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Quelques réflexions sur la genèse de L’Enfance du Christ

Par

Dominique Catteau

© 2025 Dominique Catteau

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À Matthias Brzoska,
en remerciement pour sa compétence et son amitié,
et à travers lui, à tous les spécialistes allemands qui ont
énormément fait pour la connaissance de Berlioz

(Notes en bas de page)

    Pourquoi Berlioz a-t-il écrit L’Enfance du Christ ? Appliquée à toutes ses autres œuvres, cette question paraîtrait aussitôt insolite. Leur rapport avec la personnalité de leur auteur est en effet tellement étroit que l’évidence, c’est qu’il ne pouvait pas ne pas les écrire. Mais L’Enfance du Christ ? Tout ce qu’on sait de Berlioz pousse inversement à croire qu’il ne pouvait pas s’intéresser à un tel sujet, ni jamais composer une œuvre pareille.

    Comment la comprendre ? Pourquoi, à peu près au milieu de sa vie créatrice, Berlioz a-t-il éprouvé le besoin d’écrire cette “petite sainteté” expressément raccrochée au fondateur du christianisme ? Car, le connaissant, on ne peut manquer de se dire que si vraiment il avait pris le Christ pour objet, il s’en serait servi pour composer une vaste fresque sonore sur sa passion et sa mort. Là, il aurait pu exprimer ses propres angoisses existentielles tout autant que son sens du tragique, et les traiter dans le cadre grandiose de sa coutumière “esthétique de l’écrasant”1. Certes il lui aurait fallu alors à la fois rivaliser avec les Passions de ses illustres prédécesseurs, et dramatiser une croyance eschatologique dont on ne trouve aucune trace dans son parcours personnel. Car la figure du Christ, telle que l’Église l’a transmise, ne l’a, semble-t-il, jamais particulièrement fasciné. À la réflexion donc, la question redouble même son acuité : pourquoi Berlioz s’intéresse-t-il soudainement au Christ dans les années 1850 ? et pourquoi s’en préoccupe-t-il sous l’angle presque enfantin de ce petit Jésus qui devait bien l’intéresser le moins ?

    On connaît les réponses habituelles. L’une de Berlioz lui-même, l’autre de certains de ses commentateurs, soit contemporains de lui, soit postérieurs. Le décalage entre les deux est d’ailleurs saisissant puisque la première consiste en une simple plaisanterie et la seconde en une interprétation, non au sens musical mais presque au sens freudien du mot même si c’est dans une perspective inversée.

Une petite farce

    Typiquement berliozienne, en parfaite conformité avec le personnage, la version officielle suggérée et répandue par Berlioz lui-même auprès de ses meilleurs amis, se voit depuis universellement reprise par les commentateurs qui y trouvent une réponse suffisante à notre question initiale et omettent de remarquer qu’elle n’évite pas d’en poser quelques autres. Une soirée chez un ami en compagnie de Louis Duc, on joue aux cartes, Berlioz s’ennuie, et finit par s’occuper en improvisant une petite composition pour ce dernier. Et la suite, impayable, sortie tout droit du caractère farceur, encore un peu carabin, de notre compositeur : l’innocente supercherie de Pierre Ducré2. Pourtant à relire pour la énième fois ces épisodes savoureux, quelques points devraient bien paraître problématiques :

    Berlioz parle d’abord d’un andantino à quatre parties pour orgue, auquel il trouve un “certain caractère de mysticité agreste et naïve”. Il lui applique ensuite des paroles du même genre. Le morceau devient alors le chœur des bergers.

    Deux remarques :

    1- que, par jeu, et un peu par esprit provocateur, la première improvisation qui lui vienne à l’esprit soit une composition pour orgue, voilà qui est déjà un peu inattendu de la part de Berlioz, surtout au beau milieu d’une soirée mondaine. Admettons pourtant.

    2- qu’il lui trouve ce caractère de mysticité agreste et naïve, pourquoi pas ? Les aléas de l’inspiration... Mais qu’il y colle aussitôt un chœur de bergers adressant leur adieu à l’enfant Jésus sur le départ pour l’Égypte, voilà qui paraît de plus en plus surprenant. Après tout, la mysticité agreste et naïve aurait pu lui suggérer une foule d’autres associations d’idées. Admettons encore. Mais la question devient inévitable : pourquoi cette association-là ? Le petit Jésus qui part en Égypte ! Dans la tête d’un Berlioz qui s’ennuie dans une soirée... ? De sa part on se serait plutôt attendu à une façon d’hymne champêtre à la nature ou à quelque pièce bucolique.

    3- qu’enfin il présente lui-même l’Adieu des bergers en ces termes, peut-on vraiment l’accepter sans étonnement ? Ledit Adieu des bergers, évoque-t-il vraiment une mysticité agreste et naïve ? Un doux apaisement, une calme sérénité, certainement, presque avec des allures de berceuse. En revanche les mots de Berlioz conviendraient bien mieux pour qualifier la fin de la première partie (L’étable de Bethléem, et le chœur des anges) dont l’effective mysticité agreste et naïve peut même quelquefois encore aujourd’hui troubler certains auditeurs. Simples impressions personnelles ?

    Quoi qu’il en soit, ce multiple questionnement bute sur un problème majeur. Même en admettant le récit que Berlioz en aura fait plus tard, l’interrogation centrale reste sans réponse. Au moment précis où il exprime la façon essentiellement artiste dont Berlioz crée une œuvre en accordant la priorité logique et chronologique à la musique, et donc en ne réservant à la parole qu’une place seconde et secondaire, notre interrogation revient : pourquoi cette mélodie improvisée lui fait-elle penser à cet épisode de l’enfance de Jésus ? Épisode d’ailleurs largement reconstruit (par Berlioz ?) à partir du croisement des textes évangéliques : Matthieu (II/12-15) qui raconte l’avertissement divin et la fuite préventive en Égypte, et Luc (II/15-18) qui rapporte la venue des bergers jusqu’à la crèche. On notera en passant qu’aucun des quatre Évangélistes ne mentionne d’adieu adressé par les bergers à ceux qui s’enfuient de Bethléem. Ce qui redouble le présent mystère : Berlioz, pour faire plaisir à Duc, aurait donc pensé à un épisode qu’il venait lui-même d’inventer !

