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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 11 AOÛT 1907

REVUE MUSICALE.

Hector Berlioz: les Années romantiques (1819-1842), correspondance publiée par M. Julien Tiersot (chez Calmann Lévy).

    […] Sic fata ferebant, dirai-je en rétablissant le vers si souvent mal cité de Virgile, et qui s’applique à merveille, après comme avant sa mort, à cet amoureux de l’antiquité que fut toujours Berlioz. Ce sont les destins qui ont décidé que la nature se soulèverait chaque fois qu’on entreprendrait de le glorifier dans la province qui l’a vu naître, et ce sont les dieux aussi qui ont décidé que, pendant de longues années après que le maître aurait disparu de ce monde, il se produirait des indiscrétions épistolaires ou des exhumations d’écrits oubliés, propres à modifier, ne fût-ce que légèrement, l’opinion qu’il aurait voulu laisser de lui-même en écrivant ses Mémoires, les pensées qu’il desirait suggérer sur son compte au public, l’attitude dans laquelle il aurait souhaité de demeurer pour la postérité.

    Rien de pareil n’est à craindre avec le volume que je vous ai annoncé: c’est le premier de la correspondance complète de Berlioz, au moins telle qu’on peut l’établir aujourd’hui, car les autres volumes que cette publication comporte n’auront pas plus tôt paru qu’il surgira certainement d’autres lettres de droite ou de gauche. Il n’importe et la moisson faite par M. Julien Tiersot est déjà tellement riche que la vie entière de l’artiste se trouve ici racontée par ses lettres et que ce premier volume, qui va de 1819 à 1842, peut se lire exactement comme se lirait un roman par lettres, car c’est un roman vécu dans toute la force du terme et Berlioz est là tout entier qui revit devant nous. Outre les très nombreuses lettres, encore inédites, que M. Tiersot a trouvées dans la famille même du maître et dans diverses collections publiques ou privées, nous avons là, republiées à leur date, toutes les lettres de Berlioz éparpillées dans différents recueils, ou même ayant paru dans des volumes ou brochures de France ou de l’étranger. Il n’a été fait d’exception, exception très justifiée d’ailleurs, que pour les lettres qui se trouvent dans les deux recueils déjà publiés à la librairie Calmann Lévy: Correspondance inédite (1879) et Lettres inédites (1882); mais chacune des lettres insérées dans ces deux recueils a été signalée à sa date et résumée en deux mots dans le livre de M. Tiersot, de façon que la correspondance complète du maître se présente ici dans un ordre exact, et très clair. Les amis de Berlioz n’auront qu’à se reporter à l’un ou à l’autre des deux volumes précédents pour avoir le texte intégral des lettres simplement indiquées par M. Tiersot; mais ne les ont-ils pas déjà lus, ces livres-là, lus, relus et médités?

    La vraie biographie de Berlioz est aujourd’hui établie sur des données assez solides pour que toutes les recherches auxquelles on se livre ne la puissent modifier ou compléter que sur des points infiniment secondaires et de cela l’auteur de ce livre est le premier à convenir, mais cette série de lettres enflammées revenant sur des événements, des succès ou des déboires qui nous sont déjà bien connus, est cependant d’une lecture extrêmement attachante et divertissante, l’écrivain y montrant infiniment de verve, d’enthousiasme, de fureur, à ce point qu’il semble par instants se parodier lui-même. « Henriette Smithson a été amenée à mon concert ignorant qu’il était donné par moi, écrit-il à Albert du Boys le 5 janvier 1833. Elle a entendu l’ouverture dont elle est le sujet et la cause première, elle en a pleuré, elle a vu mon fameux succès. Cela est allé droit à son cœur, elle m’a fait témoigner après le concert tout son enthousiasme, on m’a présenté chez elle, elle m’a écouté tout en larmes, lui racontant comme Othello les vicissitudes de ma vie depuis le jour où je l’aimais; elle m’a demandé grâce pour les tourments qu’elle m’a fait souffrir… Quand je ne puis la voir, nous nous écrivons jusqu’à trois lettres par jour, elle en anglais, moi en français. » Quelle dommage que cette correspondance en deux langues soit perdue tout entière; mais comme il est heureux qu’on ait retrouvé des lettres comme celles que Berlioz, quatre jours après son mariage, adressait, soit à sa sœur Adèle: « C’est une créature délicieusement pure et bonne que ma femme; il n’est presque pas croyable de rencontrer chez une actrice de son âge tout ce que j’ai trouvé »; soit à Liszt: « Eh bien, avais-je raison de croire à la voix secrète do mon cœur? Mon expérience a réussi; oui, à telles enseignes que je suis tout brisé d’efforts… Vierge… tout ce qu’il y a de plus vierge! »

    Quelles singulières confidences et quelle étrange époque que celle où tout le monde s’embrassait et larmoyait, où Berlioz écrivait à sa sœur préférée après l’exécution intégrale de l’Episode de la vie d’un artiste: « Je suis encore fatigué des embrassades, des transports de tout ce monde, de Paganini, de V. Hugo, d’A. Dumas, de Pixis, d’A. Nourrit, etc. » ; où Vigny écrivait à Brizeux après la représentation de Chatterton: « Où étiez-vous, ami, quand Auguste Barbier, Berlioz, Antony et tous mes bons et fidèles amis me serraient sur leur poitrine en pleurant… » !

    Wagner, étant plus jeune, embrassait et pleurait moins que Berlioz; mais de cela que conclure et pensez-vous que, pour être moins exagéré dans ses manifestations, il en fut plus impartial et plus clément pour tous ceux qui pouvaient lui porter ombrage? Entre les deux… […]

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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