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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 22 AVRIL 1851 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Première représentation de Sapho, opéra en trois actes, paroles de M. E. Augier, musique de M. Gounod, décors de MM. Séchan et Despléchin.

Représentation au bénéfice de Roger. — M. Vieux-Temps [sic]. — Le concert du vendredi saint à la salle Sainte-Cécile. — Dernière soirée de la Société Philharmonique.

    La mise en scène de cet opéra et l’étude que j’ai faite de mes impressions en l’écoutant attentivement, d’abord à la répétition générale, ensuite à la représentation, m’ont démontré pour la vingtième fois au moins l’utilité de ce précepte que les auteurs et les directeurs ne devraient jamais oublier : N’admettez personne aux répétitions.

    Dans la salle de l’Opéra surtout, il n’y a pas d’ouvrage, si magnifique qu’il soit, capable de résister à cette épreuve. Au milieu de ce demi-désordre, devant ces banquettes et ces loges dégarnies, avec ces chanteurs qui donnent la moitié de leur voix, ces décors mal emmanchés, ces costumes de ville, ces choristes fatigués, cet orchestre ennuyé, rien ne ressort, excepté les défauts de la composition ; tout en elle paraît alors froid, faux, plat et mesquin. Les instrumens ne tonnent pas, ils ne produisent qu’une rumeur confuse ; l’auditeur même le plus bienveillant emporte en sortant de là une opinion tout à fait défavorable au nouvel ouvrage, opinion contre laquelle ses raisonnemens les plus justes ne peuvent rien. Il est blessé, irrité, désappointé ; et en dépit de l’intérêt que lui inspirent auteurs et acteurs, il ne peut s’empêcher de laisser voir ensuite aux gens qui le questionnent à ce sujet la fâcheuse impression qu’il a reçue. Des calomnies quelquefois, des médisances toujours, voilà ce qu’on gagne en admettant un auditoire quelconque aux répétitions de l’Opéra. L’expérience m’a prouvé que dans ce théâtre, sur vingt belles idées parfaitement écrites par le compositeur et bien rendues par ses interprètes, c’est à peine s’il y en a dix que le public aperçoive à la représentation ; à la répétition il n’y en a pas cinq qui surnagent à demi noyées dans ce vaste gouffre. Une partition, quelle que soit la clarté de son dessin, le relief des idées qu’elle renferme, ressemble toujours plus ou moins ces jour-là à un portrait au pastel qu’on aurait laissé pendant huit jours exposé à la pluie. C’est à peine si l’auteur peut reconnaître son œuvre ; et ce n’est pas là la moindre de ses tribulations.

    Les défauts qui m’avaient choqué, à la répétition générale de Sapho, ne m’ont pas paru moindres, il est vrai, à la représentation. Seulement des beautés que je n’avais point remarquées d’abord se sont révélées ensuite clairement et sans effort. Non parce que j’entendais pour la seconde fois, mais parce que j’entendais mieux. Elles m’ont conduit à résumer mes premiers doutes dans cette opinion au moins sincère : que M. Gounod est un jeune musicien doué de précieuses qualités, dont les tendances sont nobles, élevées, et qu’on doit encourager et honorer d’autant plus, que notre époque musicale est plus platement corrompue et corruptrice. Les belles pages, dans son premier opéra, sont assez nombreuses et assez remarquables pour obliger la critique à les saluer comme des manifestations du grand art, et pour l’autoriser aussi à dire sans ménagemens ce qu’il y a de grave dans les erreurs qui déparent une œuvre aussi sérieuse et prise d’un si beau point de vue. C’est ce que nous allons faire.