    Bref, si on n’a aucune peine à comprendre que par la suite tout va s’enchaîner petit à petit à compter de ce point de départ qu’il n’aura plus qu’à développer et étoffer, il n’empêche que le point de départ n’en demeure pas moins un mystère. Assurément Berlioz n’a pas tout dit, du moins dans ces trois lettres rien que privées. Et en public il n’a rien dit du tout, comme à son habitude.

L’interprétation surajoutée : Berlioz et la religion

    Du vivant même du compositeur, et plus encore après, certains prirent volontiers l’habitude d’imaginer une explication plus sérieuse, certainement plus profonde et plus consistante. Encore aujourd’hui il n’est pas rare de lire dans des livres ou des articles que, plus ou moins sans le savoir, Berlioz aurait traversé autour des années de composition de L’Enfance du Christ sinon davantage, une période de résurgence de “la foi catholique, apostolique et romaine” de son enfance. On sait que Caroline Sayn-Wittgenstein fera un jour pression sur Estelle Fornier pour qu’elle aide son vieil amoureux à avouer au grand jour cette croyance inoubliée que, selon elle, il cachait si obstinément. Les commentateurs contemporains qui tiennent encore cette version de l’évolution personnelle de Berlioz, aiment à s’appuyer sur les premières pages des Mémoires dans lesquelles ce dernier raconte son trouble “mystique” au moment de sa première communion. Mais prenant sans doute leurs propres désirs pour des réalités, ils oublient l’évidence de la conclusion que Berlioz lui-même en tira : “Ce fut ma première impression musicale”3, et non pas du tout ma première impression religieuse. C’est le pouvoir expressif de la musique qui le marque, et aucunement le sens de la croyance. L’ironie constante du récit le confirme amplement. Dans la même veine, plus près de L’Enfance du Christ, on croit se fonder sur le chœur de la fête de Pâques dans La Damnation de Faust. Et on reproduit la même erreur :

Ô mon âme tremblante, sur l’aile de ces chants, vas-tu voler aux cieux ?
La foi chancelante revient, me ramenant la paix des jours pieux,
mon heureuse enfance, la douceur de prier, la pure jouissance d’errer
et de rêver par les vertes prairies, aux clartés infinies d’un soleil de printemps, etc.

et on refuse d’entendre que la foi en question s’attache bien plus à la nature qu’à son Créateur, et que l’émotion qui lui est liée est encore et toujours musicale, et bien peu catholique.

    Je parlais d’interprétation de type freudien, mais inversé. Les tenants de cette thèse supposent comme Freud un sens latent derrière le sens manifeste, ce qui est toujours périlleux, puisque l’auteur lui-même ne peut lui donner son aval ni le lui refuser, son avis étant par principe court-circuité par la supposition de ce deuxième sens dont il n’a même pas conscience. Mais contrairement à Freud, ils substituent une signification religieuse à ce qui manifestement n’en avait aucune. Par définition, ces façons de faire donnent des résultats invérifiables, et donc incritiquables. Ce qui, selon Karl Popper, doit toujours obliger à les refuser.

    Si l’on voulait vraiment chercher à poser cette question d’une façon vérifiable et critiquable, il faudrait traquer dans tous les documents disponibles les traces éventuelles de ce retour à la foi chrétienne dans les années 1845-1855, et contradictoirement les indices opposés d’agnosticisme irréductible. Double constat facile à faire : les premières traces restent désespérément absentes, tandis que les secondes surabondent.

    Aucune trace de la nostalgie de la foi, pas la moindre du retour de la croyance, pas même le moindre questionnement sérieux sur le sens de la vie, ni le soupçon d’un doute sur tel ou tel article de foi. En revanche les piques contre le contenu de la religion reviennent avec une régularité qui n’est même pas obsessionnelle – ce qui pourrait encore à la rigueur trahir une préoccupation refoulée – mais plutôt désinvolte, presque coquette, en tout cas spontanée et naturelle. Entre cent exemples :

    “Ah mon dieu [sic ! en minuscules], mon dieu ! Quel sacré monde vous nous avez foutu là ! Vous fûtes bien mal inspiré de vous reposer le septième jour, et vous auriez diablement mieux fait de travailler encore, car il restait tant à faire”4

    Un peu plus d’un an avant l’inspiration du Chœur des bergers !... Un an après, en décembre 1851, Berlioz termine sa lettre à Adèle en soulignant expressément : “Je ne crois plus à rien...”5

    Plus loin, en 1852, à propos de la farce Ducré, qui lui a valu la réprimande de la belle dame tombée dans le piège, l’“impertinent” “monsieur Berlioz” conclut, contrit : “Je ne pécherai plus”.

    Un peu plus tard encore, à Ferdinand Hiller :

   “Je ne compte plus du tout sur la Providence pour que nous nous rencontrions ; je compte sur moi, c’est plus sûr”.6

    Etc., etc, tant qu’on voudra.

    Certes toute sa vie, Berlioz aura souffert de cette absence de Dieu, surtout sans doute au début de 1850 quand sa sœur bien-aimée meurt de sa “terrible maladie”. Mais jamais il ne cédera à la facilité de désirer combler ce vide métaphysique par l’abandon à l’illusion religieuse. Son pessimisme désespéré resterait toujours tragique, lucide, mais vaillant et... moqueur.

