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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 13 SEPTEMBRE 1903

REVUE MUSICALE.

Feuilletons choisis de Berlioz*

    Des feuilletons de Berlioz? Assurément, la mine est riche, encore que l’auteur lui-même en ait extrait déjà soit des études entières, soit divers passages ou maintes boutades pour les replacer dans ses livres; mais il restait quand même à glaner et c’était une excellente idée que d’y aller chercher, outre certains écrits oubliés sur un génie hors de pair comme Mozart, les articles où Berlioz a parlé des compositeurs de son temps, soit qu’ils fussent déjà classés dans l’estime du public et qu’il les eut vus disparaître, soit qu’ils poursuivissent leur route parallèlement avec lui ou qu’il les vit seulement entrer dans la carrière. Et, pour mettre cette idée à exécution, M. André Hallays, qui s’était chargé de ce travail d’enquête et de groupement, a surtout cherché à nous donner, sur chacun de ces musiciens contemporains, l’article-type, celui où le maître avait analysé leur œuvre la plus marquante, ou salué leur aurore, ou le mieux caractérisé leur talent. Ce choix, du reste, a été fait le plus judicieusement du monde, et la forme même de ces articles est assez variée pour ne pas engendrer de monotonie à la lecture; mais je me demande en vain pourquoi on les a jetés ainsi pêle-mêle et sans observer aucun ordre appréciable, ni l’ordre alphabétique, ni l’ordre chronologique, à considérer soit les musiciens eux-mêmes ou leurs ouvrages, soit les feuilletons du critique. Est-ce donc un effet de l’art que ce beau désordre?…

    C’est un plaisir de voir en quels termes Berlioz parla de Cherubini, si malmené par lui d’autres fois, dans le grand feuilleton qu’il écrivit sur le maître défunt le jour même où se célébraient ses obsèques à Saint-Roch et qui débute ainsi: « La vie de ce grand compositeur peut être offerte aux jeunes artistes comme un modèle sous presque tous les rapports ». Le parallèle qu’il ébauche entre la marche de la Communion, de la Messe du Sacre, et la marche religieuse d’Alceste, comme étant, celle-ci, l’idéal du style religieux antique, et, celle-là, l’expression la plus pure de la contemplation, de l’extase catholiques, montre assez quelle estime il devait avoir, au fond, pour un compositeur qu’il allait jusqu’à comparer à Gluck. Du reste, cette admiration s’explique en voyant combien Berlioz est frappé « par les délicieux effets que Cherubini a su tirer des voix et de l’orchestre dans la nuance du pianissimo », en particulier dans le decrescendo de l’Agnus du Requiem, qui dépasse, à son avis, tout ce qu’on a tenté en ce genre: « C’est, dit-il, l’affaiblissement graduel de l’être souffrant; on le voit s’éteindre et mourir, on l’entend expirer ». Berlioz, à son tour, écrivit dans le même style, en usant du même procédé, tant de belles pages qui, elles aussi, « dépassent tout ce qu’on avait tenté en ce genre », qu’il n’est pas surprenant que l’auteur de la Messe du Sacre et du Requiem ait vivement frappé l’esprit d’un artiste aussi bien fait pour le comprendre, je dirais presque pour l’imiter.

    Les articles que Berlioz écrivit aux Débats sur Lesueur présentent également un vif intérêt, et cet artiste, « que la tournure de son esprit et de ses facultés musicales rendait merveilleusement propre à traiter les sujets tirés des poésies hébraïques et ossianiques », est encore un de ceux qui exercèrent sur Berlioz une influence beaucoup plus grande que celui-ci ne voulait se l’avouer. Les explications qu’il donne sur les procédés harmoniques d’une physionomie étrange et d’un tour imprévu, propres à Lesueur qui savait en faire jaillir une mélodie toute particulière, et aussi sur son instrumentation où « les accents, les nuances sont si multipliés et d’un sentiment si délicat », provenant d’une nouvelle répartition des forces instrumentales, ne marquent pas seulement la reconnaissance et l’affection que Berlioz avait vouées à son professeur; elles trahissent une filiation directe et l’action profonde que l’auteur de Noémi et de Ruth et Booz avait exercée sur le futur auteur de l’Enfance du Christ. Le tribut d’éloges que le disciple apporte au maître à l’heure de la mort est, du reste, des plus touchants, des plus justifiées; son admiration pour ces « pastorales hébraïques, où les mœurs patriarcales revivent et s’expriment avec des accents d’une naïveté, d’une grâce et d’un pittoresque achevés », s’y manifeste encore, et l’on peut voir là combien l’artiste au cœur sensible qu’était Berlioz aimait Lesueur, puisqu’il lui pardonnait de « redouter Beethoven comme l’antechrist de l’art » et d’avoir peu de sympathie pour Weber. Il est vrai qu’ils communiaient tous les deux en Gluck, lequel paraissait à l’auteur des Bardes « plus grand que la musique » et que le culte dont Lesueur entourait Mozart n’était pas non plus pour déplaire à Berlioz.