    Le sujet de Sapho partage avec quelques autres le privilége de passer pour essentiellement musical. Il l’est en effet. Mais beaucoup de gens, les poëtes surtout, appellent musical tous les sujets où il est question de musique, dans lesquels elle est glorifiée, où elle agit et produit des effets merveilleux. A mon avis, ce sont précisément ceux-là que les compositeurs devraient regarder comme les plus dangereux. Le moyen de réaliser jamais ce que l’imagination prévenue de l’auditeur se représente à l’avance pour un chant d’Apollon, pour un chœur des Muses, pour un hymne d’Orphée, de Linus, de Tamyris, d’Amphion ; pour une improvisation de Timothée, d’Alcée ou de Terpandre, pour une ode de Sapho ! Si Gluck est parvenu à produire un chef-d’œuvre en faisant chanter Orphée, ce n’est pas en profitant des prétendus avantages du sujet qu’il avait à traiter, mais au contraire en surmontant, à force d’inspiration réelle, les obstacles non moins réels que ce sujet lui présentait. Son Orphée, on a beau dire, ne chante pas comme on se figure que chantait le demi-dieu de la poésie et de la musique : il chante seulement comme un jeune homme souffrant et aimant, tantôt accablé de regrets, tantôt ivre de joie ; il émeut parce qu’il est ému, il arrache des larmes parce qu’il pleure ; sa voix trouble le cœur, le charme et l’attendrit, seulement parce qu’elle est la voix d’un homme et non pas celle d’un dieu ; la voix d’un amant éperdu et non celle d’un professeur patenté et reconnu de chant sublime. L’Orphée de la fable antique, c’est l’idéal de la poésie, de la mélodie, de l’art du chant et de la sonorité vocale. L’Orphée de Gluck, c’est tout simplement l’idéal de l’amour poétique exprimé musicalement, mais si bien exprimé que, malgré les traditions semi-mythologiques toujours offertes à l’esprit de l’auditeur, on oublie le chantre de Thrace pour ne plus songer qu’à l’amant d’Eurydice ; et l’on se sent entraîné par son chant non parce qu’il [est] surhumain, mais parce qu’il est humain. C’est donc uniquement par son côté passionné, et par les oppositions heureuses qu’il contient que le drame de la descente d’Orphée aux enfers est resté accessible à l’art musical. Malgré plusieurs tentatives infructueuses, dont elle a été le prétexte, je crois que la donnée historique de l’amour et de la mort de Sapho était dans le même cas. M. E. Augier d’ailleurs a su en rendre, selon moi, les diverses péripéties fort attachantes, il eût dû, je crois, en dépit de ce que l’opinion populaire leur trouve de musical, éviter les scènes où la puissance de la musique est mise en scène et proclamée souveraine, et cela surtout dans l’intérêt du compositeur.

    Au débat de l’action, Phaon, amant aimé de Glycère, commence à ressentir pour Sapho une admiration assez semblable à de l’amour. Glycère s’en inquiète. Pythéas, gros voluptueux qui fait le bouffon, a des vues sur Glycère, et se propose d’exploiter habilement les soupçons jaloux qu’elle vient de concevoir. Nous sommes à la veille de l’ouverture des Jeux Olympiques. Alcée et Sapho doivent y concourir pour le prix de chant ou de poésie. Car jusqu’à présent, nous autres modernes, nous n’avons pu comprendre clairement ce que les anciens Grecs appelaient chant ; ni s’ils avaient un art appelé musique indépendant de la parole rhythmée ; ni même si leur musique unie à la poésie n’était pas quelque chose de très peu musical. En tous cas, dans l’espèce de musique instrumentale qu’ils appliquaient à l’accompagnement des vers, il est certain que la lyre au moins ne devait ni gêner ni couvrir l’émission de la voix. Et je voudrais qu’on essayât de faire entendre aujourd’hui un ou plusieurs de ces instrumens dont la statuaire est censée nous avoir légué des modèles, et qui se nommaient Lyra ou Testudo. Nos guitares, en comparaison, paraîtraient des foudres d’harmonie. Mais je soupçonne fort les sculpteurs de nous avoir trompés, surtout depuis que j’ai vu au musée de Pompéi un tableau antique représentant l’éducation d’Achille par le centaure Chiron. Dans ce tableau, le fils de Pélée, prenant sa leçon de musique, joue avec les deux mains d’une lyre à onze cordes attachée par une courroie contre sa poitrine. Sa main gauche attaque les cordes avec un petit crochet d’airain (plectrum) pendant que l’autre main semble effleurer ces mêmes cordes ; comme font les harpistes pour produire les sons harmoniques. A la bonne heure ! il y a une possibilité de musique là-dedans ; mais avec vos petits tétracordes de vingt pouces de hauteur, que faire, sinon quatre notes plus ou moins sèches et d’une impuissance ridicule ?

……………………………………………………………………………………

    Le concours de chant est ouvert ; on invoque Jupiter ; un héraut, placé au pied de l’autel d’Apollon et entouré de la foule attentive, appelle trois fois et vers trois différens côtés : « Alcée ! Alcée ! Alcée ! » Alcée s’avance ; son regard étincelle : c’est qu’il ne s’agit pas pour lui d’obtenir le vain laurier du poëte : il aspire à la gloire du libérateur. Pittacus tyrannise en ce moment Lesbos : il faut frapper Pittacus ; et Alcée, en se présentant au concours, n’a d’autre but que de mettre à l’épreuve les sentimens du peuple. S’il voit son auditoire frémir et s’indigner à ses accens, alors il sait ce qui lui reste à faire ; sinon Alcée pleurera, poëte inutile, sur l’impuissance de son génie et la patrie humiliée. Mais le peuple ne reste point froid à l’appel d’Alcée, et s’écrie :

Honte à la tyrannie !
Malheur à qui s’endort
Dans cette ignominie !
    Plutôt la mort !

