais ce n’est pas tout; il s’agit de me payer les frais faits; M. [de] Montalivet veut bien ne pas se refuser à les reconnaître. Il y a d’abord quatre mille francs pour moi, puis trois mille huit cents francs de copie, et de plus les frais de trois répétitions partielles des chœurs. Car je me préparais, tout marchait à souhait, je n’eusse jamais été exécuté de la sorte, et c’était merveille de voir comme ces masses vocales s’animaient. Malheureusement je n’ai pas pu aller jusqu’à la répétition générale, de sorte que je n’ai pas même pu faire connaître aux artistes cette immense partition qui excite si fort leur curiosité. J’appelle une telle conduite du gouvernement tout bonnement un vol. On me vole mon présent et mon avenir, car cette exécution avait pour moi de grandes conséquences. Un ministre n’eût pas osé sous l’Empire se comporter de la sorte et l’eût-il fait je crois que Napoléon l’eût tancé d’importance; car enfin je le répète c’est un vol manifeste.
On vient me chercher, on me demande si je veux écrire cet ouvrage, je fais mes conditions (musicales), on les accepte; on me propose quatre mille francs, je ne les refuse pas; on me promet par écrit l’exécution au 28 juillet; je finis ma musique, tout est prêt, et on refuse d’aller plus loin. Le gouvernement se dispense de tenir la clause importante de l’engagement contracté avec moi; c’est donc un abus de confiance, un abus de pouvoir, une saleté, un tour de gobelet, un vol.
A présent, me voilà avec le plus grand ouvrage musical qu’on ait jamais écrit, je pense, comme Robinson avec son canot, impossible de le lancer. Il me faut une vaste église et quatre cents musiciens… […]

L’exécution du Requiem

    Au cours des mois suivants Berlioz doit faire face aux inconvénients financiers résultant de l’annulation (CG nos. 511, 512). Puis en octobre une occasion imprévue se présente: le 17 le général Damrémont, commandant de l’armée française qui fait le siège de Constantine en Algérie, est tué et le 23 on annonce la prise de la ville. Berlioz mobilise ses amis et partisans pour presser le gouvernement de faire exécuter le Requiem dans une cérémonie publique pour commémorer l’événement (CG nos. 513-15), et finalement a gain de cause. Le 14 novembre il écrit à son père (CG no. 517, cf. 518):

[…] Les deux ministres (de l’Intérieur et de la Guerre) ont enfin signé hier l’ordonnance qui désigne mon Requiem pour le service funèbre du Gal Damrémont. J’ai tiraillé pendant huit jours pour obtenir la somme qui m’est nécessaire, et je la tiens; en promesse officielle du moins. Le ministre de la Guerre donne dix mille francs pour l’exécution, et le ministre de l’Intérieur se réserve le payement des huit mille sept cents qui me sont dus pour la composition, la copie et les répétitions faites au mois de juillet. Ce qui n’empêche pas qu’on m’a rogné mon orchestre et mes chœurs d’une cruelle manière: au lieu de quatre cents artistes je n’en aurai que deux cent soixante dix, hommes, femmes et enfants. La cérémonie sera fort belle, j’espère que tout ira bien. Le jour n’est pas encore fixé, on attend la dépêche télégraphique qui doit annoncer l’arrivée du corps à Toulon. […]

    Pour finir l’exécution a lieu le 5 décembre, et d’après tous les témoignages se solde par un vrai succès. Deux jours après Berlioz écrit à son père (CG no. 523, 7 décembre):