    Il est curieux de se souvenir que Heinrich Heine, le grand ami du compositeur et peut-être le plus proche de lui intellectuellement, fut victime du même genre de conversion réputée vers la fin de sa vie. À son corps défendant, ou plutôt à son âme. Or, chez l’un comme chez l’autre, on ne trouve nulle part le début d’une preuve d’une quelconque conversion ni même d’une simple volonté de conversion. Mais chez les deux, du début jusqu’à la fin de leurs carrières, une ironie constante à l’encontre des croyances et des rites religieux. Ce point commun irritera Richard Wagner un peu plus tard, contre l’un et contre l’autre, ce qui suffirait à sceller de façon remarquable leur profonde affinité. Pendant toute sa vie, et au fond même depuis son enfance, Berlioz n’a “rien fait”7 pour entretenir la foi qu’il n’eut jamais, ni d’ailleurs contre elle. Son Dieu, on le sait, siège en dehors des religions, ce qui fait que ses préoccupations ne l’ont jamais porté à attaquer celui qu’on adore dans les églises. Son athéisme n’est ni militant, ni menaçant, ni violent. Ce n’est aucunement un anti-théisme, ni déclaré ni larvé. Mais seulement, et finalement c’est sans doute plus fort encore, une distance naturelle, une réserve spontanée, presque native, faite de scepticisme, d’indifférence et surtout d’ironie, vis à vis des croyances de sa mère et de ses sœurs. Son “esprit libre”, selon sa propre expression8, et au beau sens nietzschéen, qu’il tenait de son père, lui assurait de dominer ces choses, sans en souffrir lui-même. Il tolérait la foi chez les autres, il ne dédaignait nullement les cérémonies religieuses, surtout quand elles étaient musicales, mais il n’en avait que faire, sinon en sourire.

    Voilà au moins une première certitude : L’Enfance du Christ n’est pas née d’une résurgence de la foi chez Hector Berlioz.

La musique d’église

    On pourrait même en faire un fil directeur : l’église pour Berlioz constitue exclusivement une expérience musicale. Selon ses propres aveux, Wagner allait à l’église une fois tous les trente ans, pour se marier. Berlioz, lui, y va toujours pour y faire ou y entendre de la musique.

    “Toujours”, chez lui, est à prendre à la lettre. Ses grandes œuvres, contrairement aux versions qu’il s’est souvent plu à en donner lui-même, ne sont jamais nées d’une fulgurante improvisation, mais sont toutes sorties de maturations extrêmement longues souvent commencées dès l’enfance. On le sait des Troyens et de sa passion pour Virgile, on pourrait en dire autant de Béatrice et Bénédict et de son amour pour Shakespeare, ou de La Damnation et de sa propension en faveur de Goethe. Il en est de même des œuvres religieuses, comment n’en pas dire autant de L’Enfance du Christ ? Matthias Brzoska l’a déjà amplement montré : “La musique religieuse bien conçue devient le modèle de toute musique”9. Dans cette optique d’universalité, on ne peut plus s’étonner de la constance de la préoccupation berliozienne : ses tout premiers articles traitaient déjà de ce sujet, sur lequel il reviendra tout au long de sa carrière de journaliste.

    Sa position repose sur un principe invariant : celui de l’expression. Comme toute musique, la musique religieuse a pour but “d’émouvoir et d’élever l’âme, par l’expression des sentiments qui respirent dans les paroles auxquelles elle est adaptée”. D’où une double application, issue de l’idée que Berlioz s’est toujours faite du sentiment religieux : d’un côté, l’expression “grave, sérieuse, grandiose, terrible”. De l’autre, “le sentiment humble et touchant de la prière”10. On voit très bien comment les grandes œuvres se distribueront selon cette ligne de partage : Requiem et Te Deum d’un côté, L’Enfance du Christ de l’autre. Tout le sentiment religieux est exprimable dans et par “la musique moderne”. Cris et chuchotements, crainte et tremblement, écrasant et murmurant.

    Ce principe général trouvera son application particulière dans les réactions de Berlioz à la musique d’église telle qu’elle se pratiquait de son temps, ainsi qu’aux prises de position affichées de certains de ses amis.

    La première dimension du problème est bien connue. Dans les églises d’Italie, et de France aussi, Berlioz entend une effroyable corruption du goût musical en matière religieuse. D’un côté la vulgarité de la réutilisation dans la liturgie de mélodies issues du répertoire des “cavatines à roulades” ou des airs empruntés au vaudeville ou subtilisés à l’opéra11. De l’autre un usage abusif et grotesque du style fugué hérité du plain-chant. L’exaspération de Berlioz devant ces “beuglements d’ivrogne” sur l’Amen final, révèle une préoccupation jamais remise en question. Mieux, elle a rejailli en rappels réflexifs réguliers tout au long des publications successives de certains ouvrages de ses contemporains sur ces sujets. Surtout, ce qui est facile à concevoir, lorsqu’ils étaient signés de gens que Berlioz estimait pour leur compétence et leur amitié. Au premier rang desquels Joseph d’Ortigue12.