    Pittacus périra. Phaon est du complot ; Pythéas lui-même s’y est laissé entraîner. Maintenant le héraut appelle trois fois : Sapho ! Elle monte à l’autel, et chante les amours d’Héro et de Léandre. Cette fois, l’émotion populaire se répand en cris d’enthousiasme ; la voix publique décerne le prix du chant à Sapho. Le généreux Alcée est le premier à proclamer la victoire de sa rivale. Phaon, dont le cœur indécis hésitait encore entre Glycère et Sapho, n’y tient plus alors, et se précipitant aux pieds de l’inspirée, s’écrie :

Chacun t’admire, et moi je t’aime !

    Au second acte, nous sommes dans la maison de Phaon. Il est décidément l’amant de Sapho et chef de la conspiration contre Pittacus. Sous prétexte d’une fête, il a réuni chez lui les conjurés. On boit, on chante l’hymne à Bacchus, puis on tire au sort l’honneur de frapper le tyran. Le sort favorise Phaon, c’est lui qui tuera Pittacus. Les conjurés s’engagent par écrit à soutenir Phaon dans son audacieuse entreprise et signent leur serment. Pythéas, en sa qualité d’homme riche, fera copier par des esclaves sûrs

Ce Manifeste, afin que demain on l’affiche
    Dans tous les coins, sur tous les murs.

    Tous alors se dispersent. Survient Glycère, furieuse de l’abandon de Phaon. Rien ne lui coûtera pour s’en venger. Pythéas, resté seul plus qu’à demi ivre, profite de l’occasion pour courtiser la belle outragée. Dans son ardeur amoureuse il laisse échapper le secret du complot, et s’oublie jusqu’à montrer à Glycère la liste des conjurés. « Donnez-la-moi ! dit-elle. — Je vous la vends. — Je vous l’achète. — Reste à s’entendre sur le prix. »

GLYCÈRE.

Va m’attendre, mon maître,
Va clore ta fenêtre,
Allumer ton trépied !
J’irai, vêtue en rose,
Te joindre, à la nuit close,
Sur la pointe du pied.

    Glycère, ainsi armée, ordonne à une de ses esclaves d’aller enfermer le fatal manuscrit dans un lieu secret de sa maison. Si, après quelques heures, Glycère n’est pas rentrée chez elle, c’est qu’elle sera morte, et l’esclave alors devra porter l’écrit à Pittacus. Le piége est bien tendu. La malheureuse Sapho vient s’y prendre la première. Glycère, en la voyant entrer chez Phaon, n’hésite point à lui dire de quel terrible secret elle est maîtresse, et son intention de perdre Phaon. « Qu’ordonnez-vous ? s’écrie Sapho. — Que Phaon parte ! — Il partira, je le jure par le Styx. — Ce n’est pas tout, jure encore de ne pas le suivre. — Jamais. — Aimes-tu mieux que je le livre ? »

Ah ! c’est trop !… Va-t’en, fuis, misérable !
Fais connaître une femme assez inexorable,
    Assez vouée à Némésis
    Pour immoler sans épouvante
    Celui qu’elle se vante
    D’avoir aimé jadis.

GLYCÈRE.

Adieu ! je vais chez Pittacus.

SAPHO.

Arrêtez ! je promets…

    Phaon survient et rend la scène plus violente. Glycère, non contente du sacrifice qu’elle vient d’imposer à Sapho, après avoir démontré à Phaon la nécessité de la fuite, en lui persuadant que le complot est découvert, exige encore que Sapho, feignant de ne plus aimer Phaon, se refuse à le suivre ; bien plus, elle s’offre elle-même à accompagner le fugitif. Phaon, indigné de l’apparente inconstance de Sapho, accepte Glycère pour compagne et s’éloigne avec elle. Nous le retrouvons seul, à l’acte suivant, sur le bord de la mer, où lui ont donné rendez-vous ses complices pour quitter avec lui le rivage hellénique. Il s’en va, l’âme ulcérée de l’abandon de Sapho :

… Reçois-moi sur tes flots, mer profonde !
Elle me laisse fuir sans regrets, sans adieux !
Emporte où tu voudras ma course vagabonde,
Car je n’attends plus rien des hommes ni des dieux !

