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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 22 MAI 1922

REVUE MUSICALE.

De 1872 à 1922

Cinquante Ans de Critique

Du « Français »
et du « Moniteur Universel »
au « Journal des Débats »

    Cinquante ans! Cinquante ans de critique ininterrompue et de feuilletons de quinzaine fournis en premier lieu au Français et au Moniteur Universel (ces deux journaux n’en ayant plus fait qu’un seul de 1887 à 1901), ensuite et déjà depuis vmgt-neuf ans au Journal des Débats; soit un total d’environ treize ou quatorze cents feuilletons, voilà qui peut compter, je pense, et qui pèse en effet sur ma tête. Et quand je me reporte de cinquante ans en arrière, au mois de mai 1872, je me retrouve au milieu d’un monde du théâtre et de la musique tout différent de celui d’aujourd’hui, beaucoup moins agité, moins tumultueux, moins « réclamiste »; je me revois jeune débutant dans cette glorieuse phalange de critiques où figuraient Clément Caraguel et Sarcey, La Pommeraye et Larroumet, Théodore de Banville et Paul de Saint-Victor, Reyer et J. Weber, Wilder et Joncières, etc., presque tous occupant le rez-de-chaussée d’un grand journal: la critique, alors, pour être moins hâtive, en était-elle plus mauvaise? Ensuite et lorsque je reviens à l’époque actuelle, je ne suis pas médiocrement surpris de me retrouver presque seul, vétéran de la critique, à côté de ceux qui ont succédé aux successeurs de ces journalistes célèbres — mes contemporain Stoullig et Soubies n’ont-ils pas disparu il n’y a pas encore longtemps? — et c’est même à cette qualité de doyen des feuilletonnistes qu’on ne pouvait déjà pas me contester dès 1910, que je dus d’être appelé par Stoullig, cette année-là, pour présenter au public le trente-sixième volume des Annales du Théâtre et de la Musique, à défaut de Francisque Sarcey, qui avait été leur parrain dès leur naissance en 1875, les avait encore patronnées vingt ans plus tard et n’avait pas assez vécu pour les suivre jusque-là. L’« Oncle » ayant disparu, n’était-ce pas l’un de ses neveux qui le devait remplacer?

    Il y a donc présentement cinquante ans révolus que je fus chargé par François Beslay de rédiger le feuilleton musical du Français sans autre titre que de m’être essayé depuis trois ou quatre ans en donnant des articles au Ménestrel, à la Revue contemporaine, à la Revue et Gazette musicale. En m’accueillant, mon directeur, qui avouait très simplement ne rien entendre à la musique, m’avait donné carte blanche et liberté complète pour défendre les opinions que je pourrais avoir, sous cette seule réserve de ne pas choquer par le ton de mes articles les lecteurs, très distingués, c’est sûr, mais peut-être un peu prudes du journal. La consigne était facile à suivre, et comme j’avais alors toute la belle ardeur de la vingt-septième année, je ne fus pas long à affirmer mes préférences et mes dédains qui se trouvaient en contradiction presque constante avec le goût du public. Dès le premier jour, je soutins de mon mieux César Franck, Bizet (je plaçais même alors celui-ci plus haut qu’il ne s’est élevé), Lalo, Reyer, autant d’artistes que j’aimais pour leurs œuvres, que je n’avais jamais vus, à qui je n’avais jamais parlé et que le public ignorait ou dédaignait, sans savoir pourquoi. J’attirai le plus que je pus l’attention sur Grieg, Svendsen et Brahms; j’exaltai de toutes mes forces Schumann, Berlioz et Wagner, et le seul fait de défendre ces génies méconnus me valut dans ce temps plus d’une excommunication majeure de la part de gens qui, depuis, m’auraient presque reproché d’avoir été trop tiède; j’approuvai ou critiquai selon leurs œuvres les compositeurs flottants comme Saint-Saëns, Guiraud, Delibes, Gounod; pour d’autres enfin, qu’il serait superflu de nommer, je m’efforçai de faire sentir combien la faveur dont ils jouissaient était supérieure à leur mérite réel. Aujourd’hui, nous sommes d’accord, le public et moi, presque sur tous ces points; j’en suis, pour ma part, fort heureux.

