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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 12 JUIN 1921

REVUE MUSICALE.

A l’Opéra:

« Les Troyens », de Berlioz.

    Berlioz, s’il vivait encore, aurait-il été satisfait de la reprise que l’Opéra vient d’effectuer de ses chers Troyens en réunissant dans une même soirée les deux parties de la Prise de Troie et des Troyens à Carthage qui, jusqu’alors, n’avaient été offertes au public que séparément: les Troyens à Carthage, du vivant même de l’auteur, au Théâtre-Lyrique en 1863, puis à l’Opéra-Comique en 1892, la Prise de Troie à l’Académie de musique en 1899? Oui et non. Oui, il se serait réjoui de voir les Troyens remplir une seule soirée, ainsi qu’il l’avait toujours désiré en spécifiant même, montre à la main, que cette représentation intégrale ne devait pas durer plus longtemps que celle des Huguenots; mais comme il y a loin de la coupe aux lèvres, autrement dit de chiffres jetés sur le papier aux possibilités scéniques, il aurait cruellement souffert de voir les nombreuses et très larges coupures qu’on s’est cru en droit de faire tout le long de l’ouvrage afin d’arriver à ce résultat. Ce n’est plus à vraiment parler qu’une séléction, qu’un diminutif très décousu des Troyens. Mais comme, je le répète, il était impossible de procéder autrement du moment qu’on voulait ne pas excéder les bornes d’un spectacle ordinaire, c’est toujours la même question qui se pose, à savoir s’il valait mieux représenter ainsi les Troyens au prix de sacrifices considérables ou s’il n’était pas préférable de continuer à les jouer en deux parties, séparément: libre à chacun de répondre selon son goût.

    Les Troyens occupent dans la carrière et dans la série des œuvres de Berlioz une place égale à celle de la Symphonie fantastique et de la Damnation de Faust: ses créations capitales peuvent servir à déterminer, à quinze ans d’intervalle, ou peu s’en faut, l’une de l’autre, les tendances et l’idéal de Berlioz aux diverses périodes de sa vie artistique. Et les Troyens, en particulier, sont l’œuvre capitale à laquelle il devait forcément aboutir lorsque l’âge eut calmé chez lui les effervescences de la jeunesse et les bouillonnements de l’âge mûr. Je crois l’avoir déjà dit et redit: C’est de l’Enfance du Christ, soit de 1854, huit ans après la Damnation de Faust, que date cette évolution, accusée de toute évidence par son opéra de demi-caractère, Béatrice et Bénédict, représenté avant mais composé après les Troyens, évolution tout instinctive et qui n’avait nullement pour but, comme on l’a dit, de réagir contre les opéras de Richard Wagner qu’il ne connaissait guère et redoutait fort peu lorsqu’il écrivit l’Enfance du Christ et même les Troyens, évolution qui se produisit inconsciemment sans doute en sa façon de concevoir la musique — car ces transformations progressives, ces apparences de retour en arrière sur la fin de la vie ne sont pas rares chez les artistes — et le fit revenir autant qu’il pouvait le faire au culte presque exclusif de Gluck et de Spontini. Mais quand on parle d’évolution classique avec Berlioz, il faut s’entendre. Il est bien clair que lorsqu’il écrivait les admirables airs de Cassandre ou de Didon, le tour de l’inspiration et la coupe de l’air procèdent directement de Gluck; mais il renforçait ces éléments et se les appropriait en quelque sorte par une orchestration beaucoup plus riche et fournie qu’il n’était permis à l’auteur d’Alceste. En un mot, c’est seulement par la phrase vocale que Berlioz se fait le disciple de Gluck; pour tout ce qui tient à l’orchestre, il demeure toujours le grand coloriste, imbu des œuvres de Weber et de Beethoven.

