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Première exécution de l’Enfance du Christ

Un compte-rendu

par

Léon Gatayes

Le Ménestrel 17 décembre 1854

Présentation 
Introduction (English)
Le Ménestrel 17 décembre 1854

Présentation

    Cette page reproduit un compte-rendu paru le 17 décembre 1854 dans l’hebdomadaire Le Ménestrel de la première exécution de l’Enfance de Christ de Berlioz, donnée une semaine plus tôt (le 10 décembre) à la Salle Herz à Paris. Le compte-rendu est de la plume de Léon Gatayes (1805-1877; portrait); harpiste d’abord et compositeur de musique pour son instrument, Gatayes s’oriente ensuite vers le journalisme et collabore à plusieurs journaux, dont Le Ménestrel. Ses rapports avec Hector Berlioz remontent au moins à 1840: au chapitre 51 des Mémoires Berlioz le cite comme un ami qui le prévient d’une tentative de sabotage du grand concert donné à l’Opéra le 1er novembre de cette année. Plus tard, dans une lettre du 1er avril 1851 Berlioz répond cordialement à une demande de Gatayes d’inclure de la musique du compositeur Dufresne dans un programme de la Société Philharmonique (CG no. 1396). L’essentiel de leur correspondance connue concerne la première exécution de l’Enfance du Christ en décembre 1854. Une lettre de Berlioz à Gatayes datée du 22 novembre envoie à ce dernier un exemplaire du livret de l’ouvrage et promet d’envoyer plus tard ‘ce qu’il vous faudra pour le concert’ (CG no. 1814bis [tome VIII]): Gatayes est visiblement en train de préparer un article sur le nouvel ouvrage. Le 13 décembre Gatayes, qui vient de rédiger un compte-rendu de l’Enfance du Christ qui paraîtra dans Le Mousquetaire du 15 décembre, annonce à Berlioz un autre compte-rendu destiné au Ménestrel, qui paraît le 17 décembre et reprend en fait plus ou moins les termes de celui du Mousquetaire. Dans sa lettre comme dans ses deux comptes-rendus Gatayes exprime une admiration sans réserves pour l’oratorio de Berlioz, ‘page immense, qui fera époque dans l’histoire de l’art’. Une semaine plus tard Gatayes écrit de nouveau à Berlioz espérant obtenir de lui des billets pour la deuxième exécution de l’œuvre le 24 décembre pour permettre à sa femme et ses filles désireuses d’entendre l’Enfance du Christ d’y assister (CG no. 1856, 20 décembre). Après cette date on sait peu des rapports entre les deux hommes, mais Berlioz continue à penser du bien de Gatayes, comme le suggèrent d’abord une mention en passant dans un feuilleton de 1856 à ‘une belle sonate pour la harpe, de M. Léon Gataye’ [sic] exécutée à Paris (Journal des Débats 3 mai 1856) et ensuite une autre allusion dans une lettre trois ans plus tard (CG no. 2340, 1er janvier 1859).

Introduction

    This page reproduces a review which appeared on 17 December 1854 in the weekly Le Ménestrel of the first performance of Berlioz’s l’Enfance du Christ, given a week earlier in Salle Herz in Paris. The review is by Léon Gatayes (1805-1877; portrait); Gatayes started as a harp player and composed music for his instrument, but then turned to journalism and contributed to a number of papers, including Le Ménestrel. His relations with Berlioz went back to at least 1840: in chapter 51 of the Mémoires Berlioz mentions him as a friend who warned him of a possible attempt to sabotage the grand concert given on 1 November 1840 at the Opéra. Later, in a letter dated 1 April 1851 Berlioz wrote in cordial terms to Gatayes about a request from the latter to have music by the composer Dufresne included in a programme of the Société Philharmonique (CG no. 1396). Most of the known correspondence between the two men concerns the first performance of l’Enfance du Christ in December 1854. In a letter to Gatayes dated 22 November Berlioz sends him the libretto of the work and promises to send him later ‘what you will need for the concert’ (CG no. 1814bis [vol. VIII]): Gatayes was evidently preparing an article on the new work. On 13 December Gatayes, who had just written a review of l’Enfance du Christ for the journal Le Mousquetaire (which appeared on 15 December), announced to Berlioz that he would be publishing another one in Le Ménestrel; this review came out on 17 December and reproduced substantially the wording of the earlier article. In his letter and in his two reviews Gatayes expressed unbounded admiration for Berlioz’s work, ‘an immense and epoch-making work in the history of art’. A week later Gatayes wrote again to Berlioz in the hope of obtaining tickets for the second performance of the work on 24 December, which his wife and daughters were anxious to hear (CG no. 1856, 20 December). Little is known after this date of the relations between the two men, though Berlioz continued to think well of Gatayes, as suggested by a passing mention in a feuilleton of 1856 to ‘a fine sonata for harp by M. Léon Gatayes’ which was performed in Paris (Journal des Débats 3 May 1856), and by an allusion in a letter three years later (CG no. 2340, 1 January 1859).

