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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 3 AOÛT 1919

REVUE MUSICALE.

Un musicien errant: Hector Berlioz.

    […] Les lignes que je citais plus haut de M. Tiersot sur Berlioz montrent assez, si l’on ne le savait de reste, qu’il est un des plus fervents admirateurs de l’auteur des Troyens et qu’il ne perd jamais une occasion de le célébrer. Nombreux sont déjà les livres qu’il lui a consacrés, plus nombreux encore les articles, et le travail auquel il s’est attelé en dernier lieu et qui consiste à réunir, à grouper dans une série régulièrement ordonnée toute la correspondance, si copieuse, du maître, est, ou plutôt sera, car il est loin d’être terminé, d’une grande utilité pour ceux qui s’occuperont dorénavant de Berlioz. Mais l’ennui est qu’avec un épistolier aussi abondant que Berlioz, un travail de ce genre est comme interminable et rappelle assez le cas du malheureux Sisyphe: il n’est pas plus tôt fini, ou paraît l’être, qu’il faudrait recommencer. Je ne parle même pas des mauvaises volontés que l’auteur doit rencontrer de divers côtés, ni d’autres écrivains qui préfèrent garder pour eux le butin qu’ils ont pu se procurer, mais, même en tenant compte des très nombreuses lettres que M. Tiersot a pu découvrir et se faire communiquer, après celles déjà publiées dans les deux recueils intitulés Correspondance inédite et Lettres intimes, il en surgit presque constamment de nouvelles de droite ou de gauche, et de capitales, ma foi! qu’il doit bien regretter de n’avoir pas connues à temps. Vraiment, ce serait à décourager tout autre qu’un berlioziste aussi déterminé que lui.

    Toujours est-il qu’il vient de mettre sur pied (chez Calmann-Lévy) le second volume de cette correspondance, non pas complète mais générale, et, de même qu’il avait présenté le premier, qui s’étend de 1819 à 1842, sous ce titre: les Années romantiques, il intitule celui-ci le Musicien errant (1842-1852), par la bonne raison qu’il est tout rempli des pérégrinations du maître à travers l’Europe avant et après les malheureuses auditions de la Damnation de Faust à l’Opéra-Comique, en 1846. Ce ne sont, dans ces lettres quelque peu monotones, mais aussi par endroits très curieuses et même amusantes, que colères, indignations, fureurs, anathèmes et malédictions contre tout ce qui se passe en France, qu’approbation, joie, enthousiasme, pour tout ce que Berlioz découvre à l’étranger. Comment en serait-il autrement, avec son tempérament fiévreux et désordonné, dans une période de dix années où la seule œuvre importante, et quelle œuvre! qu’il ait produite, la Damnation de Faust, échouait lamentablement dans les deux concerts qu’il avait organisés à ses frais, tandis que toutes les exécutions de ses œuvres qu’il allait organiser hors de France — exception faite de sa campagne à Londres sous les auspices de ce fou de Jullien — lui valaient, sinon les prodigieux triomphes que son imagination grossit bien quelque peu, mais au moins de grandes satisfactions d’amour-propre et la jouissance suprême qu’un compositeur puisse éprouver: celle de présider à la mise en valeur de ses créations?

    Un échec pour commencer, celui de sa première candidature à l’Institut, où Onslow venait de remplacer Cherubini par dix-neuf voix contre dix-sept données à Adolphe Adam, sans que Berlioz en eût obtenu une seule. Et peu de temps après, pour se consoler d’une déconvenue qui était pourtant à prévoir: « L’Institut maintenant!… écrit-il dans une lettre ouverte au directeur de la Sylphide. Chhhhhuttttt!.. on dirait que… et moi qui… ah! ma foi!… En vérité…? C’est comme je vous le dis… — Eh bien donc, parlez-nous des musiciens qui ne sont pas de l’Institut. — Je n’en connais pas, ils en sont tous; de sorte qu’à la première vacance vous devez peut-être vous mettre sur les rangs; vous serez alors perdu pour vos amis, qui diront philosophiquement: « C’est un fauteuil qui lui est tombé sur la tête ». Puis, quelques lignes plus loin, comme il s’apprête à partir pour l’Allemagne: « Liszt est en Allemagne, Ernst est en Allemagne, Artot est en Allemagne, les petites MilanoIIo sont en Allemagne, Naumann est en Allemagne, Rubini est en Allemagne, Dœhler est en Allemagne, je vais en Allemagne; nous y resterons tous jusqu’au printemps. Quel bel hiver pour les dilettanti… de Paris! » Et à Paris, par contraste, à quelques mois de là: « Rossini boude dans son coin; il va retourner manger et dormir à Bologne; Spontini se tourmente, il croit que tout le monde conspire contre lui; Meyerbeer ne vient pas et annonce toujours son arrivée; Donizetti écrit du matin au soir; Auber se promène à cheval; Halévy est fort triste, et je ne suis pas gai. » Dès lors, comment hésiter entre les deux pays?

