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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 16 OCTOBRE 1898.

REVUE MUSICALE.

La Prise de Troie.

    Cette fois, la chose paraît sérieuse et ce n’est plus l’heure de badiner; MM. Gailhard et Choudens ont fait le voyage, ils s’en sont allés voir jouer à Carlsruhe la première partie des Troyens, cette admirable Prise de Troie qui n’avait jamais vu les feux de la rampe avant que M. Félix Mottl n’entreprît de la monter, il y aura bientôt dix ans, en même temps que les Troyens à Carthage et qui, depuis lors, reparaît de temps à autre sur le théâtre grand-ducal avec un succès qui n’est pas près de se ralentir. Du moment que MM. Gailhard et Choudens se sont dérangés, du moment que le premier, de qui tout dépend, a témoigné de sa satisfaction et laissé courir le bruit que l’an prochain ne se terminera pas sans qu’il ait fait représenter la Prise de Troie à notre Académie nationale de Musique et de Danse, il faut bien croire qu’il y a là quelque chose de vrai; il faut du moins l’espérer.

    Telle fut, d’ailleurs, l’idée de M. Bertrand dès qu’il sollicita l’honneur de diriger le Grand-Opéra de Paris. Sans être grand clerc en musique, il avait bien entendu parler de la Damnation de Faust; il sentit donc que le nom de Berlioz ferait bonne figure en tête des musiciens nationaux auxquels il rêvait d’ouvrir les portes du temple et inscrivit la Prise de Troie au nombre des œuvres qu’il promettait de représenter. Depuis lors, il ne s’est guère passé d’année où l’on ne parlât dans les journaux de l’intention qu’avaient les directeurs de l’Opéra de rendre enfin ce tardif hommage à Berlioz; mais ce n’étaient là que propos de journalistes à court de copie. Aujourd’hui, cela paraît devoir aboutir, d’abord parce que la fin du privilège des directeurs actuels approche et qu’un homme qui se respecte ne saurait se démentir, ensuite parce que nul rôle ne conviendrait mieux à Mlle Delna que celui de Cassandre, après Didon. De façon que, si Berlioz, trente ans après sa mort, arrive à forcer les portes de l’Opéra, qui s’étaient fermées pour lui depuis Benvenuto Cellini, il le devra moins à son génie et à l’insistance de ses admirateurs qu’à de simples combinaisons de régie et à la promesse en l’air d’un candidat-directeur. N’est-ce pas singulier?

    Entre temps, l’éditeur Choudens, mû par un sentiment de pieuse admiration pour Berlioz, a publié sa vaste composition des Troyens, sans changement ni coupure, en se guidant sur la partition autographe que le maître a léguée au Conservatoire et aussi sur un exemplaire unique, ou peu s’en faut, que Berlioz avait fait graver sans nom d’éditeur, avant d’avoir morcelé sa partition pour le Théâtre-Lyrique, et qu’il avait envoyé à son fils en y inscrivant cette touchante dédicace: « Mon cher Louis, garde cette partition et qu’en te rappelant l’âpreté de ma carrière elle te fasse paraître plus supportables les difficultés de la tienne. Ton père qui t’aime, H. Berlioz. » Comment cette précieuse épave et aussi une petite miniature représentant Berlioz en 1839 étaient-elles allées échouer chez un marchand de curiosités de Genève où un chef d’orchestre de cette ville, Hugo de Senger, les avait achetées; comment arrivèrent-elles ensuite, le portrait entre les mains de M. Ernest Redon, à Bordeaux; la partition entre les mains de M. Alexis Rostand, à Marseille, voilà ce qui n’est plus très présent à mon souvenir; mais ce que je me rappelle très nettement, c’est combien je fus heureux de découvrir cette piste et d’arriver à me faire prêter ces documents de prix lorsque j’étais dans le feu de mes recherches sur la vie et les œuvres de Berlioz. Cette partition-type, en effet, que Berlioz avait fait imprimer pour lui-même, en réduction de piano, avant que de traiter avec l’éditeur Choudens, est un document capital, celui qui nous renseigne le mieux sur les intentions du grand compositeur touchant son « poème lyrique » et sur les angoisses qui l’étreignaient davantage à mesure que fuyaient les chances de voir représenter, selon ses vues, ses bien chers Troyens.