Le Ménestrel 17 décembre 1854, p. 1-3

CAUSERIE.

De la Symphonie et du style. — M. Berlioz. — L’Enfance du Christ, trilogie sacrée, exécutée pour la première fois à Paris le 10 décembre 1854 à la salle Herz. — Sainte-Marie, Mme Meillet. — Saint-Joseph, M. Meillet. — Hérode, M. Depassio. — Le Père de Famille, M. Battaille. — Le Récitant, M. Jourdan. — Polydorus, M. Noir.— Le Centurion, M. Chapron.

    Le style, dit-on, c’est l’homme ; cela est peut-être moins vrai en littérature qu’en musique. Qu’est-ce que le style, en effet ? Au figuré, les pensées et leur expression ; au positif, c’était une sorte de poinçon aplati à l’une de ses extrémités ; le côté pointu du style servait à écrire sur des tablettes de cire ; l’extrémité opposée à effacer ce que l’on voulait exprimer d’une manière différente.

    C’est ce qui a fait dire à Horace : Saepe stylum vertas (retourne souvent le style).

    D’autre part, un célèbre diplomate dit de nos jours : Défiez-vous du premier mouvement, pour ajouter ensuite : Il est presque toujours bon.

    Si on rapproche ces deux pensées, exprimées à dix-neuf cents ans d’intervalle, on serait en droit de croire que le style n’est peut-être pas toujours l’homme, s’il doit en écrivant, non-seulement retenir ses impressions premières, mais encore en modifier l’expression. Aussi, combien de fois, sous la plume des poëtes, la douce et plaintive douleur de l’âme ne s’est-elle pas transformée en sarcasme amer ; la foi, l’espérance, en doute impie ; l’amour en haine ?

    Mais il n’en est pas de même en musique ; ce langage divin, qui commence là où la parole n’est plus que l’impuissant interprète des émotions du cœur. Le poëte, au moment de s’exprimer avec des mots, peut refouler jusqu’au fond de son âme le sentiment qui ne trouve pas une forme pour se manifester ; tandis que le poëte qui exprime ce sentiment avec une mélodie, la laisse s’exhaler tout empreinte de son idéal et de son amour. Voilà pourquoi on peut dire plutôt en musique qu’en littérature : le style, c’est l’homme.

    Mais le style propre à chaque individualité se compose d’une foule de styles qui varient avec les sujets, tout en conservant le cachet caractéristique de cette individualité. — C’est la réflexion que je faisais dimanche dernier en sortant de la salle Herz, après l’exécution de l’œuvre nouvelle, de l’œuvre immense de M. Berlioz, l’Enfance du Christ. — Et je répéterai ici à ce sujet ce que, vendredi dernier, je disais dans le Mousquetaire, à propos du célèbre symphoniste.

    La symphonie, cette forme, essentiellement lyrique, — forme nouvelle et grandiose de la musique moderne, — date seulement d’un siècle ; car c’est en 1754, — il y a cent ans juste, — qu’un musicien français, Gossec, tenta ses premiers essais dans ce genre.

    Par une de ces coïncidences qui, à certaines époques, caractérisent l’homogénéité des tendances de l’esprit humain pour l’éclosion du progrès, c’est aussi dans le même temps que, du fond de l’Allemagne, Haydn ouvrait à l’art cette voie nouvelle. Voie impérieusement réclamée par la marche envahissante de l’instrumentation, — voie libre et spacieuse où, s’engageant débarrassé des entraves qu’imposent les exigences de la scène, l’art musical fit surgir ces poëmes lyriques, que devaient suivre un peu plus tard, et pour atteindre un but idéal, les immortelles symphonies de Beethoven.

