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Berlioz à Londres

Rapport sur les Instruments de Musique

Fait à la Commission Française
du Jury International
de L’Exposition Universelle de Londres [1851]

PAR HECTOR BERLIOZ

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Hector Berlioz

Ce Rapport est aussi disponible en anglais

Présentation

    En avril 1851 Berlioz est nommé par le ministre de l’agriculture et du commerce membre de la commission chargée d’examiner les instruments de musique exposés à la célèbre exposition universelle de Londres. Il y séjournera de mai à fin juillet. Pour plus de détails voyez la page Berlioz à Londres, et notamment les rubriques sur 27 Queen Anne Street et Le Palais de Cristal, Exposition de 1851.

    Le rapport de Berlioz sera imprimé par la suite par l’Imprimerie Impériale, en 1854 et à nouveau en 1855, mais ne semble pas avoir été reproduit depuis. Avec le texte intégral transcrit ci-dessous on pourra comparer le Traité d’instrumentation et d’orchestration de Berlioz, et notamment le chapitre sur les Instruments Nouveaux ajouté par lui à la deuxième édition de son ouvrage (1855), dont de larges extraits sont disponibles sur ce site, en français et en traduction anglaise. Le dernier paragraphe de ce chapitre reproduit presque mot-à-mot les termes de la fin de son rapport.

    Facsimilé de la page de titre de ce rapport.

RAPPORT SUR LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE

Xe JURY.
Ire SUBDIVISION.
INSTRUMENTS DE MUSIQUE,
PAR M. HECTOR BERLIOZ,

BIBLIOTHÉCAIRE DU CONSERVATOIRE IMPÉRIAL DE MUSIQUE ET DE DÉCLAMATION.

COMPOSITION DE LA Ire SUBDIVISION DU Xe JURY.

Sir Henry Bishop, Président et Rapporteur, professeur
        de musique ........................................................................................... Angleterre.

MM. Sigismund THALBERG, Vice-Président, professeur
       de musique ............................................................................................... Autriche.

W. STERNDALE BENNETT, professeur à l’Académie
        royale de musique, à Londres .......................................................... Angleterre.

Hector BERLIOZ .............................................................................................. France.

J. Robert BLACK, médecin ...................................................................... États-Unis.

Chevalier NEUKOMM .............................................................................. Zollverein.

Cipriani POTTER*, principal de l’Académie royale
        de musique, à Londres ...................................................................... Angleterre.

le docteur SCHAFHAUTL, professeur de géologie, etc ..................... Zollverein.

Georges SMART, organiste de la chapelle royale .............................. Angleterre.

Henry WILDE, professeur à l’Académie royale de
        musique, à Londres ............................................................................ Angleterre.

ASSOCIÉS.

Rév. W. CAZALET, surintendant de l’Académie royale
        de musique, à Londres ....................................................................... Angleterre.

James STEWART, fabricant de pianos, à Londres .............................. Angleterre.

William TELFORD, fabricant d’orgues, à Dublin ............................. Angleterre.

 

*Dans l’original le nom est orthographié par erreur PORTTER [Michel Austin]

    Bien qu’on puisse difficilement prévoir le point où les perfectionnements des instruments de musique pourront parvenir un jour, il faut reconnaître que l’art de les fabriquer est aujourd’hui l’un des plus avancés. Cet art difficile était resté dans l’enfance pour certaines parties, à une époque où, sous d’autres rapports, il avait atteint déjà un degré d’excellence qui n’a été ni surpassé, ni même égalé depuis lors.

    Quand les Stradivarius, les Amati, les Guarnerius, produisaient ces admirables instruments à archet, violons, altos et violoncelles, si recherchés aujourd’hui par les virtuoses, la plupart des instruments à vent, mal faits, d’après des procédés empiriques, manquaient de justesse, de sonorité et n’avaient qu’une échelle de sons peu étendue.

    Aujourd’hui ces mêmes instruments, construits d’après des principes rationnels, ne laissent que très peu à désirer. Leur échelle musicale s’est enrichie de nouveaux sons, leur timbre s’est épuré, et leurs familles mêmes se sont à peu près complétées.

    C’est en France et en Allemagne qu’on a vu se développer presque simultanément les deux mouvements progressifs qui ont amené, dans la fabrication des instruments à vent, la révolution que nous signalons.

    Il serait hors de propos d’indiquer ici tous les facteurs qui y ont contribué. Ceux dont les ouvrages ont figuré à l’Exposition universelle de 1851 doivent seuls nous occuper.