    La presse, pour parler d’une façon générale, a-t-elle été pour quelque chose dans l’évolution du goût musical, à laquelle les concerts du dimanche ont si puissamment aidé? C’est ce qu’il me paraît difficile de contester. Au moment où je commençai à rédiger un feuilleton musical dans un grand journal quotidien, tout le débat s’agitait autour de Richard Wagner. Les uns, qui allaient de l’avant et défendaient l’auteur de Tannhæuser, étaient en petit nombre et s’appuyaient sur les grands maîtres de la musique classique, symphonie ou tragédie lyrique, afin de mieux répondre aux coups de leurs adversaires. Les autres, ceux qui écrasaient Wagner de leur mépris, plus nombreux, englobaient presque tous dans la même condamnation, Berlioz, qu’ils connaissaient peu, Schumann, qu’ils ne connaissaient pas, et soutenaient obstinément, par haine des génies qu’ils méconnaissaient, les producteurs de la musique courante en faveur à l’Opéra-Comique ou à l’Opéra. Puis, au milieu, la masse flottante des indécis, n’ayant pas d’opinion personnelle et ne faisant qu’enregistrer les arrêts favorabtes ou défavorables des journaux. Et jusqu’aux artistes d’alors qui, parfois, s’avisaient de manifester! N’est-ce pas en cette même année 1872 qu’il arriva à Pasdeloup, le grand champion du wagnérisme en France, de voir ses musiciens se refuser à jouer l’ouverture de Tannhæuser et le forcer séance tenante à la remplacer par celle d’Oberon, non sans qu’il adressât au public un petit speech pour expliquer que cette modification tardivement faite au programme émanait de sa propre volonté? Pure satisfaction d’amour-propre qù’il se donnait à lui-même et qui ne trompait personne. Mais aussi quelle revanche il prenait dès la saison suivante avec ce même Tannhæuser!

    Durant ces années-là, qu’on a pu appeler très justement les temps héroïques du wagnérisme et du berliozisme, les polémiques d’art et spécialement celles qui avaient trait à la musique comportaient une vivacité, pour ne pas dire une violence, dont les querelles actuelles ne donnent guère une idée. Pour terrasser Wagner, combien de fois ses ennemis ne firent-ils pas appel soit à des manifestants, soit à la police, et, d’autre part, que ne faisaient-ils pas pour réduire au silence ceux qui avaient la hardiesse de le soutenir? Par deux et trois fois mon directeur reçut des avis très sévères à mon sujet: « Comment, lui disait-on, pouvait-il admettre qu’un tout jeune homme, presque un blanc-bec, s’élevât contre toutes les opinions reçues dans les salons, s’avisât de critiquer les musiciens qu’on y admirait et allât jusqu’à prôner des compositeurs que des gens éclairés ou considérés comme tels dans le monde avaient définitivement condamnés?… » Ces insinuations charitables n’avaient, heureusement pour moi, aucune prise sur mon directeur qui me disait lui-même un jour: « Savez-vous pourquoi vos articles frappent aussi vivement ceux qui les lisent? C’est que vous parlez, on le sent, avec une indépendance absolue, tandis que nous tous, autour de vous, en raison de nos relations ou de nos opinions, nous avons toujours quelque personne ou quelque chose à ménager. Vous détonnez dans le journal, mais c’est ce qui me plaît. Poursuivez. » Et je continuais.