Nous avons pris Constantine avant hier, nous aussi! La Constantine musicale. Je n’ai pu trouver une minute hier pour vous écrire. L’exécution, après m’avoir fort inquiété deux jours avant la cérémonie, a été parfaite. Le succès immense et général, je vous assure sans aucune illusion aucune, sur les artistes comme sur le public. Le duc d’Orléans m’a fait dire qu’il avait trouvé mon ouvrage fort beau et qu’il n’avait jamais été aussi ému par la musique. L’opposition se tait, c’est la plus acharnée, celle qui l’était moins est détruite et grossit les rangs de mes partisans. Sur tous les journaux que j’ai lus hier il y en a treize pour et deux contre (le Corsaire et le Constitutionnel) et encore le Corsaire n’était pas à la cérémonie comme le prouvent les faits matériellement faux dont il parle, et le Constitutionnel a voulu se venger d’un article que je fis il y a deux ans sur Herold [Journal des Débats 27 septembre 1835; repris dans Critique Musicale II, p. 287-92]. Ce sont les bénéfices inévitables du métier de critique. J’ai reçu depuis hier je ne sais combien de lettres de félicitations, tous mes amis sont dans une exaltation que je ne saurais peindre. Il est sûr que c’était d’un effet extraordinaire; au morceau du Jugement dernier, une de nos choristes a pris une attaque de nerfs, et le curé s’est mis à fondre en larmes à l’autel. Ce brave homme un quart d’heure après en pleurait encore à la sacristie. L’objet des discussions actuelles partout où l’on parle de musique c’est de savoir si mon Requiem est supérieur ou non à tous ceux que l’on connaissait; sur cent artistes il paraît qu’il y en a à peu près quatre vingt dix pour l’affirmative.
Quant à la comparaison de l’effet produit avant hier avec aucun de ceux qu’on a obtenus en pareil cas antérieurement, elle est vraiment impossible. Quel malheur pour moi que ni vous ni personne de la famille ne se soit trouvé à Paris. […]
Le Corsaire parle du solo de Mlle Falcon dans ma messe, et il n’y a point de solo de femme, et Mlle Falcon n’y était même pas; Le Constitutionnel ou le Journal de Paris parlent de celui de Lablache; Lablache n’y était pas davantage, et il n’y avait aucun solo de basse.
N’importe ce sont les inconvénients du métier quand on est fort en évidence et que de plus on a le malheur ou le bonheur d’écrire dans le Journal des Débats. Soyez contents, mon père, et vous ma mère et mes sœurs aussi, car c’est le plus grand et le plus difficile succès que j’ai encore jamais obtenu. Je vous enverrai demain tous les journaux. Je regrette de ne pouvoir vous envoyer aussi les lettres, je viens d’en recevoir une de Rubini, charmante [CG no. 519], et une autre du marquis de Custine, et une autre de Legouvé [CG no. 522]. Adieu cher père, tout va bien et partout. Henriette a beaucoup pleuré hier, mais les larmes de joie ne font pas grand mal. Louis est enthousiasmé des grandes trompettes de son père
Je rouvre ma lettre pour vous dire que le ministre de la Guerre vient de m’écrire une lettre de félicitations et de compliments très chaudement exprimés [CG no. 521].

    Dix jours plus tard Berlioz écrit à Humbert Ferrand (CG no. 528, 17 décembre):

[…] Voici le fait. Le Requiem a été bien exécuté; l’effet en a été terrible sur la grande majorité des auditeurs; la minorité, qui n’a rien senti ni compris, ne sait trop que dire; les journaux en masse ont été excellents, à part Le Constitutionnel, le National et la France, où j’ai des ennemis intimes. Vous me manquiez, mon cher Ferrand, vous auriez été bien content, je crois; c’est tout à fait ce que vous rêviez en musique sacrée. C’est un succès qui me popularise, c’était le grand point; l’impression a été foudroyante sur tous les êtres de sentiments et d’habitudes les plus opposées; le curé des Invalides a pleuré à l’autel un quart d’heure après la cérémonie, il m’embrassait à la sacristie en fondant en larmes; au moment du Jugement Dernier, l’épouvante produite par les cinq orchestres et les huit paires de timbales accompagnant le Tuba Mirum ne peut se peindre; une des choristes a pris une attaque de nerfs. Vraiment, c’était d’une horrible grandeur. Vous avez lu la lettre du ministre de la Guerre; j’en ai reçu je ne sais combien d’autres dans le genre de celles que vous m’écrivez quelquefois, moins l’amitié et la poésie. Une entre autres de Rubini [CG no. 519], une du marquis de Custine, une de Legouvé [CG no. 522], une de madame Victor Hugo [CG no. 526] et une de d’Ortigue (celle-là est folle); puis tant et tant d’autres de divers artistes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, prosateurs. Ah! Ferrand, c’eût été un beau jour pour moi si je vous avais eu à mon côté pendant l’exécution. Le duc d’Orléans, à ce que disent ses aides de camp, a été aussi très vivement ému. […]
Le tour de l’Opéra arrivera peut-être bientôt; ce succès a joliment arrangé mes affaires; tout le peuple de chanteurs et choristes est pour moi plus encore que l’orchestre. Habeneck lui-même est tout à fait revenu. Dès que la partition sera gravée, vous l’aurez. […]