    Quant aux pianos qui, par l’usage qu’on en fait dans tous les coins du monde où la civilisation a pénétré, sont devenus l’objet d’une branche si importante de commerce, les perfectionnements successifs qu’ils ont reçus d’un facteur français d’abord, et ensuite des facteurs anglais et allemands, en font aujourd’hui des instruments d’une puissance et d’une beauté de sons, dont les meilleurs qu’on pût entendre, il y a quarante ans, ne donnaient, certes, aucune idée.

    La harpe, à la même époque, devait se borner à la pratique d’un petit nombre de tonalités et plusieurs accords lui étaient interdits. Aujourd’hui tous les tons et toutes les harmonies lui sont accessibles.

    Les orgues, dont le principe même semble être l’immobilité, ont acquis divers perfectionnements de détail. Il est à regretter que quelques-uns des jeux admis dans leur construction, dans un temps sans doute où la science harmonique n’existait pas, et quand le goût des musiciens était grossier, soient encore, à la honte de l’art, conservés et d’un usage à peu près général. Quelques facteurs avouent que l’emploi de ces jeux est une tradition de la barbarie; aucun d’eux cependant n’oserait encore, à l’heure qu’il est, heurter de front le préjugé en les supprimant.

    Les instruments à percussion ont fait peu de progrès. Si l’on en excepte un mécanisme nouveau adapté aux timbales pour les accorder rapidement, tout est resté dans le même état depuis un demi-siècle.

    Malgré la sévérité avec laquelle le conseil des présidents a contrôlé les opérations des jurys spéciaux, dont l’auteur de ce rapport faisait partie, peut-être même par suite de cette sévérité, on reconnaît assez généralement la justice avec laquelle les récompenses ont été distribuées.

    Ce point admis, le jury français ne peut éprouver aucun embarras à reconnaître l’immense supériorité des produits de la France dans ce concours ouvert à toutes les nations, puisqu’il était seul à défendre les intérêts de ses compatriotes quand l’Angleterre comptait quatre représentants, et que l’équité des nations rivales a fait, dans la distribution des récompenses, la part la plus belle aux exposants français.

    Le nombre des médailles de prix accordées à des facteurs français pour la fabrication des instruments de musique, opposé à celui que les facteurs étrangers ont obtenu, prouve officiellement la supériorité des premiers. Si je pensais le contraire, je n’hésiterais point à le dire. Loin de là, un examen scrupuleux et, je le crois, absolument impartial, m’a donné la conviction que la France, aujourd’hui, occupe le premier rang dans l’art de fabriquer les instruments de musique en général. L’Angleterre et l’Allemagne viennent ensuite et se disputent, au second rang, la palme pour quelques spécialités. On regrette de dire que l’Italie et l’Espagne, dans cette circonstance solennelle, n’ont pris à la lutte aucune part sérieuse, et que plusieurs facteurs allemands et français qui, sans doute, y eussent figuré avec distinction, se sont également abstenus.

    Parmi les facteurs français dont le succès à l’Exposition universelle a été le plus brillant et le moins contesté, il faut citer tout d’abord MM. Érard, Sax, Vuillaume et Ducroquet.

    Les deux premiers figurent surtout en première ligne parmi les inventeurs.

    M. ÉRARD a enrichi, perfectionné et complété le mécanisme du piano, et ajouté à la harpe le système de pédales à double mouvement, grâce auquel cet instrument est devenu, sinon chromatique (il ne le sera jamais), au moins libre d’aborder toutes les tonalités, ainsi que je l’ai dit plus haut, et de faire entendre tous les accords. Il serait superflu de faire ressortir ici l’excellence des pianos de M. Érard, au point de vue de la beauté des sons, de la sensibilité du clavier, et de la solidité de construction de l’instrument. Leur diffusion dans toutes les parties du monde, la préférence que leur accordent presque tous les grands virtuoses, parlent assez haut en leur faveur. L’influence des inventions de cet habile facteur, de son mécanisme à répétition surtout, a été très grande sur les progrès de l’art du pianiste, et telle, que les meilleurs fabricants de pianos, aujourd’hui, sont ceux qui imitent les siens le plus fidèlement.