    Glycère et les conjurés arrivent. Sapho paraît derrière un rocher. Elle vient assister à sa propre agonie. Elle entend Phaon la maudire une dernière fois, et tombe évanouie en le voyant partir. Pour faire encore ressortir la tristesse de cette poignante scène, l’auteur a eu la belle et simple idée d’y jeter un épisode de Théocrite, une pastorale calme et souriante, dont le charme même oppresse le cœur. Un jeune pâtre paraît sur le haut du rocher ; sa silhouette gracieuse se dessine sur l’azur de la mer et du ciel ; il rêve nonchalamment, ses pipeaux à la main, et chante :

Broutez le thym, broutez, mes chèvres,
Le serpolet avec le thym…
La blonde Aglaé, de ses lèvres,
Toucha les miennes ce matin ;
Et j’attends que Vénus se lève
Pour la rejoindre sur la grève.
Brille enfin, étoile d’amour,
Et dans les cieux éteins le jour.

    Puis Sapho, revenue à elle, adresse à Phaon et à la vie son dernier adieu, gravit le rocher qui domine le gouffre amer et se précipite.

    A part les réserves que j’ai faites en commençant pour les scènes où la musique se chante elle-même, et la rédaction de plusieurs parties importantes de la pièce, écrites évidemment par un poëte qui ne s’est pas rendu compte des nécessités de l’art musical, j’avoue ne point partager l’opinion des gens qui blâment le choix de ce sujet et ne lui trouvent pas d’intérêt dramatique. Il faut croire que j’ai le malheur de n’être ni de mon temps ni de mon pays, car cet amour douloureux de Sapho, cet autre amour implacable de Glycère, l’erreur de Phaon, l’enthousiasme inutile d’Alcée, ces rêves de liberté aboutissant à l’exil, et ces fêtes olympiques et cette glorification de l’art par un peuple entier, et cette admirable scène finale où Sapho mourante revient un instant à la vie pour entendre, d’un côté, le dernier et lointain adieu adressé par Phaon aux rives lesbiennes, de l’autre, le chant joyeux du pâtre attendant sa jeune maîtresse ; et cette morne solitude, cette mer profonde, digne tombeau d’un si immense amour, mugissant sourdement avant de recevoir sa proie ; puis ces beaux paysages de la Grèce, cette architecture élégante, ces admirables costumes, ces nobles cérémonies dont la gravité a encore de la grâce, tout cela me ravit, me passionne, me gonfle le cœur, m’attendrit, m’élève la pensée, me jette en un trouble profond, délicieux, je ne le nierai point ; tandis que beaucoup d’autres opéras, qui passent pour fort dramatiques, m’ennuient, me fatiguent par leurs mille détails, me choquent par leurs prétentions même de toujours m’intéresser, et me sont antipathiques par le prosaïsme obséquieux de leur industrie ; je ne le nierai pas davantage.

    Et ce sont ceux-là néanmoins qu’il faut au public. Pour l’immense majorité des habitués de l’Opéra, ce n’est ni pour pièce ni pour la musique qu’ils viennent à ce théâtre, mais pour les accessoires seulement ; et quant au reste, qui croit aimer dans un opéra l’opéra lui-même, ce n’est pas le beau qui lui convient, ce n’est pas le mauvais non plus, c’est le médiocre, c’est ce qui lui ressemble.

    Combien de fois, au temps où je m’obstinais encore à faire entendre dans les concerts des fragmens des sublimes poëmes antiques de Gluck, ne me suis-je pas dit, en sentant mes artères battre, ma tête brûler, mes yeux se gonfler : « En ce moment le public lutte contre un mortel ennui ! » Et quand, tout frémissant, j’avais peine à contenir mes cris de souffrance admirative, combien de fois ne me suis-je pas répété, avec la triste certitude d’être dans le vrai : « En ce moment, si le public osait, il couvrirait de ses sifflets notre orchestre et nos chanteurs, car nous lui infligeons une véritable torture, nous le fatiguons, nous l’obsédons ! » O profane vulgaire ! ô blasés qui n’avez jamais rien senti ! Imaginations aux ailes de pingouin, c’est pourtant devant vous qu’il faut aujourd’hui s’agenouiller dans les théâtres !