    Maintenant, cette œuvre admirable, aussi frappante par l’élévation de la pensée et la grandeur de la conception que par la pureté, le charme, l’expression de l’idée mélodique et la richesse de l’orchestre, est-elle absolument conforme à l’idéal que nous avons actuellement du drame lyrique? Assurément non; cette division très nette en airs, chœurs, duos et ensembles nous paraît dater à présent, et l’auteur, qui n’innova jamais dans ce sens, qui aurait réagi plutôt contre la forme préconisée par Richard Wagner et qui fut toujours très respectueux des coupes anciennes uniquement dans la musique dramatique, écrit de ci de là telle phrase un peu trop ornée, répète à satiété les paroles, fait recommencer ses chœurs avec une insouciance bien propre à exaspérer les wagnériens exclusifs ou les intransigeants de la jeune école aux yeux desquels la forme et 1’« écriture » des opéras sont choses primordiales. Mais il faut prendre l’ouvrage de Berlioz pour ce que celui-ci a voulu faire: une tragédie antique à la Gluck, et si l’on peut regretter qu’il ait manqué d’initiative et de hardiesse en ce qui concerne le plan même et les formes vocales de son œuvre, lui si hardi au contraire en dehors du théâtre, il faut reconnaître aussi que la chaleur, la tendresse et la passion qui régnent d’un bout à l’autre des Troyens, que la beauté de la déclamation et l’exquise pureté des mélodies, que ce merveilleux commentaire instrumental effacent complètement l’imperfection du plan général. Toute coupe conventionnelle disparaît aux yeux de l’auditeur qui se laisse gagner aux pathétiques invocations de la prophétesse Cassandre, aux accents héroïques et tendres du pieux Enée, aux délicieuses ou lamentables effusions de la reine Didon.

    Ces réflexions générales s’appliquent aux Troyens, vus d’ensemble, car ce serait raffiner contre toute vraisemblance, en dépit des dates et des faits — comme l’ont fait ceux qui voulaient se singulariser à tout prix — que d’affirmer que Berlioz a montré plus d’égalité de style et d’unité d’inspiration dans la Prise de Troie que dans les Troyens à Carthage. Outre que cette subdivision en deux parties fut purement le fait du hasard, Berlioz n’a jamais subi, pour les Troyens à Carthage, les caprices d’un « intelligent directeur » ou de chanteurs exigeants, car sa partition ayant été gravée pour lui-même avant que d’être représentée, il est facile de se convaincre qu’il n’y changea absolument rien pour l’adapter à 1a scène. Toutes les coupures franches qu’on y pratiqua de jour en jour, à l’origine, et qui ne subsistèrent pas toutes lors de la reprise de 1892, pouvaient bien déparer l’ouvrage entier, tout autant que celles qu’on y pratique aujourd’hui, mais elles n’en modifiaient pas le style, l’auteur ayant proclamé lui-même qu’il n’eut jamais à y glisser la moindre addition pour répondre au désir des interprètes ou du directeur. S’il y avait une distinction à établir entre les deux parties factices des Troyens, aujourd’hui ressoudées ensemble, elle serait à l’avantage de la seconde, autrement dit des Troyens à Carthage, et cela uniquement parce qu’il s’y trouve, en raison du poème même, plus de scènes lumineuses où l’inspiration du compositeur devait le mieux s’épanouir et sa double admiration pour Virgile et pour Shakespeare le mieux se combiner.