    La réponse à d’Ortigue en 1862 n’était pas la première. En janvier 1854, Berlioz consacre un de ses articles au Dictionnaire historique et théorique de plain-chant et de musique d’église au moyen-âge et dans les temps modernes qui vient de paraître, dans lequel il avoue “ne pas partager l’opinion de l’auteur qui refuse à la tonalité moderne la possibilité d’exprimer dans toute sa sublimité le sentiment religieux”13. À cette date L’Enfance du Christ est presque achevée, le Dictionnaire de d’Ortigue ne peut donc pas contribuer à l’expliquer. Mais en 1849, donc avant la prétendue petite farce initiale de Ducré, Berlioz revient à plusieurs reprises sur ses positions vis à vis du plain-chant14 à propos d’un Requiem de Zimmerman que celui-ci, dit-il, sut rendre intéressant en recourant au style a capella15. Une deuxième fois à propos d’une pièce de Lesueur, il contredit “les sophismes d’une certaine secte musicale qui ose contester à la musique, et même à la tonalité modernes, l’expression religieuse” alors que Lesueur parvient à exprimer “la tristesse biblique” grâce à sa “savante simplicité” et à son “sens du clair-obscur silencieux”16. Tout à la fin de l’année 1849, Berlioz revient encore une fois sur la question de la “musique catholique” en prévenant bien son lecteur : “Je m’abstiendrai complètement d’aborder à ce sujet la question à l’ordre du jour en ce moment dans une petite secte musicale... ”17. Et de résumer, fort clairement, la thèse centrale de Joseph d’Ortigue, mais sans le nommer : “Il ne faut, selon lui, dans la musique religieuse ni harmonie, ni mélodie, ni instrumentation, ni expression, ni tonalité moderne, ni tonalité antique”. Rien que le plain-chant.

    Incontestablement, juste avant de commencer L’Enfance du Christ, les positions de d’Ortigue travaillent Berlioz. Or ces positions, d’Ortigue les avait déjà publiées quelques années auparavant dans sa Philosophie de la musique de 1845, incluse ensuite dans son Introduction à l’étude comparée des tonalités et principalement du chant grégorien et de la musique moderne. Toute sa démonstration vise à établir la supériorité du plain-chant dans l’expression du sentiment religieux : “tous les sentiments d’adoration, de contemplation, d’extase ; (...) toutes les idées de durée, de permanence, d’infini”, etc.18 Un peu plus loin : “cela suffit à l’expression de supplication, de plainte, de grave mélancolie et d’onction”19. Ou encore, à propos du rythme du plain-chant que d’Ortigue s’acharne à distinguer de la mesure : “ces graves périodes s’élevant et retombant avec magnificence ; ces vastes ondulations qui se déroulent dans leur plénitude, se prolongent et montent vers les voûtes du temple ; ces alternations incessantes de chants et de repos ; ce flux et reflux majestueux de souffles, d’accents, d’aspirations...” etc.20 Pour d’Ortigue la conclusion, d’ailleurs visiblement supposée dès le commencement de ses analyses, ne souffre d’aucune incertitude : le plain-chant a toujours été, et reste, le moyen artistique suprême pour exprimer l’adoration que les hommes adressent à leur Divinité ; une évocation de l’Infini à travers la simplicité la plus dépouillée et donc la plus pure. Le beau est en Dieu. Tout artiste est croyant, même s’il ose dire le contraire.

    Berlioz ne semble pas avoir réagi officiellement à la publication de cet ouvrage en 1845. Mais assurément en 1849, il rumine encore ses réponses. Comme si L’Enfance du Christ allait bientôt être conçue par lui pour apporter la preuve de l’erreur de son ami d’Ortigue, en lui montrant – ce qui est mieux qu’une démonstration abstraite – que la musique moderne, avec tous ses moyens propres, mesures, tonalités, mélodies, harmonie, instrumentation, est capable autant sinon plus que le vieux plain-chant, de donner vie à une œuvre religieuse, habitée d’humilité et de simplicité. En avril 1859 il confiera rétroactivement à Humbert Ferrand que, dans le chœur mystique de la fin, si magnifiquement dépouillé, “la péroraison vocale (...) résume l’œuvre entière”. Et il ajoute : “il me semble qu’il y a là un sentiment de l’infini... de l’amour divin...”21

    D’autant qu’une autre motivation musicale, typiquement berliozienne, vient enfin s’ajouter au débat avec d’Ortigue : celle qui tient à l’invention et à la mise au point d’une nouvelle famille d’instruments de musique destinée premièrement à remplacer les orgues, trop volumineuses et beaucoup trop onéreuses, dans l’enceinte de la moindre église, et secondement, pour Berlioz en tout cas, à permettre de répandre l’apprentissage de la musique jusqu’au fond des campagnes les plus reculées. Préoccupation hautement révélatrice des exigences fondamentales du compositeur et de ses conceptions de la musique : la musique n’est jamais indépendante des conditions de son exécution, le son étant une chose intégralement matérielle qui dépend autant de la matière de l’instrument émetteur que de celle de la salle dans laquelle il résonne. Berlioz l’instrumentateur s’est toujours intéressé de près à la facture des instruments. Sa participation aux expositions universelles, son amitié avec Sax et beaucoup d’autres, l’attestent amplement. De ce fait, cet instrument que nous autres plus tardifs et mieux lotis, trouvons souvent prosaïque, l’harmonium, a retenu, sans que nous ayons à nous en étonner, toute son attention. En 1846 il présente l’Antiphonel-harmonium de Debain comme un véritable “premier élément de civilisation musicale dans les provinces barbares”22. L’année suivante, il souligne les perfectionnements appréciables apportés par les Alexandre à l’orgue-mélodium pour lui permettre d’accéder au rang des instruments réellement expressifs et de prendre enfin sa place parmi les instruments de musique à part entière23. De la théorie à la pratique il n’y a qu’un pas chez Berlioz : pouvait-il donc manquer l’occasion d’inclure ce nouvel instrument dans l’une de ses compositions suivantes ? L’Enfance du Christ devait bien répondre à cette question24.

La théologie de Berlioz

    L’intervention d’Humbert Ferrand dans ce débat tombe à point nommé. D’abord parce qu’il oblige à éclairer enfin, autant que faire se peut, le sens que Berlioz, cet invétéré mécréant, pouvait bien prêter à son sentiment de l’infini et de l’amour divin.

    Chez Berlioz, pas d’obsession parsifalesque de la faute et de la rédemption capable d’expliquer à rebours la totalité de son œuvre, comme chez Wagner. Cette absence confirme d’ailleurs la difficulté de la question : en quoi consistait la foi de cet incroyant ? Question inévitable en vertu même de sa production musicale : pourquoi cet agnostique revient-il régulièrement à des compositions religieuses ? qu’avait-il donc à chanter dans les cadres mêmes de l’Église ? Et précisément dans L’Enfance du Christ ? Quel est donc le contenu du sentiment religieux qu’il a voulu y exprimer ?