    D’autres lettres de félicitations, que Berlioz ne mentionne pas, ont survécu: une de Louise Vernet qui assiste avec sa mère à la cérémonie (CG no. 520), et une autre de Franz Liszt, alors à Milan, qui apprend le succès de l’exécution par les journaux (CG no. 525). Berlioz souligne la réaction généralement favorable de la presse: un exemple en est l’article du Charivari du 6 décembre qui est reproduit sur ce site.

Un incident qui a fait couler beaucoup d’encre

    Les lettres de Berlioz à son père et à Humbert Ferrand à l’époque, et les articles de la presse contemporaine, laissent tous supposer que l’exécution avait bien marché et ne disent rien d’éventuels incidents au cours de la cérémonie ou de méfaits de la part du chef d’orchestre Habeneck. Mais bien des années plus tard Berlioz fait état d’un incident qui aurait risqué de provoquer un désastre à un moment critique de l’exécution: au début du Tuba mirum, à l’entrée des quatre orchestres de cuivres Habeneck aurait déposé son bâton pour prendre une prise de tabac; Berlioz alors de s’élancer pour diriger les musiciens jusqu’à la fin du morceau. Selon Berlioz, Habeneck aurait agi de propos délibéré. L’histoire est racontée par Berlioz dans ses Mémoires posthumes (chapitre 46), mais il en fait état publiquement pour la première fois dans la série des Mémoires d’un musicien qui paraissent dans Le Monde Illustré en 1858-1859 (16 avril 1859, p. 250-1). L’histoire paraît encore plus tôt, en 1856, mais très abrégée, dans une petite biographie de Berlioz de la plume d’Eugène de Mirecourt, qui se fondait sur le manuscrit encore inédit des Mémoires (p. 52). Dans une lettre à Humbert Ferrand, peu après la parution du fascicule Monde Illustré en 1859, Berlioz y fait allusion: ‘Les derniers numéros contiennent (très affaibli) le récit du crime tenté sur moi par Cavé et Habeneck, lors de la première exécution de mon Requiem. Cela fait du bruit’ (CG no. 2368, 28 avril 1859). Cette lettre suppose que l’incident était connu de Ferrand et que Berlioz le lui aurait raconté antérieurement. Au récit de Berlioz on ajoutera le témoignage de Charles Hallé, ami du compositeur, qui est à Paris à cette époque et dit avoir assisté à la cérémonie: dans ses propres mémoires il confirme l’exactitude du récit de Berlioz (tout en mettant en question l’intention attribuée à Habeneck par Berlioz).

    L’épisode, on le sait, a longtemps fait difficulté et a servi de pierre de touche dans le vieux débat sur la véracité des Mémoires: pour certains, comme Adolphe Boschot, on tire argument du silence des sources contemporaines pour traiter l’incident de pure affabulation de la part de Berlioz, alors que pour d’autres, comme Julien Tiersot, le récit de Berlioz est véridique et doit être accepté. On renverra le lecteur à l’article de Pierre René-Serna sur ce site, qui soutient l’argumentation de Tiersot, et à la note de David Cairns, qui suppose que l’incident aurait pu avoir lieu au cours de la répétition générale plutôt qu’à la cérémonie elle-même (David Cairns, The Memoirs of Hector Berlioz, Londres 1969, p. 594-5; édition en livre de poche, Panther Books 1970, p. 744-6). Quelle que soit la solution adoptée on devra sans doute admettre que les sources existantes laissent des questions en suspens. Si l’incident a bien eu lieu comme Berlioz l’a raconté, ce qui semble le plus probable vu le témoignage de Hallé, le silence de toutes les sources contemporaines, y compris celui de Berlioz lui-même, est tout de même surprenant. Ce n’est qu’avec le recul du temps que Berlioz a attribué à l’épisode une importance et une signification qui semblent être passées inaperçues à l’époque.

