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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 27 SEPTEMBRE 1835 [p. 1-2]

DE LA PARTITION DE ZAMPA.

    Je ne connaissais de l’ouvrage d’Hérold, avant la reprise qu’on en a faite dernièrement, reprise dont je ne saurais parler sans aller sur les brisées de mon spirituel collaborateur M. J. J., que les lambeaux que lui ont arrachés les orgues de Barbarie, les vaudevilles et les contredanses. A l’époque de ses premières représentations, je me trouvais en Italie, m’inquiétant fort peu de ce qui se faisait à l’Opéra-Comique de Paris, fréquentant beaucoup les théâtres, cependant non pas ceux de San Carlo, del Fonde, de Valle, de la Pergola ou de la Scala, où je n’eusse rien entendu de mieux ni même de comparable à ce que nous avons au théâtre Favart, mais bien les théâtres antiques de Pompéi, de San Germano, de Tusculum, de Rome, où en courant sur les gradins, sous les voûtes, le long des corridors déserts, la brise du soir joue des airs d’une expression à laquelle Coccia, Schiafogatti, Focolo ni même Vaccaï, n’atteindront jamais. A la vérité, l’exécution et la mise en scène ne contribuaient pas peu au prestige de ces chants de la nuit. D’abord le vent ne change rien au texte que le grand compositeur des mondes lui a confié : il est triste ou gai, violent ou folâtre suivant l’ordre de l’eterno maestro, il rugit, il pleure ou il soupire doucement, mais il ne brode jamais, ne surcharge point de nauséabondes appogiatures ses mélodies primitives, et ne fait pas de cadenze ; pour les décors il ne faut pas chercher à les décrire, surtout quand il s’agit du théâtre tragique de Pompéi, du haut duquel on avait à droite le Vésuve, dont la tête agitait avec fracas une effrayante aigrette, pendant qu’un rouge collier de lave reposait avec une majesté sombre sur sa poitrine fatiguée ; à gauche la riante mer de Naples, où 

La lune ouvrait dans l’onde
Son éventail d’argent ;

et par-dessus toute cette magie du ciel, de la terre, des feux et des eaux, un silence sublime, pas d’importun bavardage, pas de stupides observations, pas d’irritans applaudissemens, pas de public enfin, et quelquefois un spectateur unique pour un tel opéra.

    O souvenirs ! ô Italie! ô liberté ! ô poésie ! ô damnation ! Je suis obligé de m’occuper de l’Opéra-Comique !!! J’ai lu et vu la pièce, donc le plus fort est fait. Il s’agit de Zampa, ou la Fiancée de Marbre. On va probablement me la jeter, la pierre, si je dis ce que je pense de cette production tant vantée. Mais n’importe ! Hérold n’existe plus, et bien que, de l’avis de celui qui a retourné l’aphorisme, on doive des égards aux morts, je crois devoir la vérité à l’art qui est vivant et progresse toujours. Ainsi, en un mot comme en cent, je n’aime pas Zampa, et voilà pourquoi : Il y a bien là-dedans ce qui ne se trouve pas souvent à l’Opéra-Comique, de la musique, il y a même de beaux morceaux d’ensemble ; mais comme œuvre complète, comme partition qui, par son sujet, indique, quoi qu’on puisse dire, une prétention mal déguisée à faire le pendant du Don Juan de Mozart, Zampa me paraît mauvais. Autant l’un est vrai, d’une allure rapide, élégante et noble, autant l’autre est faux, entaché de lieux communs et de vulgarisme. Une comparaison entre les paroles des deux partitions fera mieux comprendre la différence que je trouve entre les deux musiques. Chacun connaît le mordant, l’originalité et la vérité un peu crue des expressions du Don Juan de Mozart dans le dialogue ; celui d’Hérold s’exprime ainsi dans une orgie :

Nargue du vent et de l’orage,
     Quand d’aussi bon vin
     Mon verre est plein,
Buvons ! car peut-être un naufrage
     Finira demain
       Notre destin.

    Ailleurs, au moment de violer une jeune fille, il lui dit sans rire : « Cède, cède à mes lois », et sa victime échevelée répond :

Dissipez mes alarmes ;
Est-ce donc par des larmes
Que l’on peut être heureux ?
Souscrivez à mes vœux. 

