Site Hector Berlioz

Le Roman de la Momie de Gautier

Par

Pierre-René Serna

© 2005 Pierre-René Serna

Recherche       Page d'accueil

Cette page est disponible aussi en anglais

    Au cœur du XIXe siècle, Berlioz compose ses Troyens contre les modes de l’époque. L’heure est au triomphe du grand opéra historique à la française, illustré par Auber, Halévy ou Meyerbeer. Les sujets antiques, qui avaient fourni la matière principale de l’art lyrique jusqu’à la fin du siècle précédent, ne sont plus guère qu’un objet de dérision dont Offenbach saura tirer de substantiels profits. Sapho de Gounod, en 1851, fait exception. D’où son échec, mais aussi l’enthousiasme que l’opéra suscite chez Berlioz. Dans la littérature française, il en est tout autant, et les drames d’Hugo ou de Dumas ignorent la mythologie, ses dieux et ses épopées, auxquels ont puisé Corneille ou Racine. Chateaubriand, avec les Martyrs, est l’un des premiers romanciers à élire un thème antique, mais pour le justifier par un édifiant tableau final du triomphe du christianisme. Rien de tel avec le Roman de la momie de Gautier, premier grand ouvrage de fiction à porter sans remords le flambeau du retour à l’Antique. Dans un style sobre, exempt de relents psychologiques, mais riche en descriptions d’une méticulosité quasi archéologique, le livre narre la destinée de la belle Tahoser qui régna en Égypte au XIIe siècle avant Jésus-Christ et aima un Hébreu parti suivre l’exode de son peuple. Au moment de sa publication, le roman remporta peu de succès et eut peu d’échos dans la presse. Mais Berlioz n’a pu ignorer l’ouvrage d’un proche – même si on n’en trouve nulle trace dans ses écrits, inévitablement parcellaires pour la correspondance qui nous est parvenue; ouvrage qui, en outre, était susceptible de provoquer chez lui un intérêt au moins comparable à celui éprouvé pour Sapho1.

    Rapprochons les dates. Le Roman de la momie paraît en volume chez Hachette en avril 1858. Mais auparavant, il est publié en feuilletons dans le Moniteur universel entre le 11 mars et le 6 mai 1857. Le livret des Troyens est rédigé d’avril à juin 1856; et la première composition de l’opéra, où le livret subit quelques transformations, s’étale d’août 1856 à avril 1858. La parution du roman de Gautier se place donc durant le travail d’élaboration des Troyens. On peut même supposer, sachant les relations fréquentes entre l’écrivain et le compositeur, que ce dernier ait pu avoir accès aux ébauches d’un roman, commencé lui aussi en 1856, dont le sujet était à même de l’attirer; voire, que son attention ait pu être appelée sur la documentation avérée de Gautier pour son ouvrage, et en particulier l’Histoire des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens d’Ernest Feydeau, paru en 1856.

    Parmi les sources esthétiques et littéraires que l’on cite habituellement pour les Troyens, outre Virgile et Shakespeare, figurent parfois La Fontaine, le peintre Guérin, ou même Euripide et le poète persan Hafiz2. Le Roman de la momie n’est quant à lui jamais mentionné, sauf par Ian Kemp, mais comme un rapprochement accidentel3. À croire que les exégètes des Troyens, le plus souvent anglo-saxons il faut bien le reconnaître, n’ont jamais jeté un œil au livre de Gautier! Car, pour qui est familier du chef-d’œuvre de Berlioz, une simple lecture du roman frappe immédiatement par les coïncidences, ou réminiscences, pour le moins troublantes, que l’on peut y trouver dans l’opéra.

