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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 30 MARS 1895

REVUE MUSICALE.

Le Te Deum de Berlioz.

    […] Berlioz peut attendre, vous disais-je l’autre jour [Débats, 2 mars 1895]. Et le fait est qu’il a attendu assez longtemps avant d’obtenir dans son pays l’éclatante réparation posthume à laquelle Pasdeloup et M. Colonne ont contribué plus que n’importe qui au monde. Il a donc paru juste à ce dernier, pour terminer le Cycle-Berlioz qu’il a célébré cet hiver, de faire entendre une œuvre à laquelle Berlioz tenait d’autant plus qu’il avait moins d’occasions de la faire exécuter [10 et 17 février 1895]. Le Te Deum, en effet, par les difficultés qu’il présente et la masse des exécutants qu’il exige, en raison peut-être aussi des circonstances assez rares où il pourrait se jouer officiellement, est l’œuvre de Berlioz qui a eu le moins de retentissement à l’étranger comme en France. Après les deux exécutions de Saint-Eustache en 1855 et celles de Saint-Pétersbourg, ce Te Deum ne se rejoua jamais à Paris. Il fut exécuté deux fois à Bordeaux, où se trouvait un gros noyau de berliozistes militants, en décembre 1883, sous la direction de M. Gésus, chef de musique militaire, et, l’année suivante, il était chanté pour la première fois en Allemagne, à Weimar, par l’Association générale des musiciens allemands, fondée par Liszt pour la diffusion des œuvres de l’école moderne. Quant à la Marche des drapeaux qui termine le Te Deum et s’en peut détacher, elle ne s’est rejouée à Paris qu’une seule fois, je crois bien, dans le grand concert en plein air que M. Colonne avait été chargé d’organiser, le soir du 14 juillet 1880 [1878], dans les jardins du Luxembourg, et où il exécuta aussi la Marseillaise orchestrée par Berlioz.

    Le Te Deum n’est pas une œuvre dé circonstance. Berlioz avait commencé de l’écrire en 1849 et il voulait le placer, originairement, dans une composition moitié épique, moitié dramatique, destinée à célébrer la gloire du Premier Consul. Cet épisode était alors intitulé Retour de la Campagne d’Italie; au moment de l’entrée du général Bonaparte sous les voûtes de la cathédrale, les chants sacrés retentissaient, les drapeaux s’agitaient, les tambours battaient, les canons tonnaient. Ainsi s’explique la physionomie toute guerrière de l’œuvre, peu en rapport avec les luttes pacifiques de l’Industrie qui allaient se livrer à Paris, au moment où Berlioz eut le bonheur de trouver quelqu’un pour s’intéresser à son Te Deum. Certes, épris comme il l’était de la légende napoléonienne, il avait salué avec enthousiasme le rétablissement de l’Empire; mais il avait bientôt découvert dans le souverain de son choix un véritable barbare en musique. Il n’avait pu glisser son Te Deum dans aucune cérémonie officielle et désespérait de l’entendre exécuter, lorsque l’abbé Gaudreau, curé de Saint-Eustache, eut l’idée de le faire chanter dans son église la veille de l’inauguration de l’Exposition universlle, fixée au 1er mai. Grâce à cette heureuse initiative, Berlioz allait donc voir surgir cette œuvre aimée, écrite depuis six ans, qui comportait, dès lors, deux grands chœurs, un orchestre énorme, un orgue, et à laquelle il ajouta, pour la circonstance, un troisième chœur pour lequel il aurait rêvé d’avoir au moins six cents enfants. L’entreprise était audacieuse et les frais devaient s’élever pour le moins à sept mille francs, car on n’avait pas recruté moins de neuf cents musiciens. « C’est colossal, écrit-il à son fils le 27 avril. Le diable m’emporte, il y a un finale qui est plus grand que le Tuba mirum de mon Requiem ». Mais l’ouverture de l’Exposition universelle au Palais de l’Industrie fut retardée de quinze jours et, par une rencontre imprévue, ce Te Deum, en arrivant à cette date du 30 avril 1855, semblait bien plutôt célébrer le salut de l’Empereur; qui venait d’échapper au pistolet de Pianori: le chant de triomphe à la gloire de l’oncle devenait un chant d’actions de grâces en l’honneur du neveu.