    Eh bien donc, oui, la Sapho de M. Augier me touche et m’émeut vivement ; oui, je trouve que c’est un magnifique texte pour la musique, et j’ajoute que ce texte, M. Gounod l’a très bien traité dans plusieurs parties. Voilà pourquoi j’ai été si attristé, je veux dire si irrité, de voir le musicien manquer la composition de plusieurs autres parties non moins importantes de cette œuvre. J’ai trouvé la plupart de ses chœurs d’un accent grandiose et simple ; le troisième acte tout entier me paraît très beau, extrêmement beau, à la hauteur poétique du drame ; mais le quatuor du premier acte, le duo et le trio du second, où les passions des principaux personnages éclatent avec tant de force, m’ont positivement révolté ; je trouve cela hideux, insupportable, horrible. J’espère que l’auteur ne me prendra pas en haine pour la brutalité avec laquelle je m’exprime là-dessus. Si son œuvre ne décelait pas en lui de si hautes tendances, si elle ne contenait pas tant de choses tout à fait belles, si elle était au contraire de la famille de ces pâles productions où l’on n’entend que les échos inutiles de mille autres voix plus ou moins éloquentes, ou de celle des produits d’un sot industrialisme musical, je n’eusse pas ainsi perdu mon sang-froid. Non, mon cher Gounod, l’expression fidèle des sentimens et des passions n’est pas exclusive de la forme musicale ; la coupe des paroles dans le dialogue de vos personnages n’est pas favorable sans doute au développement du chant, la mélodie ne sait où se poser là-dessus, la phrase y est à chaque instant brisée ; mais votre poëte, à coup sûr, ne se fût point refusé à donner à sa pensée une autre forme que vous deviez vous-même lui indiquer. Avant tout il faut qu’un musicien fasse de la musique. Et ces interjections continuelles de l’orchestre et des voix dans les scènes dont je parle, ces cris de femmes sur des notes aiguës, arrivant au cœur comme des coups de couteau, ce désordre pénible, ce hachis de modulations et d’accords, ne sont ni du chant, ni du récitatif, ni de l’harmonie rhythmée, ni de l’instrumentation, ni de l’expression. Il arrive dans certain cas au compositeur d’être obligé par son sujet à des espèces de préludes, dans lesquels se montrent à demi les idées qu’il se propose de développer immédiatement après ; mais il faut qu’enfin il les développe ces idées, il faut que l’espoir de voir le morceau de musique commencer et finir ne soit pas continuellement déçu. Non, vous avez écrit ces scènes, je le crois, sous la préoccupation d’une doctrine erronée et sous l’influence d’une disposition fâcheuse de votre poëme. Si cette doctrine est celle que je soupçonne, elle a été introduite dans votre esprit par un mot trop célèbre attribué à Gluck. A en croire la tradition, ce grand maître n’aurait jamais commencé une partition sans dire : « Mon Dieu, faites-moi la grâce d’oublier que je suis musicien ! » vœu impie qui, fort heureusement, ne fut jamais exaucé. Si, comme il est certain, la disposition des vers que vous aviez à mettre en musique vous a d’ailleurs gêné, il fallait songer à un autre mot de Mozart qu’on ne médite pas assez : « Depuis bien longtemps, a-t-il dit, les compositeurs torturent leurs idées pour les placer servilement sous les paroles ; quand donc en viendra-t-on à faire des paroles sous leur musique ? Ce serait plus naturel ! » Il y a en effet beaucoup de cas où la situation étant déterminée, les sentimens à exprimer parfaitement indiqués, la musique devrait être écrite la première ; à la condition pour le compositeur de n’admettre ensuite que des paroles en rapport intime et direct avec sa musique, et d’en surveiller attentivement la prosodie. — Maintenant, sans plus parler de ces morceaux dont il faut faire abstraction dans la nouvelle Sapho, je vais recueillir mes souvenirs sur le reste de la partition ; je les crois fidèles.

    M. Gounod n’a pas écrit d’ouverture, il s’est borné à une introduction d’une belle physionomie antique, où se retrouve malheureusement une trop forte réminiscence de la marche religieuse de l’Alceste de Gluck. Le chœur processionnel qui ouvre la scène : O Jupiter ! est d’une harmonie mâle et pleine de noblesse. Le suivant est surtout remarquable par son rhythme, énergique sans violence. Le récitatif de Pythéas est naturel, sans rien offrir de bien saillant. Il y a de la grâce dans la mélodie de la romance de Phaon : Puis-je oublier, ô ma Glycère ! L’orchestre m’en semble trop effacé, trop stagnant. Le chœur de femmes : Salut, ô rivale d’Alcée ! a beaucoup de distinction. Au moment où le peuple sort du temple pour assister au concours de poésie, un solo de timbales ou de tambour sans timbre, accentué à découvert d’une façon étrange, étonne d’abord l’oreille qui s’y accoutume bien vite, et le trouve même convenable à cette joie populaire dont il précède les éclats. On se figure volontiers aussi que les sacrifices antiques aient pu, dans quelques parties de la Grèce, être annoncés au peuple par ce bruit cadencé d’un instrument semblable à nos timbales.