    Les instruments à vent en cuivre à embouchures et à anches, de M. SAX, jouissent d’une célébrité acquise à juste titre. M. Sax a complété et perfectionné la famille des instruments de cuivre à embouchure et à cylindres; elle occupe maintenant l’intervalle immense existant entre le petit saxhorn aigu en si b et la gigantesque contre-basse d’harmonie à quatre cylindres, en si b également. La justesse de chacun de ces divers membres de la famille des saxhorns et saxo-trombas, qu’il a créée, la beauté de leur timbre et la facilité d’émission de leurs sons, au grave, au médium et à l’aigu, sont incomparables. Ces qualités rendront désormais à peu près impossible l’introduction, dans les nouveaux orchestres militaires, de la plupart des informes instruments à clefs dont les anciennes bandes de cavalerie et certains orchestres d’infanterie font encore un usage si cruel pour les oreilles civilisées. Ses cornets à pistons sont les meilleurs que l’on connaisse.

    M. Sax a créé, en outre, le saxophone, délicieux instrument de cuivre à bec de clarinette, dont le timbre est nouveau, qui se prête aux nuances les plus fines, aux plus vaporeux effets de la demi-teinte, comme aux majestueux accents du style religieux. M. Sax nous a donné la famille entière du saxophone, et, si les compositeurs n’apprécient pas encore la valeur de ce nouvel organe qu’ils doivent au génie de l’inventeur, l’inexpérience des exécutants en est seule la cause. Le saxophone est un instrument difficile, dont on ne peut posséder le mécanisme qu’après des études longues et sérieuses, et il n’a, jusqu’à présent, été que fort imparfaitement et fort peu pratiqué.

    M. Sax a encore apporté divers perfectionnements aux clarinettes basses et aux clarinettes ordinaires. Il a accru l’étendue de ces dernières d’un demi-ton au grave et de quelques notes à l’aigu, en facilitant l’émission de plusieurs sons à peu près inabordables auparavant. Il a, de plus, au moyen d’un seul cylindre que le pouce de la main gauche de l’exécutant fait mouvoir, comblé la lacune qui existait, sur le trombone à coulisse, entre le dernier son de l’échelle diatonique au grave [mi grave], et les notes inférieures, dites pédales, dont la première [si bémol grave], sur tous les trombones à coulisse, est séparée de la dernière note grave de la gamme supérieure, par un intervalle de quarte augmentée, c’est-à-dire par cinq intonations impraticables sans le secours du nouveau mécanisme de M. Sax.

    Son basson de cuivre, avec un nouveau système de clefs et de trous, est vraiment parfait.

    M. Sax a également inventé, pour les instruments de cuivre à pistons, une disposition aussi simple qu’ingénieuse, au moyen de laquelle le son peut être porté (glissé) sur ces instruments, comme sur le violon, le trombone à coulisse, etc., etc., ou avec la voix, en passant d’une note à une autre, par tous les intervalles enharmoniques.

    Enfin, M. Sax a ajouté, aux bugles-horns (clairons) des musiques d’infanterie, une série de tubes portatifs, qui, adaptés à ces instruments, les transforment en clairons à pistons de différents tons, changeant ainsi le caractère monotone du clairon simple, en lui donnant les moyens de produire tous les intervalles de l’échelle musicale.

    La fabrication des instruments à archet, violons, altos, basses et contre-basses, paraît avoir été portée à son plus haut point de perfection par les anciens facteurs dont j’ai cité les noms plus haut. On ne cherche donc point aujourd’hui à innover dans cet art, mais bien à imiter le plus fidèlement possible les bons instruments anciens, à deviner le secret de leur fabrication. Plus qu’un autre, M. VUILLAUME s’est avancé dans cette voie. A force de recherches, il est parvenu à découvrir la principale cause de l’excellente sonorité des vieux violons des facteurs célèbres, et il les imite avec une fidélité remarquable. Il en résulte que la plupart des artistes qui ne pourraient, vu l’énormité de leur prix, acheter des instruments des grands maîtres, tels que Stradivarius et Amati, se procurent, pour une somme modique, des instruments modernes qui leur ressemblent par le timbre, par la force du son et même par la forme et l’air de vétusté que le savant contrefacteur sait leur donner. M. Vuillaume a exposé une grande contre-basse descendant à l’octave grave de la quatrième corde [ut] du violoncelle. Un mécanisme spécial de touches remplace les doigts de la main gauche de l’exécutant, dont la force ne serait pas suffisante pour agir sur des cordes aussi énormes et aussi tendues.

    L’octo-basse (c’est ainsi que M. Vuillaume appelle son nouvel instrument), produit des sons d’une rare beauté, pleins et forts sans rudesse. Il serait à désirer qu’on en put compter au moins deux dans tous les orchestres de quelque importance.

    L’orgue exposé par M. DUCROQUET a été remarqué des innombrables visiteurs du Palais de cristal pour la puissance et la variété de ses jeux. Plusieurs perfectionnements de détail, que l’on remarque dans sa construction, ont valu, en outre, à son auteur, le suffrage de tous les juges compétents.