    Le Te Deum s’ouvre pompeusement par cinq grands accords résonnant alternativement à l’orchestre et à l’orgue; puis éclatent les voix des choristes femmes: Te deum laudamus, sur un motif plein d’élan triomphal, qui se développe en un grand chœur fugué, avec adjonction des voix d’enfants au milieu de l’ensemble, et ce premier morceau conclut sur de larges appels de toutes les voix à l’unisson montant vers le Créateur: Te omnis terra veneratur. Une belle mélodie, chantée par les jeux de flûte de l’orgue, amène l’hymne des séraphins: Tibi omnes angeli, que les sopranos exposent d’abord sur de longues tenues, puis sur de doux arpèges des flûtes à l’orchestre. Toutes les voix d’en haut s’unissent à ce cantique, en même temps que les forces instrumentales grandissent et se multiplient pour soutenir ce concert céleste; puis, subitement, les voix se taisent, et la première ritournelle de l’orgue, en reparaissant à l’orchestre, passe par différents timbres avant de s’éteindre sur une longue et lointaine tenue de l’orgue. Absolument, c’est un chef-d’œuvre que ce morceau; c’est la page la plus saisissante et véritablement géniale de la partition. La prière: Dignare Domine, qui vient ensuite, repose sur une phrase suppliante indiquée d’abord par l’orgue, et que les sopranos reprennent en la complétant, tandis que les autres parties, intervenant tour à tour sur une pédale des voix graves, donnent à cette page compliquée une expression touchante. Le Te, Christe, rex gloriae, d’une allure noble et solennelle, brille moins par la spontanéité de l’inspiration que par l’habileté des combinaisons; mais la phrase intermédiaire: Ad liberandum, est d’une douceur infinie. En somme, ces deux moreaux sont les moins saillants de l’ouvrage et ceux sur lesquels les amis les plus dévoués de Berlioz se permirent de faire quelques restrictions.

    Mais combien ils sont rachetés par la belle prière de ténor-solo sur le verset: Te ergo quæsumus, inspiration touchante et délicate entre toutes, que les violons chantent d’abord à l’aigu, avant le ténor, et qui aboutit à un double chœur sans accompagnement: Fiat super nos misericordia, d’un sentiment intime et mystérieux. Quant au morceau final: Judex crederis esse venturus, c’est une composiion grandiose établie sur deux motifs bien distincts: le chant du Salvum fac populum, d’une douceur angélique, et le motif initial exposé par les basses avec une ampleur superbe; c’est sur ce thème que repose le vaste édifice de ce finale, où le chant principal, attaqué sur le si bémol, vient, en montant par demi-tons, faire explosion sur le ré bémol. En conservant ce dessin obstiné, Berlioz a su, par la richesse de ses développements, produire une émouvante gradation de rythme, de chaleur et d’éclat qui atteint à son apogée dans un formidable unisson des trois chœurs, de l’orgue et de tout l’orchestre. Ici, le Te Deum devrait régulièrement finir, mais l’auteur, ayant toujours devant les yeux l’entrée triomphale de Bonaparte à Milan, y a ajouté une marche instrumentale pour la présentation des drapeaux, et l’a construite avec un des motifs qui servent d’assises au premier morceau, si bien qu’elle semble faire partie intégrante de cette belle composition, la résumer en quelque sorte, et cette page militaire, à l’allure victorieuse, amène encore un magnifique effet de sonorité lorsque les trombones, les ophicléides, les tubas reprennent le choral qui servait d’exorde à l’œuvre entière et la couronne avec éclat.