    Et comment aussi ne pas rêver d’aller faire la conquête musicale de l’Italie, en même temps que celle de l’Allemagne, de la Russie et de l’Angleterre? « Ce qui serait beau et digne d’un pareil voyage, écrit-il à l’éditeur Ricordi, de Milan, exige un grand déploiement de forces musicales. Il s’agirait de monter au moins deux grands festivals au théâtre de la Scala, à l’époque qui paraîtrait la plus convenable, avec quatre ou cinq cents exécutants. J’y ferais entendre surtout des fragments de mon Requiem, ma grande Symphonie funèbre et triomphale pour deux orchestres et chœurs, et ma symphonie à trois chœurs de Roméo et Juliette ». Mais le directeur de la Scala fit la sourde oreille, et rien ne put aboutir. Heureusement pour Berlioz qu’il pensait se rattraper d’un autre côté, particulièrement en Russie, où il pousse des cris de joie après deux concerts qui avaient eu le plus grand succès qu’il pût espérer. « L’aristocratie russe, écrit-il de Moscou à l’éditeur Escudier, en lui demandant d’insérer quelques lignes réclamatoires dans la France musicale, s’est épris pour Faust d’un véritable delirium tremens; j’ai fait, en deux soirées, une recette de trente mille francs; il est bien malheureux qu’il n’y ait pas eu un arrangement de piano de la partition; la ville regorge de pianistes et d’amateurs de chant; j’aurais pu faire là-dessus une excellente affaire. Enfin, ce qui est digéré n’est pas perdu... » Et, comme post-scriptum: « Si vous pouvez sans peine éclabousser quelques journaux avec notre réclame: n’y manquez pas. Il faut battre son frère quand il a chaud… »

    Quant à Paris, ce gredin de Paris, comme il l’appelait, c’est toujours la ville le plus inhospitalière à ses yeux; tout s’y ligue contre lui: « L’Opéra, dit-il, est dans la folie, dans la butorderie, dans le crétinisme jusqu’aux oreilles, jusqu’à la pointe même de ses longues oreilles » Il déclare « une guerre sans merci ni trêve à la direction de ce grand imbécile de théâtre », autrement dit à Léon Pillet et à sa favorite Rosine Stolz, « qu’il a pris le parti de secouer d’une façon fort rude »; il s’insurge contre ses amis qui lui reprochent de bouder la France, et déclare « qu’il faut avoir un drapeau tricolore sur les yeux pour ne pas voir que la musique y est bien morte et que c’est le dernier des arts dont nos gouvernants voudraient s’occuper » etc. Puis, quand il a bien crié, bien gémi, bien fulminé contre le tiers et le quart, tout à coup: « Je pars, je retourne dans ce pays qu’on appelle encore la France, et qui est le mien, après tout. Je vais voir de quelle façon un artiste peut y vivre, ou combien de temps il lui faut pour mourir au milieu des ruines « sous lesquelles la fleur de l’art est écrasée et ensevelie. » C’est en 1848 qu’il écrivait ces lignes, à la veille de quitter Londres, et c’est en 1869 qu’il est mort, mais non pas de faim comme il craignait un jour qu’il ne lui arrivât dans ce Paris si peu favorable aux arts: il aura donc eu grandement le temps d’apprendre comment on y pouvait vivre ou mourir. […]

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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