    Le chœur des prêtres : « O puissant Jupiter ! » qu’on a raccourci de moitié après la répétition générale, est un beau tissu harmonique pompeusement accompagné par des accords de harpes et des coups sourds de cymbales et de grosse caisse. Ces pulsations mystérieuses, reparaissant à intervalles réguliers sous la masse instrumentale, en augmentent l’accent solennel sans rien produire qui ressemble au bruit vulgaire pour lequel ces instrumens sont aujourd’hui presque exclusivement employés.

    J’avoue que l’improvisation d’Alcée n’est pas digne de son objet. La première partie de son thème rappelle la seconde phrase de la Marseillaise, et les paroles : « O Liberté, déesse austère ! » contribuent à ramener plus vite encore ce souvenir. Mais la Marseillaise d’Alcée n’a rien autre de commun avec le terrible chant de Rouget de Lisle ; l’orchestration en est d’ailleurs flasque, sans nerf, sans élan. La trompette qui s’y fait entendre sonne mollement, tristement. Elle semble annoncer la défaite plutôt que la victoire. En général, il est fort difficile, sans tomber dans la fanfare vulgaire, de donner aux instrumens de cuivre des phrases qui en fassent ressortir le caractère menaçant ou triomphal. Il n’y a pas un compositeur sur cent qui y soit parvenu. Et rien n’est aussi grotesque qu’une trompette dépoétisée ; cela provoque le rire comme pourrait le faire une statue de Pélopidas ou de Thémistocle portant, au lieu du casque au fier cimier, une casquette de loutre.

    Le chœur du peuple, Guerre à la tyrannie, est bien écrit, d’une coupe excellente ; il pourrait avoir plus d’emportement.

    L’improvisation de Sapho est récitée plutôt que chantée sous un frémissement continu de violons divisés en plusieurs parties à l’aigu, pendant qu’un dessin obstiné de basses murmure dans les profondeurs de l’orchestre. Le compositeur a voulu reproduire ainsi, sans doute, les puissans soupirs de la mer endormie pendant la nuit sereine que décrit Sapho :

Tremblant à la voûte des cieux,
Phébé, sur la plaine marine,
Répand la caresse argentine
De ses rayons silencieux.

    L’effet résultant de cet ensemble instrumental, uni à la récitation lente de Sapho sur les notes graves et moyennes de sa voix, est d’une poétique mélancolie. L’allegro suivant retombe dans la prose ; on y retrouve les cris dont j’ai parlé plus haut, et ces affreuses roulades dont le bruit ressemble à celui que l’on fait en déchirant du calicot. Mais voici le final. Il est grand et beau, les plus magnifiques accords s’y succèdent avec un retentissement d’une solennité admirable, et s’accumulent et montent jusqu’à une explosion dernière qui a électrisé l’auditoire tout entier. Les forces des voix et de l’orchestre y sont ménagées avec autant d’art que de bonheur. On a fait répéter ce morceau, salué deux fois par un orage d’applaudissemens.

    L’hymne à Bacchus et la chanson à boire de Pythéas, au second acte, n’ont pas été beaucoup remarqués et ne me semblent pas devoir l’être à l’avenir davantage. La chanson surtout gagnerait à être plus franchement gaie ; le repos sur la dominante, amené par l’accord de sixte augmentée sous le vers :

Un soldat à jeun est transi,

en brise l’élan et l’assombrit en pure perte. Le serment des conjurés, plein de décision et de hardiesse, produit encore un excellent et vigoureux effet. Le duo entre Pythéas et Glycère offre de piquans détails ; on y trouve un charmant roucoulement de flûte vers la fin. Ce duo devrait être, ce me semble, compris par les exécutans d’une tout autre façon. Quelle qu’ait pu être la licence des mœurs antiques, il est probable qu’on mettait plus de mystère dans les transactions de la nature de celle dont il s’agit ici. Et quand une femme se vendait à un homme pour une liste de conjurés, elle n’allait pas crier les clauses de son ignoble marché aux quatre coins de l’atrium. Ici je passe sur le duo des deux femmes et sur le trio qui lui succède, comme j’ai passé sur le quatuor du premier acte, et par la même raison. Je signalerai seulement au compositeur, qui devrait et pourrait aisément la changer, l’exclamation de Sapho :

Ah ! c’est trop insulter au tourment que j’endure !