    C’était fort bien que d’avoir rendu un juste hommage au maître défunt, en publiant son œuvre telle qu’il l’avait conçue, écrite, aimée — et l’éditeur ne pouvait pas faire plus; — mais il était mieux encore de donner la vie à ce drame, à cette musique en les produisant sur la scène et c’est ce qu’entreprit aussitôt M. Félix Mottl, l’apôtre le plus zélé de Berlioz qui soit en Allemagne. Une année à peine après qu’avait paru cette partition-modèle, il arrivait à donner sur le théâtre de Carlsruhe, en deux soirées, une représentation des Troyens absolument complète et conforme aux indications de l’auteur: Berlioz, vivant, n’aurait été ni plus religieusement écouté, ni plus respectueusement traité qu’il ne le fut, mort, par un chef d’orchestre étranger, dans ce duché de Bade où il avait toujours trouvé bon accueil. Et, s’il m’en souvient bien, il n’y eut guère plus de trois ou quatre Français qui se dérangèrent pour aller entendre les Troyens tels que Berlioz avait rêvé toute sa vie de les voir exécuter; il n’est que juste d’ajouter que c’était au cœur de l’hiver, en plein mois de décembre 1890, et que la température n’engageait guère à voyager. Quoi qu’il en fût, les deux parties de ce grand poème virgilien obtinrent un véritable triomphe, et s’il y eut une différence dans le succès, elle fut en faveur de la Prise de Troie, où l’on pensa trouver plus d’unité, plus de cohésion, plus de grandeur soutenue que dans les Troyens à Carthage, dont les pages les plus géniales, comme la Chasse fantastique, et le délicieux septuor, et l’enivrant duo d’amour, et la sublime scène de la mort de Didon furent cependant acclamées. Dans la Prise de Troie, c’était une admirable Cassandre que Mme Reuss, et c’était dans les Troyens à Carthage une superbe Didon que Mme Mailhac; mais le véritable héros de ces deux soirées fut vraiment M. Mottl, qui enlevait tout son personnel avec une fougue, une conviction irrésistibles. Qu’est-ce que Berlioz aurait jamais pu souhaiter de mieux?

    La Prise de Troie est le seul de ses ouvrages que Berlioz n’ait jamais eu le bonheur d’entendre, à l’exception de deux morceaux (le grand air de Cassandre et le duo de Cassandre avec Corèbe) que Mme Viardot et Jules Lefort chantèrent sous sa direction, dans un des festivals qu’il organisait à Bade [29 août 1859]. « …O ma noble Cassandre, mon héroïque vierge, écrit-il dans ses Mémoires, il faut me résigner, je ne t’entendrai jamais!… et je suis comme le jeune Corèbe Insano Cassandræ incensus amore. » Berlioz a vécu et Berlioz est mort sans qu’aucun théâtre parisien, sans qu’aucun théâtre allemand ait jamais songé à représenter la Prise de Troie. Et cependant douze ou treize ans se sont écoulés entre l’année où Berlioz écrivit les premières scènes de sa tragédie lyrique et celle où il est mort, car la première trace qu’on trouve des Troyens au milieu de sa correspondance est dans une lettre à Auguste Morel: « Je suis immensément occupé, lui écrit-il le 23 mai 1856, et, pour vous dire la vérité, très malade, sans que je puisse découvrir ce que j’ai. Un malaise incroyable; je dors dans les rues, etc.; enfin, c’est peut-être le printemps. J’ai entrepris un opéra en cinq actes dont je fais tout, paroles et musique. Je suis au troisième acte du poème, j’ai fait hier le deuxième. Ceci est entre nous; je le cisellerai à loisir après l’avoir modelé de mon mieux; je ne demande rien à personne en France. On le jouera où je pourrai le faire jouer: à Berlin, à Dresde, à Vienne, etc.; ou même à Londres; mais on ne le jouera à Paris (si on en veut) que dans des conditions tout autres que celles où je me trouverais placé aujourd’hui. Je ne veux pas remettre ma tête dans la gueule des loups ni dans celle des chiens. »