    Il en va de ce Te Deum comme du Requiem. C’est une composition d’église à la façon de Berlioz, où l’idée religieuse est totalement subordonnée à l’idée théâtrale, où l’auteur, du moment qu’il y voit son avantage, modifie à sa façon le texte du Te Deum, de même qu’il avait introduit un verset du Credo dans la prose des Morts. Il ne cherchait, dans ces tableaux suprahumains, qu’un prétexte à réaliser, si faire se pouvait, de nouveaux effets de masses, un accroissement sans fin d’intensité sonore, et jamais son ambition ne se tenait pour satisfaite à cet égard; il rêvait toujours de faire plus grandiose et plus bruyant. Mais il se heurtait à une double impossibilité: faire manœuvrer sans accroc de telles armées d’exécutants et surtout trouver un local assez vaste, église ou salle de concert, où ces compositions géantes pussent être entendues sans confusion pour l’oreille. Et c’est ce qui arriva pour le Te Deum, dont l’exécution, pour être parfaite avec de telles masses, aurait demandé des études beaucoup plus longues. Toutefois, les auditeurs de 1855 furent vivement frappés par quelques phrases ou morceaux de contour très net, comme le chant du début: Te Deum laudamus, le Tibi omnes, la prière: Te ergo quæsumus, dite avec onction par le ténor Perrier, le Judex crederis et la Marche des drapeaux, où le timbre strident du petit saxhorn soprano, joué par M. Arban, surprit et fit dresser toutes les oreilles. Quant à Berlioz, il était au septième ciel.

    Aurait-il été également bouleverse par les auditions que M. Colonne vient de nous offrir? J’en doute un peu. Non que l’exécution n’ait pas été, comme toujours, très soignée, et que le ténor Warmbrodt n’ait pas doucement soupiré son solo; mais parce que les voix d’enfants du troisième chœur formaient un ensemble un peu grêle, et que les quatre orgues Alexandre, rangés au haut de l’estrade, ne faisaient nullement l’effet d’un grand orgue; mais à l’impossible nul n’est tenu, direz-vous, et la salle du Châtelet n’a rien d’une église. Il a plu à M. Colonne de ne pas exécuter la Marche des drapeaux, d’abord parce que Berlioz, dans une lettre, qualifie le Judex crederis de finale, ensuite et surtout parce qu’il lui a paru que la péroraison du Judex crederis empoignerait davantage le public. Alors, qu’il exécute un jour la Marche des drapeaux isolément; qu’il tâche même d’obtenir copie, à Saint-Pétersbourg, d’un huitième morceau que Berlioz a ajouté dans sa partition manuscrite, en tête du n° 3, « un Prélude, dit-il, qu’on devra exécuter seulement quand le Te Deum sera chanté pour une victoire ou toute autre cérémonie se reliant aux idées militaires ». Ce fragment, inconnu en France, est souvent exécuté séparément dans les concerts, à Saint-Pétersbourg, où il provoque de nombreux applaudissements; peut-être n’en soulèverait-il pas moins à Paris.

    Car le manuscrit du Te Deum, avec cette addition, appartient à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg. En 1862, M. Stassof, étant venu à Paris, dépeignit à Berlioz l’enthousiasme de ses compatriotes pour cette œuvre que M. Balakireff avait répandue, et qui lui paraissait être le summum de l’art musical, le résultat d’une science profonde jointe à un puissant génie; il manifesta son vif désir de rapporter là-bas un autographe de celui qu’avec beaucoup de musiciens russes il considérait comme le premier compositeur de l’époque, et Berlioz, touché de telles marques d’admiration — on l’aurait été à moins, convenez-en — lui fit tenir peu après la partition autographe du Te Deum, en y joignant ce billet: « Quand j’écrivis cela, j’avais la foi et l’espérance; aujourd’hui, il ne me reste pas d’autre vertu que la résignation. Je n’en éprouve pas moins cependant une vive gratitude pour la sympathie que me témoignent les vrais amis de l’art tels que vous. » Lequel fut le plus heureux, de celui qui écrivit cette lettre ou de celui qui la reçut, de Berlioz ou de M. Stassof? […]

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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