    Il n’y a au monde que l’Opéra-Comique où l’on puisse entendre de pareils vers ; eh bien ! en général, la musique de Zampa n’a guère plus d’élévation dans la pensée, de vérité dans l’expression, ni de distinction dans la forme. Seulement il est bien sûr que l’auteur des paroles n’a attaché aucune importance aux rimes qu’il jetait au musicien, tandis que celui-ci s’est battu les flancs en maint endroit sans pouvoir s’élever au dessus de son collaborateur. Du moins ai-je été affecté par cette musique absolument comme les poëtes le seront par les lignes que je viens de citer. En outre, le style n’a pas de couleur tranchée ; il n’est pas chaste et sévère comme celui de Méhul ; exubérant et brillant comme celui de Rossini ; brusque, emporté et rêveur comme celui de Weber ; de sorte qu’à bien prendre, tout en participant un peu de chacune des trois écoles allemande, italienne et française, Hérold, sans avoir un style à lui, n’est cependant ni Italien, ni Français, ni Allemand. Sa musique ressemble fort à ces produits industriels confectionnés à Paris d’après des procédés inventés ailleurs et légèrement modifiés ; c’est de la musique parisienne. Voilà la raison de son succès auprès du public de l’Opéra-Comique, qui représente à notre avis la moyenne classe des habitans de la capitale, tandis qu’elle obtient si peu de crédit parmi les amateurs ou artistes qu’un goût plus délicat, une organisation plus complète, un raisonnement plus exercé distinguent éminemment de la multitude.

    Les motifs de ce jugement sévère ressortiront plus plausibles de l’examen que nous allons faire de la partition de Zampa. L’ouverture me semble mauvaise pour la forme comme pour le fond. Elle se compose de quatre ou cinq motifs différens, empruntés à l’opéra, et enchaînés à la suite les uns des autres sans aucune espèce de liaison. L’harmonie d’ensemble, l’unité, n’existe donc pas. C’est un pot-pourri et non une ouverture. Je sais bien que ce système commode, a été adopté par Weber pour ses immortelles ouvertures du Freyschütz, d’Oberon, d’Euryanthe et de Preciosa ; mais Weber, en empruntant des thèmes à la partition pour l’ouverture, avait trouvé l’art de les unir intimement, de les engrener, de les fondre en un tout homogène, avec tant d’adresse, avec un sentiment si exquis, que le procédé disparaissait pour ne laisser voir que la beauté du résultat. Il jetait à la vérité de l’argent, du cuivre et de l’or, dans la masse en fusion, mais il savait en combiner l’alliage, et quand la statue sortait du moule, sa couleur sombre n’accusait qu’un seul métal, le bronze. En outre, dans l’ouverture de Zampa, si on en excepte le premier allegro qui a du feu et une certaine énergie sauvage, les mélodies ne sont ni bien neuves ni bien saillantes ; l’avant-dernière surtout, formée de petites phrases sautillantes, comme Rossini en a laissé tomber quelquefois de sa plume quand il était las de composer, me paraît vraiment misérable et sottement coquette. Je signalerai également dans l’ouverture le défaut qu’on remarque dans tout l’opéra : c’est l’abus des appogiatures, qui dénature tous les accords, donne à l’harmonie une couleur vague, sans caractère décidé, affaiblit l’âpreté de certaines dissonnances ou l’augmente jusqu’à la discordance, transforme la douceur en fadeur, fait minauder la grâce et me paraît enfin la plus insupportable des affectations de l’Ecole parisienne. Quant à l’instrumentation, je n’en saurais rien dire, sinon qu’elle est suffisante en général, mais qu’à la coda les coups de grosses caisses sont tellement multipliés, rapides et furibonds, qu’on est tenté de rire ou de s’enfuir.

    Le premier air de Camilla, en la bémol, A ce bonheur suprême, est au contraire plein de candeur et de pureté ; l’harmonie en est simple, et les dessins d’accompagnement bien choisis, jusqu’à l’entrée de l’allegro en mi naturel, où le caquet prétentieux de l’Ecole parisienne recommence. A ce morceau succède un chœur d’hommes, dont la mélodie vive et gaie n’est pas exempte d’afféterie, mais dont le principal défaut consiste dans la subalternéité des voix. Le thème est exécuté à l’orchestre par les premiers violons, tandis que sur la scène le chœur marque les temps forts de la mesure en plaquant l’harmonie ; tellement que les premiers ténors, au lieu de suivre une marche tant soit peu mélodique, ne font entendre que des ut pendant les huit premières mesures. Ce n’est donc pas un chœur, mais seulement un thème instrumental chargé d’un inutile accompagnement vocal. Ce moyen facilite beaucoup la tâche des choristes ; aussi aiment-ils fort les compositeurs qui en font usage : à leur avis, ceux-là seulement savent écrire pour les voix. La ballade obligée du premier acte est extrêmement simple, elle a bien les allures d’une complainte de jeunes filles ; mais ce style enfantin ne dégénère-t-il pas un peu en niaiserie ? Pour moi la chose n’est pas douteuse ; j’y retrouve là toute la naïveté de l’Ecole parisienne.