    Serments d’ivrogne… ou de compositeur. Il la remit bien, sa tête, dans la gueule des chiens, le pauvre grand homme, et il ne l’en put tirer qu’en y laissant des lambeaux de sa chair, soit des pages entières des Troyens à Carthage qu’il était obligé d’arracher de soir en soir. Au moins ce supplice de voir ainsi son œuvre déchiquetée et réduite à la plus simple expression par les ciseaux d’un directeur lui fut-il épargné pour la Prise de Troie: il souffrit de ne la voir jamais jouer, non de la voir cruellement dépecée. Et quand, dix ans après sa mort, deux entrepreneurs de concerts voulurent révéler à leur public habituel cette partition inconnue de Berlioz, ils le firent tous les deux avec un respect louable et sans se permettre aucune des mutilations que l’auteur aurait forcément subies s’il avait voulu jamais voir exécuter son œuvre bienaimée sur un théâtre. En France, il ne nous fut permis d’en applaudir, pour la première fois, un fragment que dans le festival à la mémoire de Berlioz, organisé par M. Reyer à l’Hippodrome, le 8 mars 1879, jour anniversaire de la mort du grand compositeur; mais, au mois de décembre de la même année, la Prise de Troie tout entière était simultanément exécutée aux Concerts populaires et aux Concerts du Châtelet. Il m’en souvient comme si c’était d’hier; en ce temps-là, M. Colonne et Pasdeloup, l’un progressant, l’autre déclinant, se faisaient une concurrence acharnée et comme il n’était pas possible, alors, de faire large place à Wagner contre qui d’adroits trafiquants étaient parvenus à ameuter les nigauds et les pseudo-patriotes, c’était à coup d’œuvres de Berlioz que ces deux vaillants chefs d’orchestre se faisaient la guerre. Toutes les créations du grand musicien français, ou peu s’en faut, avaient déjà défilé sur leurs programmes; il ne restait plus guère que la Prise de Troie et tous les deux s’y attelèrent avec le secret espoir de se devancer l’un l’autre. Alors, Pasdeloup, pour être plus sûr d’arriver au moins dead head avec son rival, n’imagina-t-il pas de donner un dimanche le premier acte seul, les deux premiers huit jours après, et enfin l’œuvre entière un troisième dimanche, à l’heure même où M. Colonne, lui aussi, l’offrait à son public. Simultanéité touchante et glorieux tournoi dont M. Colonne sortit vainqueur, avec Berlioz.

    Au Châtelet, c’était Mlle Leslino qui tenait la partie de Cassandre, avec intelligence et sentiment, d’une voix assez forte dans le haut, mais sans rayonnement; chez Pasdeloup, c’était Mme Charton-Demeur, l’interprète préférée de Berlioz et la créatrice du rôle de Didon, qui n’avait plus qu’une voix très affaiblie et dont les défaillances ne pouvaient plus être masquées par l’énergie de l’accentuation. M. Lauwers, le baryton en titre des Concerts du Châtelet, interprétait convenablement le rôle de Corèbe, dont M. Piccaluga changeait le caractère, en ténorisant tant qu’il pouvait, au Cirque d’Hiver: à noter que, de ce côté, le rôle insignifiant d’Hécube était tenu par une chanteuse du nom de Rose Caron, alors très inconnue. Et, rien qu’à voir l’ardeur avec laquelle deux chefs d’orchestre aussi dissemblables que M. Colonne et Pasdeloup luttaient à qui pénétrerait davantage la pensée de Berlioz et dirigerait le mieux son œuvre, il était bien évident qu’ils avaient lu, qu’ils avaient compris l’avis sarcastique inscrit par Berlioz en tête de sa partition: « L’auteur croit devoir prévenir les chanteurs et les chefs d’orchestre qu’il n’a rien admis d’inexact dans sa manière d’écrire. Les premiers sont, en conséquence, priés de ne rien changer à leurs rôles et de ne pas introduire des hiatus dans les vers, de n’ajouter ni broderies ni appogiatures, dans les récitatifs, ni ailleurs, et de ne pas supprimer celles qui s’y trouvent. Les seconds sont avertis de frapper certains accords d’accompagnement dans les récitatifs toujours sur les temps de la mesure où l’auteur les a placés, et non avant ni après. En un mot, cet ouvrage doit être exécuté tel qu’il est. » Voilà comment Berlioz, dix ans après sa mort, put obtenir ce qu’il avait vainement demandé toute sa vie: un opéra de lui exécuté sans observations, avec une obéissance aveugle aux volontés d’un maître absolu.