    La symphonie est un cadre admirablement élastique, qui se prête à toutes les formes des tableaux que l’on veut y introduire ; rien n’y arrête l’élan du génie, et qu’il s’y révèle par les aspirations de l’âme, les murmures mystiques de la rêverie, ou par l’orage des passions et l’épanouissement extérieur des harmonies de la nature, aucune loi n’arrête son essor. C’est le vaste champ où se plaisent à errer les imaginations ardentes, mélancoliques ou passionnées, — c’est celui que parcourt M. Berlioz.

    Son but semblait connu ; la France et l’Allemagne,— qui, pas à pas, ont suivi le novateur, pensaient le lui avoir vu atteindre ; on croyait que, par la symphonie, aidée de la déclamation lyrique, M. Berlioz voulait exprimer ensemble ou tour à tour les passions violentes et les sentiment de l’âme, — les extases du cœur et le trouble de la vie ; qu’il savait imiter les tempêtes de l’Océan, peindre le calme d’un poétique paysage, et porter en même temps dans l’âme l’émotion qu’y font naître ces grandes scènes de la nature.

    Mais, suivant la route qu’il s’était tracée avec cette force de conviction qui n’appartient qu’aux artistes prédestinés, le grand symphoniste a été encore plus loin. À ses œuvres, qui depuis longtemps ont mis en émoi le monde musical, l’auteur de la Damnation de Faust vient d’ajouter l’Enfance du Christ, page immense, qui fera époque dans l’histoire de l’art ; et dimanche dernier une foule d’artistes, de littérateurs et de gens du monde, encombraient la salle Herz, où la partition nouvelle a été exécutée pour la première fois.

    L’Enfance du Christ est une trilogie sacrée, dont M. Berlioz a fait les paroles en même temps que l’admirable musique, et, de même que dans le chœur antique, il y a introduit un récitant, qui unit entre elles les scènes et les parties.

    La première commence au songe d’Hérode, lorsqu’après avoir déjà fait mourir tant de personnages éminents, après avoir fait mettre à mort Mariamne, cette femme qu’il avait tant aimée, les deux fils qu’il en avait eus, et un autre fils de sa première femme, ce prince soupçonneux, craintif et cruel, ordonne l’extermination de tous les enfants de Bethléem ; car un vient de naître auquel, selon la prédiction des devins juifs, le royaume de Judée doit appartenir un jour.

    La seconde partie, c’est la fuite en Egypte, et la troisième, l’arrivée à Sais. Puis le récitant raconte le retour du Sauveur dans sa patrie pour l’accomplissement du divin sacrifice, qui doit racheter le genre humain ; et la trilogie finit sur le mot amen ! par un chœur plein de splendeur poétique et religieuse.

    Passons au concert — à l’exécution.

    Après un délicieux trio de Mendelssohn admirablement dit par Mme Mattman, MM. Morin et Chevillard, le drame religieux a commencé.

    Sur les accords soutenus des instruments à vent auxquels succède un saisissant trémolo, le récitant annonce que Jésus vient de naître. Une troupe armée s’avance, et l’orchestre fait entendre une marche nocturne, tableau coloré, plein d’animation, où le rhythme, l’harmonie des timbres, les dessins de l’instrumentation produisent un effet impossible à décrire ; on voit les guerriers, on les entend marcher dans l’ombre. — C’est Polydorus qui va paraître ; il vient en effet, et s’entretient avec un centurion.

    A ce dialogue succède le songe d’Hérode ; c’est toute une effrayante tempête, tempête physique, tempête de l’âme, que la saisissante ritournelle de ce songe. Une mélodie douloureuse et terrible erre au milieu de la sinistre sonorité de l’orchestre, qui se fait ensuite l’écho, et répète les terreurs du tyran. Et lorsqu’il pleure, brisé par le découragement et la souffrance, l’orchestre gémit, lugubre comme le vent de la tourmente dans une nature désolée.