    Il faut insister soigneusement sur la position du présent problème. La seule théologie de Berlioz qui nous intéresse ici est celle qui est contenue dans L’Enfance du Christ. Car encore une fois, et plus que jamais, il faut redire que cet ouvrage occupe une place à part dans l’œuvre totale du musicien. Le Requiem et le Te Deum répondaient à des commandes officielles, effectives ou espérées, et surtout l’un et l’autre représentaient en quelque sorte des exercices imposés. Je veux dire que par leur nature même, ces ouvrages imposaient leurs formes et leurs textes, hérités d’une tradition entière, et donc échappaient en bonne partie au bon vouloir du compositeur. Dans ces œuvres-là, pas de théologie propre à Berlioz, puisque par définition, il n’y s’agit pas de la sienne, mais de celle de l’Église. En revanche, en ce qui concerne L’Enfance du Christ, il en va tout autrement : personne ne lui en a passé commande, et donc ne lui en a imposé une idée préétablie, et aucun texte ne lui a servi de modèle. C’est ce qui fait légitimement notre étonnement encore aujourd’hui. Personne ne lui demandait rien, Berlioz seul a décidé d’écrire cet ouvrage, et lui tout seul, pour la première et dernière fois, est l’auteur de son livret. Pas de liturgie préexistante, ni de Virgile, de Shakespeare ou de Goethe. Ce livret est de lui et rien que de lui. Donc, s’il l’a fait, et s’il l’a fait comme il l’a fait, c’est parce qu’il l’a intégralement voulu ainsi. En un sens, L’Enfance du Christ est l’œuvre la plus personnelle de Berlioz.

    Dont acte. Il convient donc de la relire avec attention. Il y a mis ce qui lui tenait le plus à cœur. Ceux qui veulent à tout prix déceler dans L’Enfance du Christ le retour du refoulé, le réveil d’une foi chrétienne oubliée, sont assurés de ne pas être déçus s’ils acceptent enfin de prendre en compte le poème le plus intimement berliozien.

    1- première évidence : la foi de Berlioz se rapporte mal, ou pas du tout, aux dogmes historiques du christianisme traditionnel. Aucune mention n’est faite nulle part du péché, originel ou pas, ni de l’incarnation, ni de la résurrection. Ce qui en soi est déjà considérable. Seul le dogme de la rédemption semble évoqué une fois dans la dernière intervention du récitant :

il voulut accomplir le divin sacrifice
qui racheta le genre humain de l’éternel supplice,
et du salut lui fraya le chemin

    Formulation peu orthodoxe : sans doute le sacrifice désigne-t-il la mort du Christ sur la croix (sans l’expliciter), mais pourquoi est-il qualifié de “divin” ? s’agit-il du sacrifice de Jésus en tant que Dieu ? ce qui n’aurait guère de sens, puisque un Dieu ne saurait mourir. S’agit-il alors de celui que Dieu fait de son fils ? Ce qui n’en aurait guère davantage, à moins que le fils ne soit qu’un simple mortel. D’autre part, le rachat du genre humain et son salut consistent visiblement à échapper à l’éternel supplice. Ce dernier dans la canonique chrétienne, renvoie à l’enfer. Or, dans la même canonique, le sacrifice de la croix ne libère pas de l’enfer, mais du péché, et de ses conséquences, notamment de la mort infligée comme châtiment originel. À côté de ça, l’éternel supplice, pour Berlioz, semble plutôt désigner la vie elle-même avec son inévitable cortège de souffrances et de malheurs. Quant au salut, la seule chose certaine ici, c’est que rien n’indique qu’il se rapporte au dépassement de la mort dans et par l’immortalité promise...

    De toute façon, et pour aggraver le cas de Berlioz, Jésus n’est jamais présenté ici comme divin, et le “céleste séjour” ne fait aucune allusion explicite à la vie éternelle post mortem.

    Enfin “les divins voyageurs” de la fuite à Saïs ne représentent qu’une correction du texte original pour éviter le jeu de mots, qu’il contenait initialement, et que l’usage a rendu trop gênant : “les sacrés voyageurs”.

    Quoi qu’il en soit, aucune allusion à la Trinité, ni à la paternité du Dieu unique. On notera d’ailleurs que Dieu est toujours appelé ici “le seigneur”, en contradiction avec les textes évangéliques qui réserve cette appellation au Christ.

    Bref, la théologie de Berlioz n’est pas très catholique.

    2- concernant Jésus, paradoxalement on n’aura presque rien. Sinon l’annonce par le récitant qu’avant même d’être révélé par des prodiges – antériorité révélatrice de la foi que Berlioz leur accordait – “les puissants tremblaient, les faibles espéraient”. Toute l’humanité l’attendait, mais “le Sauveur” – dont le titre ne sera mentionné qu’une seule fois par le récitant en conclusion – n’apporte chez Berlioz qu’un salut exclusivement terrestre. Aucune référence eschatologique, pas de promesse d’immortalité, ni de menace de Jugement dernier, mais seulement, et c’est autrement important peut-être, l’espérance de la délivrance rien que mondaine25. Celle de l’injustice socio-politique universelle qui divise les hommes et désarticule les sociétés, celle qui tyrannise par la frénésie des richesses qui creuse les inégalités entre les puissants et les faibles. Les vœux des bergers à ceux qui s’enfuient en Égypte portent bien sur la pauvreté évangélique : “Que la pauvreté du pâtre reste toujours chère à son cœur !”