    Il y a dans le syllabisme rapide et dans le rhythme ternaire de la musique de ce vers quelque chose de très malheureux. Cela annonce une intention de vérité d’expression qui voudrait arriver à l’imitation du langage parlé ; mais le but est ici dépassé ; d’où je conclus, parce que je le sens, que c’est faux d’expression. Sans doute, Sapho est éperdue de douleur ; mais lors même que dans la nature une femme exhalerait ainsi la sienne (ce que je crois pas), ce ne serait point une raison pour l’art de l’imiter : il y a des réalités que l’art rejette. Ce rhythme sautillant sur ses trois pieds dans un mouvement aussi vif, au milieu d’une pareille scène, n’est qu’une choquante et risible excentricité.

    Au troisième acte, je n’ai plus qu’à louer. Tout y est musical, grand, harmonieux, bien dessiné, bien net, d’une expression juste autant que profonde ; le coloris de l’orchestre y est tantôt sombre comme une nuit d’hiver, tantôt radieux et doux comme une belle matinée de printemps. J’adore ce troisième acte, je le reverrai aussi souvent que je pourrai, tant qu’il sera bien exécuté. C’est une large et poétique conception. Le premier air de Phaon :

J’arrive le premier au triste rendez-vous,

est admirable ; le récitatif, l’andante et l’allegro en sont également beaux. Il est déchirant, ce dernier cri d’un désespoir indigné :

Non, je n’attend plus rien des hommes ni des dieux !

    Le solo de Sapho répondant aux malédictions de Phaon par une triste et douce bénédiction, brise le cœur. La voix est secondée par un effet de cor et de cor anglais comme on en rencontre chez les très grands maîtres seulement. Rien n’est plus délicieux, plus souriant, plus frais, plus virgilien que la chanson du pâtre et son accompagnement monotone : c’est le calme, c’est la paix, c’est le bonheur mis en présence du malheur infini de cette mourante dont le cœur déchiré saigne goutte à goutte. Et la dernière apostrophe de Sapho, accompagnée des râlemens sourds de la mer sur la grève déserte :

Adieu, flambeau du monde,
Tu descends dans les flots,

termine magistralement une scène dont la grandeur triste m’a causé une des plus vives émotions que j’aie ressenties depuis longtemps. Si les deux premiers actes étaient égaux en valeur au dernier, M. Gounod eût débuté par un chef-d’œuvre. Telle qu’elle est néanmoins, sa partition me paraît de beaucoup supérieure aux partitions écrites sur le même sujet par ses devanciers. Quelle fortune s’il eût trouvé le duo de la Sapho de Reicha ! Ce brûlant morceau semblait tout dépaysé au milieu de la froide et pâle composition du célèbre contre-pointiste ; il figurerait à merveille dans celle du jeune compositeur. La Sapho nouvelle a obtenu devant le public exceptionnel qui l’écoutait un succès juste, c’est-à-dire brillant pour les belles choses dont le nombre, je l’ai déjà dit, est assez grand pour que l’auteur doive s’estimer très heureux.

    La mise en scène, due à un artiste aussi modeste qu’intelligent, M. Leroy, est parfaite ; les cérémonies des jeux olympiques, les scènes de l’orgie, du départ des conjurés, et de l’évanouissement de Sapho, sont réglées avec un art exquis. Les décorations du temple de Jupiter, de la maison de Phaon et de la mer m’ont paru fort belles, la dernière surtout.

    Parlons maintenant de l’exécution.

    L’orchestre a été irréprochable ; il n’a pas, dans les accompagnemens, couvert les voix, ainsi qu’il lui arrive trop souvent de le faire dans d’autres opéras ; par la simple raison que les accompagnemens dans Sapho sont des accompagnemens et non des hurlemens. Le public est toujours disposé à s’en prendre à l’orchestre et non à l’auteur de la musique, quand un fracas instrumental quelconque se fait entendre en même temps que les chanteurs qu’il aime et qu’il voudrait écouter. Comme si les musiciens, si habiles et si attentifs qu’on les suppose, pouvaient se dispenser d’exécuter leur partie telle qu’elle est écrite, d’accompagner tous fortissimo une seule voix, quand le compositeur a écrasé cette voix unique sous un orchestre plein et complet, auquel il a ordonné de jouer tout entier fortissimo. Ainsi, il est convenu qu’à l’Opéra on accompagne trop fort ; et cela est vrai, mais parce que les compositeurs ordinaires et extraordinaires de ce théâtre donnent trop souvent à l’orchestre un rôle incompatible avec celui d’accompagnateur.