    Parmi les pages les plus amusantes de ce volume, où la verve caustique de Berlioz se dépense abondamment et l’aide à se venger des pauvretés dont il devait rendre compte, il faut citer ses analyses des Diamants de la Couronne et du Toréador, de la Fille du régiment et de Barkouf, sans oublier celle de Zampa, qu’on lui a si souvent reprochée. En face du Val d’Andorre et du Caïd, il émousse un peu la pointe de sa plume, et son ironie se fait plus douce à l’égard d’Halévy, qui occupait une si haute position dans le monde musical; à l’égard d’Ambroise Thomas, qui était à la veille d’entrer à l’Institut. Mais ce qui frappe au cours de ce volume, c’est de voir avec quelle chaleur Berlioz salue la venue en France de deux compositeurs étrangers qui se plaçaient sous son patronage: Michel Glinka, qu’il avait entrevu dans le temps à la villa Médicis, chez Horace Vernet, et Henry Litolff, qui resta un de ses partisans les plus dévoués jusqu’après le tombeau; c’est d’observer comment, après avoir été dépossédé par lui du livret de la Nonne sanglante, il soutient le Gounod de Sapho et de Faust, non sans formuler quelques observations critiques auxquelles le temps a donné une valeur singulière; enfin, c’est de voir avec quel élan de joie il célèbre l’apparition de ces deux orientalistes en musique: l’auteur du Désert [Félicien David] et l’auteur de la Statue [Ernest Reyer], qui, par un curieux coup du hasard, devaient le remplacer et se succéder dans son fauteuil, à l’Académie des Beaux-Arts.

    Des lettres d’Adolphe Adam, récemment publiées, font voir quel dédain superbe il avait pour Berlioz, et, d’autre part, les analyses du Phare et de Diletta (lisez le Fanal et Giralda), que Berlioz a replacées dans les Soirées de l’orchestre, plus celle du Toréador, qu’on vient d’exhumer, montrent clairement ce que l’auteur de Benvenuto Cellini pensait de l’auteur du Postillon de Longjumeau. Il y avait entre eux une antipathie insurmontable, qui s’augmentait chez Berlioz du vif dépit d’avoir vu son aîné de cinq mois, poussé par le succès populaire, arriver avant lui à l’Institut. Ce premier échec académique fut suivi d’un autre, lorsque Clapisson fut appelé à remplacer Halévy, nommé secrétaire perpétuel, et c’est alors qu’entra en scène un jeune musicien allemand, fixé depuis peu en France et qui s’essayait à écrire en même temps qu’il se distinguait dans le genre naissant de l’opérette. Celui-là, qui s’appelait Jacques Offenbach, lança, aussitôt après le triomphe de Clapisson, un article vengeur dont voici l’essentiel: « On avait besoin d’un symphoniste, ce fut un danseur qui l’obtint. Un ami d’Hector Berlioz était allé solliciter la voix d’un immortel. Il lui énumérait toutes les qualités sérieuses de son ami, comme symphoniste et grand compositeur. Tout cela est bel et bon, dit l’immortel, mais citez-moi quelques-uns de ces fameux ouvrages. L’autre lui répond: Roméo et Juliette, la Damnation de Faust, etc., etc. — Ma foi, je ne connais pas toutes ces œuvres. D’ailleurs, nous avons promis notre voix au célèbre auteur du Postillon de Madame Ablou, qui est connu dans les cinq parties du monde. — Et même dans les cafés-chantants, répondit le berlioziste en se retirant. Aussi M. Clapisson a-t-il été nommé au même titre que M. Adam, c’est-à-dire pour cause de Postillon; ce qui prouve que l’Académie est à cheval sur les principes d’art. » Certes, Berlioz devait mieux aimer la prose que la musique d’Offenbach. Et il le Iui fit cruellement sentir par son impitoyable exécution de Barkouf.

    Arrivons aux pages assez étendues où Berlioz analyse les deux grands opéras de Meyerbeer, les Huguenots et le Prophète, où il les analyse avec force éloges, je le veux bien, mais d’une façon technique et compassée, sans chaleur communicative, à ce qu’il me semble; en enfilant, jugeant et jaugeant tous les morceaux l’un après l’autre. Faut-il voir là, comme M. Hallays le dit dans sa préface, l’opinion vraie de Berlioz au sujet de Meyerbeer et s’efforcer d’oublier qu’il a dit plus tard: « Meyerbeer n’a pas seulement le bonheur d’avoir du talent; il a surtout le talent d’avoir du bonheur » ? A la vérité, je ne le crois pas et je m’en tiens à mon premier avis, par la bonne raison que Berlioz s’exprime sur un tout autre ton quand il est véritablement enthousiasmé. Que s’il fallait enfin démontrer que la boutade que j’ai rapportée traduisait bien le fond de la pensée de Berlioz concernant Meyerbeer, je citerais divers passages de ses lettres nouvellement mises au jour, celles à la princesse de Sayn-Wittgenstein. « Verdi est un galant homme, très fier, très inflexible, écrit Berlioz en décembre 1859, et qui sait on ne peut mieux remettre à leur place les petits chiens et les gros ânes qui s’émancipent trop. Il est aussi éloigné du caractère railleur, bouffonnant, blaguant (assez sottement parfois) de Rossini que de la souplesse couleuvrine de celui de Meyerbeer. » Et le 3 août 1864: « C’est tout au plus si la comédie Meyerbeer et le rôle qu’y joue ce gros abcès de Rossini peuvent me faire rire. » Enfin, le 30 juin 1865: « Oui, j’ai vu la répétition générale de l’Africaine, mais je n’y suis pas retourné. J’ai lu la partition. Ce ne sont pas des ficelles qu’on y trouve, mais bien des câbles, des câbles, tissés de paille et de chiffons. J’ai le bonheur de n’être pas obligé d’en parler. » Mais s’il avait été contraint d’analyser l’Africaine, en aurait-il parlé autrement que du Prophète et des Huguenots?