    Pour Berlioz, et de façon étonnamment anticipative sur l’exégèse contemporaine, Jésus est un homme humble qui promet la limitation des excès de puissance et la protection des petits. Le Jésus de Berlioz est humain de part en part, et n’annonce aucun mirage consolateur.

    3- la vision des hommes et de leur vie en ce bas monde qui n’en espère pas d’autre, reste tout à fait dans la ligne de ce qu’on vient de rappeler de Jésus. Malheur et injustice d’abord, malheur des faibles, tout autant que des puissants finalement : “Ô misère des rois... (...) Ô nuit qui tiens le monde...” En un sens, Hérode résume à lui seul le douloureux destin des hommes. À tel point même que, malgré le crime épouvantable qu’il va bientôt ordonner, Berlioz semble tout près de le plaindre. Presque d’éprouver de la sympathie pour lui, et de nous la faire partager. L’humanité de ce personnage inhumain garde quelque chose de troublant. Fin 1854, Berlioz confiera à Liszt que “la vraie trouvaille (qu’il a) faite, c’est la scène et l’air d’Hérode avec les devins” parce qu’elle “est d’un grand caractère”26. Le délire, d’ailleurs non paranoïaque, du tyran dont un enfant “fera disparaître (le) trône et (le) pouvoir” a quelque chose de pathétique, et par là de tragique, qui ne manque pas de nous émouvoir.

    Quant à la vie des autres être humains de cette histoire, Marie et Joseph, elle aussi est menacée par l’injustice si l’on en croit l’adieu des bergers : “Que jamais de l’injustice, vous ne puissiez sentir les coups !”, cette injustice qui précisément les attend à Saïs où les “gens cruels” de Rome et d’Égypte vont tour à tour les rejeter.

    Injustice du malheur, malheur de l’injustice, condensé de la constante vision tragique de Berlioz.

    4- les religions, et leurs cortèges de prêtres et de fidèles, enfin. Là dessus la position de Berlioz est transparente : d’un côté les devins et les prêtres juifs, présentés comme d’inquiétants obscurantistes, des fanatiques enragés et des persécuteurs aveugles et cruels. De l’autre, les infidèles, qui tranchent sur les précédents par leur humanité, leur grandeur d’âme et leur ouverture d’esprit. Le Père de famille à Saïs n’est ni égyptien ni romain ni juif, mais originaire “du Liban, en Syrie”. Un de ces “enfants d’Ismaël”, qui un jour donneront naissance à la religion d’Islam, et qui n’ont pas peur de dire qu’ils sont “frères de ceux d’Israël”. Et c’est lui, cet infidèle, qui va “sauver le sauveur”...27

    Vision tout humaniste de Berlioz sur l’hypocrisie, la stupidité et l’égoïsme des religions officielles à l’opposé de la tolérance bienveillante et sincère des infidèles : le fanatisme meurtrier contre la générosité intelligente et courageuse. L’humanisme ouvert28 de Berlioz finirait presque par suggérer qu’il aurait pu vouloir se démarquer personnellement de la vague catholique réactionnaire qui déferle sur la France au début des années 1850. La loi Falloux, votée le 15 mars 1850, contribue à restaurer l’influence de l’Église sur l’éducation et la société. Berlioz en a-t-il été choqué ? C’est bien possible, mais il n’y fait allusion nulle part.

    5- dernier point, très significatif : Berlioz use une fois de l’appellation consacrée par la théologie des Scolastiques, “la science sacrée”, sacra doctrina. Mais en la détournant complètement de son sens traditionnel : non plus la théologie, révélée aux hommes déficients par la Lumière surnaturelle venue de Dieu (lumen revelatum par opposition à la lumen naturale, celle de la seule raison), mais, de façon inattendue de la part de n’importe qui d’autre que Berlioz : la musique, “le pouvoir des doux sons”29.

    La seule véritable déclaration de foi de Berlioz, du début à la fin de sa vie.

La métaphysique du beau

    Reste peut-être un dernier problème à signaler ici.

    En juillet 1850, quelques mois avant la “petite farce” initiale de Pierre Ducré, Berlioz parle dans une de ses lettres à son vieil ami Humbert Ferrand du “livre de M. Mollière”. En des termes, sinon franchement critiques, du moins largement sceptiques, notamment en ce qui concerne les pages consacrées à la musique30. De façon d’autant plus curieuse, dans un article d’août de la même année, il revient sur ce livre, Métaphysique de l’art, paru en 1849, dont il prétend avoir voulu tenter une analyse détaillée, mais en vain, en raison de son incompétence de métaphysicien.31 Au lieu de cela, il reproduit deux longues citations bouturées, tirées de la préface de l’ouvrage32. L’appréciation réservée de la lettre à Ferrand s’est muée en remerciement laudatif dans l’article. Toutefois, après un changement résolu de perspective : dans la lettre privée, Berlioz critiquait en spécialiste la partie traitant de la musique, en s’excusant de ne pouvoir comprendre la métaphysique de l’auteur. Dans l’article public, il cite abondamment un propos très général, donc un peu passe-partout, sur l’état actuel des arts, dépravés par la recherche du succès populaire et des profits pécuniaires.

    D’où une triple question pour nous, dont on va vite comprendre l’enchaînement :
    a) qu’est-ce que Berlioz pouvait retirer de cette lecture philosophique ?
    b) pourquoi s’y est-il astreint ?
    c) en quoi cela pouvait-il concerner L’Enfance du Christ ?

    a) disons-le tout de suite : la Métaphysique de l’art d’Antoine Mollière n’est pas restée dans les annales de la philosophie française, et pour cause. Le niveau théorique en est passablement affligeant, la confusion de son style lui fait bordurer la théosophie, et pour tout dire, l’honnêteté intellectuelle ne fait guère honneur à son auteur. C’est de la sous-philosophie, qu’on aurait bien de la peine à situer dans les courants de la philosophie française et européenne de son temps. On n’y trouve rien d’autre qu’une apologétique naïve, sinon niaise, fonctionnant tout au long sur le mode indéfendable de la pétition de principe : Dieu est le seul garant du Vrai, du Bien et du Beau ; donc l’Art est fondamentalement, c’est-à-dire doit et ne peut être qu’un hymne à Dieu. Un pensée irréfléchie, volontiers puérile, toujours gratuite, dans un style confus et ampoulé.