    Je continuai donc, même après que Beslay, étant mort, eut été remplacé par quelqu’un de très timoré, mêlant à tout la politique, et qui n’aurait pas demandé mieux que de m’écarter par dessous-main lorsque le Français fusionna avec le Moniteur Universel, mais heureusement que, dans cette nouvelle maison, j’allais retrouver de vrais journalistes, d’esprit ouvert et d’idées larges, tels que Louis Joly et Ferdinand Duval, l’ancien préfet de la Seine, avec lesquels il n’y avait nul piège à redouter. D’ailleurs, à cette date-là, les hommes et les œuvres que j’avais toujours défendus avaient comme partie gagnée et j’avais même vu quelques-uns de ceux qui m’avaient combattu emboucher la trompette à leur tour, s’informer même auprès de moi des conditions dans lesquelles on pouvait faire le « pèlerinage de Bayreuth » ainsi que le commandait la mode: il n’y avait donc plus qu’à laisser le temps opérer. Oui, ceux qui, malgré les cris et les moqueries, défendirent autrefois, sans broncher, les maîtres contre lesquels s’acharnait la foule ignorante ou mal renseignée, ceux-là durent bien, à force d’écrire et d’applaudir, coopérer au revirement considérable qui s’est produit dans le dernier quart du siècle dernier. Ils sont devenus légion peu à peu, ayant vu venir à eux tous les hésitants, tous les indécis que la mode entraîne, en même temps que ceux qui avaient d’abord mené la campagne contre les vrais génies, par inintelligence artistique ou intérêt commercial, ne comptaient plus guère et prêtaient simplement à rire par les efforts qu’ils faisaient pour opérer une évolution tardive et donner le change sur leurs opinions passées: les pauvres gens!

    Certes, il y eut de tout temps des divergences d’opinion dans le monde de la musique, mais de moins fondamentales, de moins ardentes, et de celles qui tendent à bouleverser l’art musical, à le pousser dans un sens ou dans un autre, il en est fort peu, pour la très bonne raison qu’il ne surgit pas très souvent des génies capables de provoquer une révolution capitale. Or, les critiques doivent s’estimer très heureux auxquels le hasard des circonstances a permis de prendre part à des luttes qui dateront dans l’histoire, au lieu de se livrer à de très menus ergotages sur des œuvres de compositeurs délicatement inspirés, très raffinés, très subtils, c’est sûr, mais qui, si grands efforts qu’ils fassent pour se hausser, paraissent de très petite taille auprès de colosses comme Gluck, Beethoven ou Wagner. Et puisque j’ai tant fait que de remonter si haut, il ne me déplairait nullement de reproduire ici la conclusion d’un article où, pour terminer ma première année de critique, il m’avait été demandé de faire une revue générale de la musique durant cette année qui avait vu représenter le Don César de Bazan de Massenet, l’Arlésienne et la Djamileh de Bizet, qui avait fait applaudir aux Concerts Populaires deux suites d’orchestre de Massenet, le Carnaval de Guiraud, le Divertissement de Lalo et le Rouet d’Omphale de Saint-Saëns, où la Société nationale de musique s’était fondée, où avait commencé à se dessiner nettement le mouvement de réparation envers Berlioz et César Franck.

    « La musique française est actuellement dans une période d’indécision; passez-moi le mot: elle fait peau neuve, mais c’est grâce à notre vanité et à notre légèreté que cette transformation s’accomplit aussi lentement. Nous avons perdu dix bonnes années à rire et à gloser. D’autres auraient étudié sérieusement les théories qui se faisaient jour et les auraient soutenues ou condamnées à bon escient; nous, nous avons clabaudé et ri tout notre saoûl. Cependant les jeunes musiciens français prennent peu à peu au sérieux l’artiste qu’on leur avait d’abord présenté comme un halluciné et ils s’aperçoivent qu’il n’était pas aussi fou qu’on voulait bien le dire… Et la crise n’est pas finie; elle durera tant qu’il ne se trouvera pas en France un musicien ou un parti musical assez audacieux pour aller hardiment de l’avant, sans souci des rires ni des injures. C’est là le seul moyen d’arriver à bien: on ne citerait pas un seul grand maître qui n’ait été en butte à de violentes attaques, et c’est le plus souvent au prix de cruels déboires qu’on conquiert l’admiration de la postérité. »

    Est-ce que la suite des temps et des événements n’aura pas donné quelque peu raison au jeune critique de 1872?

ADOLPHE JULLIEN.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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