LES SIMILITUDES DE DEUX OUVRAGES

    Notons, tout d’abord, que l’antique Égypte est bien présente dans les Troyens, au quatrième acte, dans l’ensemble du divertissement constitué du ballet et de l’air d’Iopas. Almées et Nubiens, sont une façon de désigner des danseuses traditionnelles et un peuple de l’ancienne Égypte. Quant au «harpiste thébain»4 en «costume religieux égyptien» qui accompagne Iopas, ainsi que le précise une didascalie, il doit son nom à Thèbes, la capitale des Pharaons. Relevons aussi cette lettre du 25 février 1857, où Berlioz expose ses intentions sur le ballet en évoquant «un pas d’Almées» et «des Almées chantantes», dont résultent vraisemblablement les deux volets extrêmes du triptyque dansé, tout en faisant allusion à «des danseuses d’Égypte venues antérieurement des Indes»5. Dans sa conception initiale, où la «Danse des esclaves» ne figure pas encore6, le ballet semble donc ne devoir sa couleur qu’à l’Égypte7.

    Ouvrons maintenant le Roman de la momie. Page 90 et suivantes8, Tahoser assiste à un divertissement musical et dansé. Figurent trois musiciennes: «une jeune femme (qui) marquait la mesure sur un tympanon»9, une autre qui «jouait d’une espèce de mandore» (parent de la lyre) et «une joueuse de harpe (qui) chantait une mélopée plaintive, accompagnée à l’unisson». Tahoser interrompt une première fois les musiciennes arguant de son «âme qui pleure à travers la musique». S’ensuit alors un chant plus vif où des «femmes se mirent à danser». Mais cette fois encore, elles n’arrivent pas à captiver Tahoser qui se déclare «triste», et c’est ainsi que toutes «se retirèrent». Est-il besoin de rappeler la scène similaire, ce spectacle dans le spectacle, qui pareillement ne parvient pas à distraire Didon au quatrième acte de l’opéra ?

    Voilà que peu après (pages 95 et suivantes), Nofré, la confidente de Tahoser, dialogue un large moment avec elle en ces termes : «Qu’as-tu maîtresse, pour être triste et malheureuse ? N’es-tu pas jeune, belle (…).» À quoi Tahoser rétorque : «Un désir non satisfait rend le riche aussi pauvre dans son palais doré (…).» Sur ce, «Nofré sourit et dit d’un air d’imperceptible raillerie : (…) La solitude nourrit les pensées sombres. Du haut de son char de guerre, Amhosis te décochera un gracieux sourire, et tu rentreras plus gaie à ton palais.

– Amhosis m’aime, répondit Tahoser, mais je ne l’aime pas.

– Propos de jeune vierge, répliqua Nofré (...).»

    Ici, c’est au duo entre Anna et Didon, que ce passage du roman fait irrésistiblement songer.

    Poursuivons. À partir de la page 112, est décrit un grand défilé cérémoniel avec une «musique (qui) se composait de tambours, de tambourins, de trompettes et de sistres». Plus loin (page 141), il est question de jeux avec les «prouesses de deux combattants, le bras gauche garni d’un ceste». Comment ne pas penser cette fois à la «Marche et Hymne» suivie du «Combat de Ceste – Pas de lutteurs», au premier acte?

    Ailleurs, page 156, il est dit à une chanteuse accompagnée d’une «mandore» : «Chante-moi quelque ancien air bien doux, bien tendre et bien lent». La façon dont Didon sollicite les strophes d’Iopas semble en filigrane.

    Page 171, un cortège solennel d’agriculteurs défile longuement devant le maître des lieux, un «spectacle, comme le signale une note de l’éditeur, qui se veut à la fois beau et religieux» – à la manière de l’«Entrée des laboureurs» au troisième acte de l’opéra. Et imitant Didon, le maître ainsi honoré commente : «L’agriculture est sainte; elle est la mère nourrice de l’homme.»

    Citons encore d’autres évocations tout aussi troublantes, comme, pages 139 et 140, trois danses successives d’esclaves accompagnés de «sistres», «cymbales», «clairons», «harpe» et «double flûte», ou, page 161, l’évocation de Tahoser «comme quelqu’un qui veut calmer le trouble de son cœur par de la musique».