    Le tout est présenté dans une armature conceptuelle pour le moins primaire, à géométrie invariablement ternaire. Mollière explicite en effet la Trinité divine, Père, Fils et Esprit qu’il assimile d’emblée à Vérité, Beauté et Amour, puis, un peu plus philosophiquement, à Être, Forme et Vie. Sans la moindre justification dialectique. Ensuite, tout est à l’avenant, à partir de ces prémisses axiomatiques. Par exemple les Hommes idéaux se voient répartis en Savants, Artistes et Prêtres ; puis l’Art en général en exigence de Vrai, de Beau et de Bon (c’est-à-dire soumis à la vérité religieuse) ; et la musique enfin, “Hymne à Dieu”, en Mesure (mélodie), Note (harmonie) et Expression. Tout cela pour une immanquable conclusion : la musique est “le continuel hosanna de la nature” qui “chante la gloire du Créateur”.

    En somme, une lecture littérale de la croyance chrétienne, gratuitement structurée par un artificiel mouvement ternaire qui fait songer à une sorte de sous-version de Hegel, vaguement teintée de Victor Cousin et de Saint-Simon. Le livre de Mollière a bien mérité de tomber dans les oubliettes de la pensée.

    Berlioz ne s’y est pas trompé, ce livre ne pouvait que lui tomber des mains. Et son incompétence n’y était pour rien.

    b) mais alors, pourquoi s’est-il obstiné à le lire, et même à le relire, au moins par extraits choisis ? On peine en effet à imaginer qu’il l’ait lu en entier. Alors ? Faut-il appeler à la rescousse les quelques pages sur le plain-chant, qui semblent recopiées de celles de Joseph d’Ortigue sur le même sujet ? Ou y a-t-il encore autre chose ?

    Humbert Ferrand, une troisième fois, peut-être. Si en effet Berlioz ne parle de cette lecture qu’à ce dernier, c’est peut-être parce que c’était lui qui la lui avait recommandée. Antoine Mollière était né en 1809 à Lyon33, puis il avait passé son enfance à Belley, où il avait été scolarisé au collège. Revenu à Lyon en 1826 pour y suivre sa philosophie, il était ensuite allé à Grenoble pour y faire du droit. En 1831, il revenait à Lyon définitivement, s’y installait comme avocat, et surtout par passion, il devenait critique d’art vers 1840. Au cours d’un voyage en Italie, il avait même fait la connaissance d’Albert Du Boys. Connu comme grand chrétien et ardent défenseur de la foi, mais aussi comme modeste lecteur, il semble bien avoir eu plus de bonne volonté que de réelles capacités.

    Pure coïncidence ? Ou bien est-ce Humbert Ferrand qui aura poussé Berlioz à découvrir l’essai philosophique de cet ancien élève du collège de Belley, comme lui ? Ça n’est pas impossible, d’autant que dans les années qui précèdent 1850, Berlioz n’entretenait plus de relations épistolaires avec Du Boys. Ce serait donc surtout pour faire plaisir à Ferrand que Berlioz se serait senti obligé de publier deux ou trois pages sur cet ouvrage aussi indigeste qu’inintéressant pour lui.

    c) en quoi cela peut-il concerner si peu que ce soit L’Enfance du Christ ? Cette lecture très chrétienne aura-t-elle réveillé chez lui un projet latent qui n’attendait que l’occasion d’une chiquenaude fortuite ? Troublante proximité des dates : août 1850 pour l’article sur Mollière, décembre 1850 pour la création de l’Adieu des bergers. Il n’est pas exclu qu’il y ait un petit quelque chose.

    En effet, par trois fois au moins, on s’étonne de retrouver mot pour mot dans la Métaphysique de l’art des tournures auxquelles Berlioz ne nous a pas habitués. Par exemple, “le divin sacrifice” qui nous interrogeait plus haut et qui pourrait venir de Mollière34. Ou bien ceci : ...“l’Homme, la Famille, les Peuples, l’Humanité lassés de leur orgueil”...35 à quoi semble faire écho le récitant, de façon plutôt inattendue, dans le chœur final :

Ô mon âme, pour toi que reste-t-il à faire
qu’à briser ton orgueil devant un tel mystère ?

Surtout si l’on croise avec cet autre extrait : “la Foi (...) n’est possible que dans le Mystère”36.

    Coïncidences bien légères sans doute. Mais un peu moins quand on se souvient que cette réplique finale du ténor reste rigoureusement incompréhensible dans L’Enfance du Christ. Que vient faire ce rabaissement de l’orgueil après l’évocation du chemin du salut devant racheter le genre humain de l’éternel supplice ? Et devant quel mystère l’âme est-elle invitée à s’incliner ?

    Un vrai mystère en effet. Soit on a affaire à des paroles passe-partout qui n’engagent personne, et surtout pas Berlioz, soit à des réminiscences de lecture... Difficile à décider.

***

    On l’a vu, Berlioz considérait que tout le sens de L’Enfance du Christ était contenu dans le chœur final : “il y a là un sentiment de l’infini... de l’amour divin...” Toujours à Humbert Ferrand.

    De quel amour divin parlait ce grand douteur de la justice divine ? De celui dont Antoine Mollière faisait la clé de sa philosophie de l’art ?