    Je saute un trio assez pâle, pour arriver au grand quatuor de l’entrée de Zampa. Ce morceau, d’un style ferme, essentiellement dramatique, bien conduit, bien modulé, et exempt de ces désespérantes appogiatures que nous reprochons tant à l’auteur, est sans comparaison le meilleur de l’opéra. La partie du trembleur Dandolo est fort comique ; l’idée de le faire chanter presque constamment en triolets contrariés par le rhythme binaire de tout le reste de la masse harmonique, est ingénieuse ; et l’allegro qui succède à l’a-parte est plein de force et d’éclat. La grande progression de tierces descendantes à l’unisson qui se trouve vers la coda, se trouve en opposition directe avec l’expression indiquée par les paroles ; on ne dit pas ainsi : Hélas ! la force m’abandonne ! On ne crie pas si fort pour l’ordinaire quand on se sent mourir ; mais comme la scène en général est montée au ton de l’anxiété et de l’effroi, cette idée rendant à merveille le dernier de ces deux sentimens, il serait injuste de chicaner le compositeur à ce sujet. Il me semble seulement qu’il eût dû exiger de l’auteur du libretto des paroles en concordance parfaite avec sa belle inspiration musicale ; rien n’était plus facile que ce changement. Le final commence par un chœur de corsaires, chœur véritable, la pensée musicale se trouvant réellement dans les voix ; il est coupé en phrases de trois mesures, et le rhythme entremêlé de syncopes en est assez piquant ; mais on ne saurait le compter pour un morceau à cause de son laconisme. L’entrée des jeunes filles ramène encore le défaut que nous avons signalé plus haut ; le chant est dans l’orchestre, et les trois parties de soprani et contralti n’exécutent qu’un remplissage d’harmonie dépourvu de tout intérêt. De pareils chœurs sont de véritables fictions. Ce n’est pas à faire chanter sur le théâtre une partie de seconde clarinette par les soprani, de second ou de troisième cor par les ténors, et de basson par les basses, que consiste l’art d’employer les masses chorales. C’est aux Italiens que nous devons cette découverte, précieuse pour la paresse des compositeurs et l’incapacité des exécutans. Dans le reste du final, la voix reprend cependant le rang auquel elle a droit dans l’échelle musicale ; le thème au plaisir, à la folie, qui avait été déjà entendu dans l’ouverture, reparaît à la fin, interrompu par un a-parte plein de terreur, dont le contraste est d’un excellent comique. Voità une idée vraiment musicale, comme n’en trouvent pas souvent les faiseurs de libretti ; aussi le compositeur ne l’a-t-il pas manquée.

    La prière des femmes, qui ouvre le second acte, est bien innocente ; on distingue pourtant dans la ritournelle un enchaînement d’accords parfaits d’une heureuse originalité.

    Le grand air : Toi, dont la grâce séduisante, a du charme mélodique, bien que la coupe rhythmique n’en soit pas irréprochable et que le musc du style parisien s’y fasse sentir à tout instant. Le duo terminé en trio : Juste ciel ! qu’ai-je vu ! c’est ma femme ! a beaucoup de verve, plusieurs périodes de l’ensemble se développent bien, et on y rencontre quelques tournures d’harmonie assez imprévues. Quant à celui des deux amans : Pourquoi vous troubler à ma vue ? c’est du jasmin, de la vanille et de l’ambre, à hautes doses. Le final est fort loin de celui du premier acte, malgré la gentillesse d’une petite barcarolette à six-huit, comme la plupart des nombreuses chansons, rondes, ballades ou romances sucrées, dont les auteurs ont saupoudré leur pièce, pour le bonheur des orgues et des marchands de musique. C’est péniblement élaboré, et plusieurs modulations forcées amènent des duretés qu’on supporte difficilement. Au dernier acte, je trouve une sérénade délicieuse, pleine de fraîcheur et de douce mélancolie ; et encore le duo entre Camille et Zampa : Pourquoi trembler ? dont l’allegro contient une mélodie élégante appliquée, fort mal à propos, par les deux personnages, sur deux phrases d’un sens diamétralement opposé. Pour tout le reste, je n’y vois absolument que la fleur du style parisien orné de tous les colifichets de l’instrumentation italienne et des harmonies chromatiques hérissées de dissonnances, dont Spohr et Marschner ont attiré le reproche à l’école allemande par l’abus qu’ils en ont fait. J’ajouterai qu’Hérold, en employant ces accords de sauvage et fantastique apparence, atteint fort rarement son but ; c’est une arme qu’il ne sait pas manier : presque toujours c’est le manche qui porte au lieu de la lame ; et, au contraire de Mozart, de Beethoven et de Weber, ses coups meurtrissent sans faire couler de sang.

    Voilà notre opinion toute entière sur Zampa : si quelque chose peut adoucir sa rudesse aux yeux des admirateurs d’Hérold, nous dirons en finissant que cette partition remplit cependant toutes les conditions qu’on exige aujourd’hui à Paris d’un véritable opéra-comique, et que les auteurs ont pleinement réussi, puisque le suffrage de cette partie du public à laquelle ils s’adressaient, leur est incontestablement acquis.

H*****     

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juin 2014.

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