    Il est aussi, parmi les multiples descriptions où le roman se complaît, celles de nombreux instruments de musique, comme harpes, lyres ou mandores (à plusieurs reprises), tambourins et autres instruments à percussion, cymbales (page 161), sistres (pages 112, 114 et 140) et double flûte (page 139). Autant de références qui ne sont pas sans évoquer les instruments «antiques» auxquels les Troyens font appel : «doubles flûtes antiques», sistres, petites cymbales antiques, triangles ou tarbuka, sans compter les lyre et harpe qui accompagnent sur scène Cassandre et Iopas.

    Ces échos, qui ne sont assurément pas fortuits, se rapportent à des moments de l’opéra que le livret, si l’on excepte le duo entre Anna et Didon, ne pouvait transcrire seulement à partir de l’Énéide. Et pour cause, puisqu’il s’agit essentiellement de musique (les ballets ou les «Entrées», les instruments) ou d’un chant non narratif comme l’air d’Iopas. Ce qui explique pourquoi Berlioz a pu, ici certainement dans le roman de Gautier, mais peut-être aussi dans d’autres sources étrangères à Virgile (comme le livre de Feydeau précité10), rechercher un complément d’inspiration11.

GAUTIER ET LES TROYENS

    Mais il est aussi permis de s’interroger. Dans une lettre datée du 29 ou 30 juin 1856, soit peu de jours après l’achèvement de son texte, Berlioz parle de «quelques personnes qui m’ont permis de leur lire ici mon ouvrage.» Le 21 août, il ajoute : « Le poème des Troyens a décidément un très grand succès. » Il y aura aussi des lectures chez le baron Taylor en février 1857, et en mars chez Bertin, le directeur des Débats, en présence de chroniqueurs et journalistes (comme l’était Gautier). Le livret commençait donc, déjà, à courir dans Paris. Auprès de personnes choisies, certes. Mais Gautier a bien pu en être. Il devait, quoi qu’il en soit, difficilement méconnaître l’existence d’un projet qui s’était répandu dans les cénacles littéraires et artistiques de Paris. Et si le musicien a cherché des avis ou conseils auprès de ses relations, l’écrivain s’est peut-être pareillement rapproché de son confrère en Antiquité pour certaines situations de son ouvrage. D’où, en l’occurrence, une possible influence inverse, du librettiste sur le romancier. Ou à tout le moins un faisceau, une conjonction, d’influences réciproques12.

    On notera toutefois que Gautier semble avoir été d’une singulière indifférence lors des représentations des Troyens à Carthage en 1863. À cette date, cependant, les deux artistes s’étaient éloignés – après l’intervention de Gautier fin 1857 en faveur de Tannhäuser13. En cela réside aussi, peut-être, le silence des deux intéressés sur le sujet qui nous préoccupe.

Pierre-René Serna

Almées

Almées

Source: Wilkinson, J G, 1837, The Manners and Customs of the Ancient Egyptians. London: John Murray; repris par Ian Kemp dans les Troyens, Cambridge Opera Handbooks.

Instruments de musique égyptiens

Instruments de musique égyptiens

Instruments de musique égyptiens

Instruments de musique égyptiens

Sistre antique

Sistre antique

Tarbuka (Darabooka)

Tarbuka

Source: Wilkinson, J G, 1837, The Manners and Customs of the Ancient Egyptians. London: John Murray.

Double flûte antique

Double flûte antique

Source: Wilkinson, J G, 1837, The Manners and Customs of the Ancient Egyptians.London: John Murray.

Haut de page

______________________

Notes

1. Le Roman de la momie est un précurseur reconnu de la Salammbô de Flaubert (1862), dont on sait, avec certitude pour le coup, qu’elle a fortement impressionné Berlioz. Et c’est dans la foulée de cet engouement, que le musicien s’était enquis auprès de l’écrivain de conseils pour les costumes des représentations de ses Troyens à Carthage. Flaubert s’était lui-même déclaré passionné par le sujet de son roman carthaginois, si opposé aux mœurs bourgeoises et à la «vie moderne» pour lesquelles il n’avait que «dégoût», de sa Madame Bovary ou de son Éducation sentimentale (voir la lettre de Flaubert du 29 novembre 1859, et aussi les lettres des 24 avril 1852, 26 mai 1853, 30 octobre 1856, 11 février 1857 et 23 janvier 1858). La postérité a toutefois préféré retenir de Flaubert ces deux ouvrages, à l’encontre des propres jugements de leur auteur et d’une Salammbô que la clairvoyance de Berlioz avait su distinguer. Comme une certaine postérité avait naguère choisi la Fantastique et la Damnation au détriment des Troyens.