    Les jurys ont, néanmoins, accordé une grande médaille à trois facteurs d’orgues anglais: ce sont MM. WILLIS, HILL et DAVISON. L’art compliqué de la fabrique des orgues est, en effet, très-avancé en Angleterre.

    Bien que MM. BROADWOOD et COLLARD aient été privés, l’un par le jury des groupes et l’autre par le conseil des présidents, de la grande médaille que le jury spécial leur avait accordée, il faut, néanmoins, reconnaître l’excellence de leurs pianos, qui, après ceux de M. Érard, sont évidemment les meilleurs qu’on ait entendus à l’Exposition universelle.

    M. BOËHM (de Munich) a obtenu une grande médaille pour l’application d’un nouveau système de perce aux instruments à vent à trous, tels que les flûtes, les hautbois, les clarinettes et les bassons. Le véritable inventeur du système se nomme Gordon; mais l’application ingénieuse que M. Boëhm en a faite, pour les flûtes surtout, méritait sans doute qu’on attirât sur elle l’attention des artistes et du public par la distinction qui lui a été accordée. M. Boëhm fait la plupart de ses flûtes en argent. Le son de ces instruments est doux, cristallin, mais moins plein et moins fort que celui des flûtes en bois. Ce nouveau système a pour avantage de donner, aux instruments à vent à trous, une justesse presque irréprochable, et de permettre aux exécutants de jouer sans difficulté, dans des tonalités presque impraticables sur les instruments anciens.

    Le doigté des instruments de Boëhm diffère essentiellement de celui que l’on emploie sur les autres de la même espèce; de là, l’opposition que font beaucoup d’artistes à la généralisation du nouveau système. Il leur en coûte trop de recommencer l’étude de leur instrument, et l’on conçoit que, même parmi les jeunes virtuoses, l’exemple donné par MM. Dorus et Brunot, qui n’ont point hésité à recommencer leur éducation pour la flûte, trouve peu d’imitateurs. Nous ne doutons pas, néanmoins, qu’avant peu le système de Gordon-Boëhm ne triomphe, et il faut féliciter les jurys de l’Exposition universelle de l’avoir compris.

    Nous n’avons pas d’autres distinctions hors ligne à signaler parmi celles qui ont été distribuées aux facteurs d’instruments de musique; elles se réduisent à huit, dont quatre appartiennent à la France, trois à l’Angleterre (pour les orgues seulement) et une à la Bavière.

    Parmi les médailles du second ordre, dites médailles de prix, dont le nombre est assez considérable, il faut citer MM. WARD et PARK (de Londres), l’un pour ses bassons, l’autre pour ses instruments de cuivre; MM. RUDAL et ROSE (de Londres), pour leurs flûtes faites d’après le système de Boëhm; M. MABILLON (de Bruxelles), pour ses clarinettes; M. UHLMANN (de Vienne en Autriche), pour ses hautbois, clarinettes et cors de Basset.

    La France a été remarquée encore pour les excellentes flûtes de M. GODEFROY, pour les hautbois de M. TRIEBERT et les clarinettes de M. BUFFET. Dans ces trois spécialités, les facteurs de Paris que je viens de nommer ont eu un succès très-prononcé.

    M. ANTOINE COURTOIS et M. GAUTROT (de Paris) ont bien mérité la médaille de prix qui leur a été donnée pour leurs instruments de cuivre, cors, trompettes, bombardons et cornets.

    Signalons encore, parmi les exposants couronnés, MM. PAPE, ROLLER et HERTZ (de Paris), pour leurs pianos; M. DEBAIN, pour ses harmoniums; et, enfin, M. STODDART (de Londres), pour ses pianos carrés.

    Les conclusions qu’il est facile de tirer de ces observations sont donc tout à fait à l’avantage de l’état actuel de l’art en général et de l’art français en particulier. Nous ne combattrons point une opinion respectable qui tend à faire considérer les récentes inventions des facteurs d’instruments de musique comme fatales à l’art musical. Ces inventions exercent, dans leur sphère, la même influence que toutes les autres conquêtes de la civilisation; l’abus qu’on peut en faire, celui même qu’on en fait incontestablement, ne prouve rien contre elles.

FIN.

 

Site Hector Berlioz créé par Michel Austin et Monir Tayeb le 18 juillet 1997; cette page créée le 17 juillet 2000 (version française) et le 1er janvier 2002 (version anglaise). 

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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