    Qu’il y ait déjà dans les premiers actes des pages d’une haute valeur, c’est incontestable, et ce sont, bien entendu, celles qu’on a conservées à l’Opéra: le récit et l’air de Cassandre tout d’abord, de préférence même au duo de la prophétesse avec Corèbe, où le délire de Cassandre est si bien mis en opposition avec la tendresse si calme de Corèbe, malgré un assez fâcheux allegro à deux voix, à la tierce, qui ne va pas sans nous surprendre. Quelle admirable scène, en revanche, que celle où la veuve d’Hector présente son fils Astyanax au vieux Priam, qui le bénit! Quelle émotion se dégage de cet épisode où la clarinette solo chante une longue mélopée sur laquelle le chœur plaque de brèves et douloureuses exclamations! Combien elle est préférable au grand octuor avec chœur qui suit l’impétueuse entrée d’Enée, un excellent morceau de facture à coup sûr et qui tenait fort au cœur de Berlioz, mais qui ne s’explique guère en un pareil moment de trouble et d’affolement général! De la marche et des chants de triomphe qui accompagnent l’entrée du cheval de bois dans la ville de Troie, tout a été dit, mais n’est-il pas juste d’insister sur l’apparition d’Hector à Enée, où la voix du spectre descend lentement par demi-tons, tandis que les sons bouchés du cor jettent sur la scène entière une teinte des plus sombres? Voilà pour ce qui reste, à juste titre, de la Prise de Troie, mais combien de pages supérieures n’y avait-il pas à glaner dans les Troyens à Carthage, depuis le superbe air d’entrée de Didon ou du charmant duo avec sa sœur Anna jusqu’à la vive intervention d’Enée, jusqu’à ce magnifique tableau symphonique: Chasse royale et orage, que les concerts ont depuis longtemps relevé de l’inqualifiable accueil qu’on lui avait fait à l’origine! Et voilà que cette tragédie lyrique atteint aux sommets avec le quintette, le septuor et le duo d’amour dont tous les amateurs ont fait maintes fois leurs délices; avec la grande scène du départ d’Enée, d’un mouvement irrésistible, où se détache le bel air: « Ah! quand viendra l’instant des suprêmes adieux », enfin avec l’admirable monologue de Didon décidée à mourir pour échapper à la double torture des regrets et des remords: quelle série!

    Même avec toute l’indulgence possible et quoi qu’on en ait pu dire ailleurs, comment ne pas constater de très regrettables inégalités dans l’interprétatiqn des Troyens que l’Opéra vient de nous offrir? Les chœurs, c’est une justice à leur rendre, sonnent à souhait, ce qui est essentiel, dans les chants de fête ou les chants de guerre; il faut louer aussi Mme Isnardon, qui a montré dans Cassandre une ardeur singulière avec assez d’éclat vocal, et M. Rouart, dont la jolie voix de baryton s’accommodait on ne peut mieux aux douces cantilènes de Corèbe, sans oublier M. Narçon, qui a bien représenté l’ombre d’Hector, ni même Mlle Arné et le ténor Dutreix, acceptables dans la sœur Anne et le jeune matelot Hylas; mais ici je m’arrête. Mlle Daunt, chargée du rôle muet d’Andromaque, le tient sans noblesse, avec trop de gestes et de prostrations. M. Franz, dont le magnifique organe fait merveille dans la scène du départ ordonné par un Mercure qu’on n’a ni vu ni entendu, donne beaucoup trop de son dans les morceaux de tendresse et de charme; Mme Gozatégui ne prête à Didon ni la voix, ni l’accent ni la force tragique indispensables et l’un et l’autre, au lieu de le soupirer en caressant la note, ont chanté leur merveilleux duo d’amour avec des éclats de voix et dans un mouvement que je m’étonne que le chef d’orchestre, M. Philippe Gaubert, n’ait pas essayé de modérer. Il m’en faut dire autant du délicieux quintette et de l’incomparable septuor, exécutés beaucoup trop fort, de telle façon qu’il ne restait plus trace de la poésie enchanteresse qui doit se dégager de ces pages vraiment géniales et qui les faisait applaudir et redemander dès l’origine, quoique le public de ce temps là, pris en masse, fût assez mal disposé pour Berlioz.

    Mais, afin de réagir contre une aussi fâcheuse impression, ne conviendrait-il pas de rappeler ce qu’Albéric Magnard, revenant de Carlsruhe où il avait entendu les Troyens, chantés pour la première fois en entier sous la direction de Félix Mottl, écrivait au Figaro, en 1890, sans que personne alors, à commencer par son père, y fût de son avis: « Les Troyens m’apparaissent comme le chef-d’œuvre de l’art lyrique français en notre siècle »?

ADOLPHE JULLIEN.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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