2. Voir l’Avant-propos de Hugh Macdonald pour l’édition Bärenreiter.

3. Les Troyens, Cambridge Opera Handbooks, page 198.

4. La «harpe thébaine» était déjà dans le «Trio pour deux flûtes et harpe, exécuté par les jeunes Ismaélites» de l’Enfance du Christ.

5. Voir aussi le commentaire de Monir Tayeb et Michel Austin à propos du ballet des Troyens, dans ce même site, citant les Soirées de l’orchestre et leur description d’un ballet et de musiques exécutés par des Indiens à Londres en 1851.

6. L’état final du ballet, tel qu’on le connaît actuellement, date de 1859.

7. L’antique Égypte sera aussi le cœur d’un des ultimes projets d’opéra de Berlioz : Antoine et Cléopâtre d’après Shakespeare, ainsi qu’en témoignent les lettres à la princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein du 28 octobre, 7 novembre, 2 et 13 décembre 1859. Une façon, semble-t-il, de boucler sa carrière musicale en retournant aux racines de la cantate Cléopâtre de 1829, déjà dédiée à Shakespeare.

8. Nous avons choisi comme référence l’édition française du Livre de poche, collection «Classiques de poche», aisément accessible et couramment disponible, et qui plus est, pourvue de commentaires et illustrations qui ne peuvent qu’étayer notre propos.

9. Instrument à percussion «formé d’un cadre de bois légèrement infléchi en dedans et tendu de peau d’onagre», précise Gautier.

10. On a pu dresser avec certitude la liste des ouvrages d’égyptologie en possession de Gautier, où figure en particulier The Manners and Customs of the Ancient Egyptians de J. G. Wilkinson paru en 1837. Liste reprise à la page 255 de l’édition du Livre de poche.

11. L’Énéïde demeure néanmoins la source fondamentale, qui mentionne également les instruments antiques (double flûte, sistre) et d’autres attributs utilisés dans les Troyens, comme le Ceste.

12. Mon ami Michel Austin me fait ainsi judicieusement remarquer, à propos du “Combat de ceste” chez Berlioz et Gautier, qu’une recherche sur ordinateur du texte de Virgile pour le mot latin caestus – genre de gant de cuir chargé de balles de plomb – révèle 9 emplois du mot par le poète, 8 dans le seul livre V de l’Énéide qui traite des jeux funèbres organisés par Énée (toujours dans le contexte d’une lutte de boxe: vers 69, 379, 401, 410, 420, 424, 479, 484) alors qu’il n’y en a qu’un unique exemple dans les Géorgiques (III.20). Il semble donc très probable que Berlioz a emprunté l’idée du combat de ceste directement au livre V de l’Énéide, qu’il connaissait à fond. Peut-être en serait-il de même pour Gautier. Quelle autre source en dehors de Virgile Gautier aurait-il pu utiliser?

13. Article de Gautier dans le Moniteur du 29 septembre 1857. Voir aussi la lettre de Berlioz à Adolphe Samuel du 26 décembre 1857. Par la suite, lors des représentations de Tannhäuser à l’Opéra de Paris en 1861, Gautier devait se montrer un fervent partisan de Wagner et la brouille avec Berlioz était alors consommée.

Nous remercions vivement nos amis Pierre-René Serna de nous avoir envoyé cet article et Olivier Teitgen qui nous a fourni les illustrations. Tous droits de reproduction réservés [article repris dans Café Berlioz, pp.49-55].

Site Hector Berlioz créé par Michel Austin et Monir Tayeb le 18 juillet 1997; cette page créée le 20 février 2005. Révision le 1er novembre 2023.

Retour à la page Contributions Originales

Retour à la Page d’accueil