    Les chœurs ont, eux aussi, mieux chanté que de coutume ; grâce à la précaution qu’a eue M. Gounod de n’employer les voix que dans la meilleure partie de leur étendue, et de ne les point faire lutter de violence avec les instrumens de cuivre, les tambours et la grosse caisse. Quant aux rôles, je regrette qu’il n’ait pas, pour ceux de Sapho et de Glycère du moins, usé de la même réserve prudente. Ces deux personnages ont à chaque instant à lancer des notes aiguës que Mlle Poinsot attaque sans effort, il est vrai, mais qui ne sont pas toujours justes ni fixes. Il faut en convenir, et il en résulte un désastreux effet. Les rôles d’hommes sont au contraire bien écrits. Mme Viardot est une Sapho très émouvante par son action, par ses poses et par toutes les parties de son chant où elle peut employer les cordes graves de sa voix. Elle est admirable surtout dans la dernière scène. Brémont, dans Pythéas, est aussi comique qu’il soit permis de l’être à l’Opéra dans un rôle antique à intentions bouffes. Marié n’a qu’une scène peu avantageuse. Gueymard a surpris tout le monde par son chaleureux aplomb, par la belle voix vibrante et facile, l’énergie et la sensibilité qu’il a montrées dans le rôle de Phaon. Il fait évidemment des progrès, et le beau succès qu’il a obtenu dans l’air du troisième acte en est la preuve.

    Quelques jours avant la première représentation de Sapho, nous avons assisté à la soirée donnée dans le même théâtre au bénéfice de Roger. Le bénéficiaire a été couvert d’applaudissemens, surtout dans le dernier acte de Robert-le-Diable, qu’il abordait pour la première fois et qui lui convient sous tous les rapports. Mme Ugalde jouait Alice. Cette grande musique et ce grand théâtre la fatigueraient bien vite, je le crains ; il n’y a pas de nécessité qu’elle s’y sacrifie, fort heureusement. Elle est si charmante, si vive, si scintillante de gracieux caprices, si coquettement emperlée dans les rôles qu’on écrit pour elle à l’Opéra-Comique ! ce serait un crime de la dépayser.

    Ce soir-là la pluie de fleurs a commencé à tomber sur Mlle Alboni, qu’on a revue et réentendue avec ravissement. Puis Vieux-Temps [sic], qui ne s’était pas fait entendre à Paris depuis plusieurs années, a exécuté un fort beau morceau de violon de sa composition, avec cette méthode à la fois sage et hardie, cette sûreté d’intonations, ce puissant archet et cette beauté de sons qui font de lui un virtuose tout à fait exceptionnel et trônant au ciel de l’art à une hauteur où bien peu de ses devanciers ont jamais pu atteindre.

    Le concert qu’il a donné quelques jours après dans la salle Bonne-Nouvelle lui a valu un véritable triomphe ; on l’y a proclamé aussi remarquable compositeur que virtuose incomparable. Et cette justice lui a été rendue non seulement par le public, mais par tous les habiles violonistes de Paris accourus pour l’admirer et qui l’entouraient à la fin du concert de leurs félicitations. Il y a des talens qui désarment l’envie.

    Au dernier concert de la Société de Sainte-Cécile, une prière de Mlle Louise Bertin, d’un style neuf et d’une forme originale, parfaitement chantée par le savant professeur Delsarte, a été accueillie avec une faveur que le public parisien accorde rarement à la musique vraiment religieuse. Outre les qualités éminentes de l’expression, il y a dans cette prière un mérite essentiellement musical que l’auditoire a de prime abord apprécié. Mlle Louise Bertin devrait bien ne pas mettre une si constante réserve dans la production en public de ses œuvres, où brille, à côté des beautés harmoniques les plus mâles, un style mélodique si élégant et si pur. Les sociétés musicales sont nombreuses à Paris maintenant, et elles se disputeraient l’honneur d’exécuter de pareilles compositions.

    Mardi 29 avril, la grande Société Philharmonique donnera sa dernière soirée. Le programme sera rempli par deux ouvrages nouveaux qui excitent vivement la curiosité des amateurs d’après le bien qu’en disent les artistes. Ce sont : une grande ouverture de M. Auguste Morel, l’auteur de ce beau quatuor dont j’ai quelquefois ici entretenu les lecteurs, et une vaste composition en plusieurs parties, intitulée le Moine, dont le poëme, écrit d’après le roman de Lewis, est de M. Hippolyte Lucas, et la musique de M. Henri Cohen. Deux jours après aura lieu la fête musicale des crèches, au Jardin-d’Hiver.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mars 2011.

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