    M. André Hallays, dans son excellent avant-propos, revient sur cette question si souvent traitée du dualisme qu’on peut observer chez Berlioz, des goûts foncièrement classiques et des ferments romantiques qui se livrèrent bataille en son œuvre, en son esprit jusque vers la fin de sa vie, époque où les préférences classiques de sa première jeunesse finirent par l’emporter définitivement. Je suis trop heureux de me trouver ici pleinement d’accord avec mon ami Hallays pour ne pas rappeler la page que j’écrivis, il y a longtemps déjà, sur ce point capital, et qui se trouve ainsi confirmée au delà de mes souhaits: « …Il se produisit donc, au courant de la carrière de Berlioz, sinon des anomalies inexplicables, du moins des fluctuations d’autant plus notables qu’on les observe moins fréquemment chez les créateurs de cet ordre et qu’on voit plus rarement un artiste supérieur se restreindre ainsi lui-même, et, par un revirement instinctif, se renfermer dans des règles, dans des formes qu’il avait tout d’abord méconnues ou brisées. Observation que confirmerait la comparaison, non plus seulement des mélodies entre elles, mais des grandes compositions de Berlioz, car ce retour progressif à la simplicité dans le plan et dans la forme s’accentua surtout par l’Enfance du Christ, par Béatrice et Bénédict et les Troyens. Il se défendait d’avoir voulu modifier son style et, sur ce point, il était d’une entière bonne foi; il n’avait voulu se corriger en rien; les modifications qui s’étaient produites dans sa manière de concevoir une œuvre musicale et dans sa façon de la réaliser provenaient chez lui d’une démarche inconsciente, non d’une évolution réfléchie de sa pensée, etc. »

    Et comment aujourd’hui M. Hallays, après tant d’autres qui l’ont essayé, arriverait-il à déterminer ce qu’on désirerait appeler la doctrine de Berlioz, à fixer les règles et les préceptes fixes qui pourraient découler de ses écrits et dont il n’aurait jamais dû s’écarter dans ses œuvres, puisque le maître lui-même était très embarrassé de le faire? En 1852, après le grand succès de Benvenuto à Weimar, un des partisans décidés de Berlioz, C. Lobe, lui demanda d’écrire une profession de foi musicale pour la publier dans son journal Fliegende Blætter für Musik; mais, Berlioz éluda cette proposition: « Ma profession de foi, répondit-il, n’est-elle pas dans tout ce que j’ai eu le malheur d’écrire, dans ce que j’ai fait, dans ce que je n’ai pas fait? Ce qu’est aujourd’hui l’art musical, vous le savez et ne pouvez penser que je l’ignore. Ce qu’il sera, ni vous ni moi n’en savons rien, etc. » II s’est trouvé des personnes pour attacher quelque importance à cette lettre et pour y découvrir la profession de foi que Berlioz refusait absolument de rédiger. C’est tout le contraire, à mon sens, et, malgré les belles phrases dont Berlioz colore son refus, il s’en dégage implicitement l’aveu qu’il aurait eu trop de peine à concilier, à résumer toutes les idées qui se heurtaient dans son cerveau, et qu’il préférait rester dans le vague ou s’abstenir.

    Nous voici arrivés au bout de notre tâche. A présent, au moment de prendre congé du grand musicien qui nous aura beaucoup occupés durant ces derniers temps, il n’est peut-être pas inopportun — pour n’oublier personne — de rappeler que les trois années d’intervalle entre la retraite de Berlioz et l’entrée de M. Reyer au Journal des Débats furent remplies par Joseph d’Ortigue, qui avait souvent remplacé Berlioz lorsque celui-ci voyageait ou ne voulait pas prendre la plume et qui mourut subitement en novembre 1866, au lendemain de la première représentation de Mignon. C’est ainsi que le premier feuilleton de l’auteur de la Statue roula, tout entier, sur un opéra-comique. Berlioz avait terminé par Bizet, avec les Pêcheurs de perles; M. Reyer commençait par la Mignon d’Ambroise Thomas.

ADOLPHE JULLIEN.

* Hector Berlioz: Les Musiciens et la Musique, avec une introduction par M. André Hallays (chez Calmann-Lévy).

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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