    Après sa première exécution aux Invalides en 1837, le Requiem sera exécuté intégralement du vivant de Berlioz encore trois fois à Paris, à Saint-Eustache (1846, 1850, 1852); hors de France l’ouvrage n’est exécuté intégralement qu’une seule fois, à Saint-Pétersbourg en 1841. L’œuvre avait beaucoup de prix pour Berlioz. Vers la fin de sa carrière la publication d’une nouvelle édition corrigée par l’éditeur Ricordi à Milan suscite ce commentaire de Berlioz dans une lettre à Humbert Ferrand (CG no. 3209, 11 janvier 1867):

[…] Dites-moi aussi si vous avez la grande partition de ma Messe des morts. Si j’étais menacé de voir brûler mon œuvre entière, moins une partition, c’est pour la Messe des morts que je demanderais grâce. On en fait en ce moment une nouvelle édition à Milan; si vous ne l’avez pas je pourrai, je pense, dans six ou sept semaines, vous l’envoyer. […]

Voir aussi les articles sur le Requiem publiés par Julien Tiersot dans Le Ménestrel en janvier-février 1904 dans sa série de Berlioziana, articles reproduits sur ce site.

Les Invalides en images

Sauf indication contraire, toutes les photos modernes reproduites sur cette page ont été prises par Michel Austin en 2000; toutes les autres images ont été reproduites d’après des gravures et cartes postales dans notre collection. © Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

1. Les Invalides autrefois

Les Invalides en 1806
Les Invalides

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    Cette gravure de la fin du XIXème est d’après une gravure originale de Bonvalet, elle-même d’après un dessin de Bance. La gravure montre l’Exposition universelle de Paris de 1806 sur l’esplanade des Invalides.

    Les quatre gravures suivantes par Pugin furent publiées à Londres dans la série des gravures “Paris et ses environs” de 1829 à 1831.

“Chapelle des Invalides (East Front)” – 1829
Les Invalides

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“Hôtel des Invalides, façade principale” – 1831
Les Invalides

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“Cour Royale, Hôtel des Invalides” – 1830
Les Invalides

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“L’intérieur de la Chapelle des Invalides” – 1829
Les Invalides

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La Chapelle des Invalides – 5 décembre 1837
Les Invalides

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    La gravure ci-dessus montre la cérémonie funèbre pour le Général Damrémont où le Requiem fut exécuté pour la première fois. L’original de cette gravure se trouve à la Bibliothèque Nationale de France; l’image ici vient de Hector Berlioz (Librairie Hachette, 1973, page 103), dont un exemplaire est dans notre collection.

    Un article dans Le Figaro du 6 décembre 1837 décrit les décorations à l’intérieur de la chapelle en ces termes:

L’intérieur de la nef offrait un coup d’œil de la plus grande magnificence. Toutes les fenêtres, tous les jours avaient été bouchés et matelassés; on avait une nuit complète; et la lueur sans rayonnement des nombreuses bougies de cire jaune se détachait tristement sur ce fond de noirceur mate.

Des lampes argentées de forme antique pendaient de la clé de voûte des tribunes, drapées de grands rideaux noirs relevées de torsades blanches; des galons d’argent accusaient les formes de l’architecture et la place des pilastres perdus sous l’épaisseur des tentures; dans les entrecolonnemens étaient suspendus des trophées d’armes caractéristiques avec un bouclier portant le nom d’un officier mort dans la campagne d’Afrique; un long cordon de feu scintillait sur la corniche des travées et les moulures de l’orgue.

Les Invalides vers la fin du XIXème siècle
Les Invalides

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Les Invalides vers le début du XXème siècle
Les Invalides

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Cette carte postale fut postée le 8 septembre 1908.

Les Invalides au début du XXème siècle
Les Invalides

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Les Invalides au milieu du XXème siècle
Les Invalides

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L’intérieur de la Chapelle au XXème siècle
Les Invalides

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Le Tombeau de Napoléon dans la Chapelle
Les Invalides

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2. Les Invalides de nos jours (2000)

Les Invalides en 2000
Les Invalides

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Les Invalides

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Les Invalides

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