    On retrouve des effets analogues, mais plus terrifiants encore dans la scène avec chœurs entre Hérode et les devins. Elle s’annonce par les appels fantastiques et prolongés des cors, et à cette sonorité sauvage qui se propage au loin dans les airs, les contre-basses répondent par un bruit souterrain, fantôme sonore qui saisit l’âme, l’importune, et l’oppresse. C’est tout une scène de sabbat qui commence : le sifflement des petites flûtes qui glapissent sur les timbres sombres, l’étrangeté de l’orchestre, l’allure haletante des rhythmes donnent le frisson, tandis que les prédictions du chœur impie portent à son comble la terreur d’Hérode.

    Mais lorsqu’à cette scène terrible succède le calme de celle qui se passe dans l’étable de Bethléem, l’âme s’ouvre avec bonheur aux doux accents de la Vierge Marie. C’est une tendre, une délicieuse mélodie à six-huit sur contre-sujet des violoncelles, dont le timbre pénétrant répand un calme serein sur la sainte scène. Bientôt après, l’orgue aux sons religieux mêle ses accords à l’appel mystique : des anges qui avertissent saint Joseph et sainte Marie du danger qui les menace. Ils préparent leur fuite, tandis que, sur les mystérieuses harmonies de l’orgue, un ravissant dessin de flûtes et de hautbois accompagne les voix des anges, qui s’éloignent peu à peu en chantant Hosannah !

    Un beau chœur, remarquable par sa forme large, claire et naïve, par la franchise de son rhythme et la beauté de ses accompagnements, marque d’un cachet tout particulier l’adieu des bergers qui commence la seconde partie, et le récit qui la termine (récit qui a été bissé) renferme des trésors de mélodie et d’harmonie suivis d’un chœur sublime sur le mot Alleluia !

    A la troisième partie, lorsque la sainte Famille arrive dans la ville de Saïs, sainte Marie a peur :

Dans celle ville immense,
Où le peuple en foule s’élance,
Quelle rumeur !...
J’ai peur.

    Ici, on retrouve les grandes qualités de coloriste qui caractérise la première manière de M. Berlioz, — car il est entré dans sa seconde. On voit, on entend la foule qui se précipite : mais si ce bruit matériel s’empare de l’oreille, l’âme est tout entière à la détresse de sainte Marie, de saint Joseph, auquel l’âpre sonorité des chœurs égyptiens refuse l’hospitalité. Seul un père de famille ismaélite accorde un asile aux voyageurs mourants, et, lorsqu’il leur demande leurs noms, et que saint Joseph dit :

     Elle a pour nom Marie ;
Je m’appelle Joseph, et nous nommons l’enfant
Jésus.

il y a là une phrase musicale dont la tendre douceur, la poétique harmonie composent tout un petit poëme pur et religieux.

    Un style d’église plein de splendeur imprime une forme religieuse à ce dialogue, qui finit par un charmant trio pour deux flûtes et harpe, exécuté par la famille ismaélite. Et le chœur mystique, — un doux cantique sans accompagnement, — clôt par une mystérieuse harmonie de voix humaines cette œuvre admirable, dont une seule audition n’a pu graver dans ma mémoire toutes les formes antiques et nouvelles.

    Une entre autres a souvent surpris et impressionné l’auditoire d’artistes qui assistait à cette solennité, l’emploi d’étranges tonalités dont l’effet est plein d’ampleur. Dans plusieurs mélodies mineures, M. Berlioz dénature avec une intention profonde les conditions de la note sensible ; un ton entier, au lieu d’un demi-ton, la sépare de la tonique ; elle donne alors à ces mélodies tout le caractère religieux du plain-chant, et semble participer autant de l’antique mélopée que de l’harmonie moderne.

    Au reste, l’œuvre entière est remplie de tendances religieuses, d’aspirations divines, et l’Enfance du Christ marquera dans l’histoire de l’art par une contremarche dans le mouvement musical de notre époque.

    Disons, en terminant, que, sous la puissante direction de Berlioz, l’exécution a été excellente, et je regrette que les limites, déjà trop dépassées, que je m’étais imposées ici, ne me permettent pas de payer aux artistes nommés en tête de cet article, le tribut d’éloges qui leur revient.

LÉON GATAYES.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er décembre 2016.

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