    Quel massacre en revanche, dix ou douze ans plus tard, quand un barbare impresario, que les lauriers de M. Mottl empêchaient de dormir, imagina de monter sur le théâtre municipal de Nice cette malheureuse Prise de Troie, — qu’il orthographiait naïvement ainsi: la Prise de Troyes, — en y cousant, pour rendre la soirée plus agréable au public, les deux ou trois morceaux consacrés des Troyens à Carthage! Et comme les vrais admirateurs du maître eurent raison de rester chez eux, de ne pas encourager par leur présence une pareille mascarade! Il est vrai que la leçon fut perdue et qu’à quelque temps de là le même barnum, candidat permanent à la direction de l’Opéra de Paris, osa bien représenter, à Monte-Carlo, la Damnation de Faust en opéra féerique avec une mise en scène invraisemblable et des chevaux mécaniques montés par des clowns pour figurer la chevauchée infernale; il est vrai, je rougis d’avoir à le rappeler, que cette monstrueuse fantaisie ne souleva pas tout d’abord la réprobation unanime qu’elle aurait dû provoquer. Mais, enfin, la leçon n’en fut pas moins infligée à ce bruyant personnage, et par l’auteur de Sigurd en personne, au nom du grand compositeur qui ne pouvait plus parler.

    Voilà pour la Prise de Troie dans le passé. Qu’est-ce que l’avenir lui réserve? Il ne faudrait pas se bercer d’un décevant espoir; mais le plus probable, au moins depuis quelques jours, est que cette création d’un tragique si puissant finira par se jouer dans le seul cadre qui lui convienne, avec tout le déploiement de mise en scène que l’Académie de Musique est seule en mesure d’offrir. M. Bertrand, dont je rappelais la bonne promesse en commençant cet article, a déjà réalisé, d’accord avec M. Gailhard, presque tout ce qu’il avait promis de lui-même, après avoir inauguré son règne en rapatriant Salammbô. Dès que les circonstances l’ont permis, il s’est exécuté pour Samson et Dalila, pour Othello, voire pour les Maîtres Chanteurs, après quelques hésitations qu’il s’est fait pardonner à Bayreuth en ajoutant la Valkyrie et Tannhæuser à son premier programme; il aura tenu parole à M. Henri Maréchal, à M. André Wormser, à M. Paul Vidal, deux fois pour une, et, si MM. Charpentier et Canoby, les deux Gustaves, soupirent encore après leur tour de représentation, ni M. Théodore Dubois, ni M. Jules Massenet, ni Mlle Augusta Holmes, ni M. Alphonse Duvernoy, ni même M. Samuel Rousseau ne se plaindront, j’imagine, d’avoir fait longtemps le pied de grue. Alors, pourquoi Berlioz serait-il le seul, entre tant de musiciens, pour qui la promesse du directeur n’aurait pas été suivie d’effet? Parce qu’il est mort? Mais Wagner aussi est mort, et voyez si l’on n’a pas fait pour lui deux et trois fois plus qu’il n’avait été promis.

ADOLPHE JULLIEN.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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