    Mais enfin, il ne faut pas oublier de souligner que L’Enfance du Christ s’achève sur un paradoxe hautement berliozien, qui n’a pas été assez souligné. Dans toute sa vie et dans toute son œuvre, Berlioz n’a cessé de secondariser la parole au profit de la précellence de la musique. À tel point qu’à chaque fois qu’il avait à exprimer le plus important, le plus essentiel, le plus profond et le plus difficile, il suspendait le verbiage humain et recourait à la pure musique de son seul orchestre. Et que fait-il ici, dans cette œuvre si improbable ? Apparemment tout le contraire. Pour conclure sa “petite sainteté”, il réduit l’orchestre au silence et fait chanter à découvert le chœur et le ténor ! Proprement incroyable !

    À moins que, malgré les apparences, il ne fasse encore la même chose, mais à l’envers : les paroles du texte chanté en conclusion n’ont plus aucune importance, seule compte la pure musique du chant humain.

    Finalement tout le confirme : L’Enfance du Christ n’est pas une anomalie chez Berlioz, dans la mesure où elle est issue d’une volonté prioritairement musicale. Et rien d’autre, mais c’est l’essentiel37.

Notes

1 Selon la judicieuse formule de Matthias Brzoska : Ästhetik der Überwältigung, in “Berlioz musicien d’église”, Berlioz encore et pour toujours, actes du cycle Berlioz Arras 2015, p.192 à 209, BoD 2016

2 Lettre à J. Ella du 15 mai 1852. Supercherie racontée par Berlioz presque deux ans après les faits, ce qui peut étonner. De plus, le chœur de Ducré est donné par Berlioz à l’occasion du deuxième concert de sa Nouvelle Société Philharmonique le 12 novembre 1850. Aucune de ses lettres d’alors n’y fait allusion ! Il faudra attendre la lettre à Liszt du 12 avril 1852, celle à J. Ella, et enfin celle à Théophile Gautier du 18 décembre 1853.

3 Mémoires, tome 1, p.42, Garnier-Flammarion, Paris, 1969 [Mémoires, chapitre 1]

4 CG III, p.632, Flammarion, Paris

5 CG IV, p.94

6 CG IV, p.207

7 Mémoires, op. cit. Tome I, p. 42 [Mémoires, chapitre 1]

8 Ibid. p.43

9 op. cit., p.197

10 CM I, p.13 et 14, Buchet-Chastel/Société française de musicologie, Paris

11 CM I, p.15 ; ATC, p.275, 276 [À Travers chants XIX]

12 Ce qui suit est largement inspiré de Matthias Brzoska, op. cit.

13 CM VIII, p.305 [Journal des Débats 20 janvier 1854]

14 CM VII, p.99 [Débats 4 avril 1849]

15 Ibid. p.99 [Débats 4 avril 1849]

16 Ibid. p.104

17 Ibid. p.238 [Débats 27 décembre 1849]

18 J. d’Ortigue, Philosophie de la musique, p.20, Potier, Paris, 1853

19 Ibid. p.28

20 Ibid. p.33, 34

21 CG V, p.677. Tout à fait dans cet esprit, Serge Baudo me confiait un jour, quand je lui disais toute mon admiration pour la façon exceptionnelle dont il avait dirigé ce chœur dans son enregistrement intégral (CD Forlane) : “Vous avez remarqué ? Nous étions au Paradis”...

22 CM VI, p.238 [Débats 7 octobre 1846]

23 Ibid. p.294 [Débats 14 février 1847]

24 L’Enfance du Christ, fin de la 1ère partie

25 Au sens de mundanus dans la théologie scolastique : qui fait partie du monde naturel.

26 CG IV, p.648

27 Je remercie Patrick Favre-Tissot d’attirer mon attention sur l’inévidence, qu’on oublie souvent de relever, qui a inspiré à Berlioz de situer la 3e partie de L’Enfance du Christ à Saïs. L’installation de la Sainte Famille en Égypte comme dans une deuxième Terre Sainte est une croyance fondatrice chères aux Coptes. Berlioz a-t-il voulu promouvoir ainsi l’ouverture vers une perspective universelle de salut qui ne serait plus réservée à la seule Palestine ? Ou a-t-il simplement été influencé par l’iconographie disponible alors, celle des images pieuses populaires, ou celle plus ésotérique des enluminures ? En effet, l’une et l’autre traitaient souvent ce thème depuis très longtemps.

28 Au sens de Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion

29 Pour choisir la harpe thébaine et les flûtes pour son trio, Berlioz aurait-il lu les pages consacrées aux harpes et aux flûtes égyptiennes dans Histoire générale de la musique et de la danse, d’Adrien de la Fage, Au comptoir des imprimeurs unis, 1844, tome 2 ?

30 CG IV, p.721, 722

31 CM VII, p.334, 335 [Débats, 27 août 1850]

32 Antoine Mollière, Métaphysique de l’art, p.III, IV, V, Bauchu, Lyon, 1849

33 Tous les renseignements qui suivent sont tirés de la revue L’Université catholique, antérieurement La controverse et le contemporain, n° du 15 janvier 1896, p.166 à 171

34 Mollière, op. cit., p.478

35 Ibid. épilogue, p.IV

36 Ibid. épilogue, p.XII

37 Contrairement à beaucoup des autres compositeurs de son temps, Berlioz aura touché à presque tous les genres musicaux dans lesquels il nous aura laissé un chef-d’œuvre unique. Comme s’il ne devait jamais faire deux fois la même chose. Et en même temps comme s’il voulait avoir tout essayé. À cette époque, il lui manquait encore d’avoir tenté le genre qu’on pourrait risquer d’appeler la musique de chambre religieuse... CQFD ?

Nous remercions vivement Dominique Catteau de nous avoir envoyé cet article, qui est extrait de Musik – Theater – Frankreich, Festschrift für Matthias Brzoska zum 70. Geburtstag, sous la direction de Nicole K. Strohmann, Königshausen & Neumann, Würzburg, 2025.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 11 août 2025.

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