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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 9 AVRIL 1905

REVUE MUSICALE.

Salle Albert-Legrand: Exécution du Te Deum, de Berlioz.

    […] Il y a peu de temps, il était bien porté dans certains salons et chez certaines gens qui rougiraient de partager les préférences de tout le monde, il était de bon goût, dis-je, d’annoncer la défaveur très prochaine et le rapide déclin des œuvres de Wagner en France, et cela juste à l’heure où nos deux grandes scènes lyriques inscrivaient un nouvel ouvrage de ce médiocre musicien à leur répertoire. A présent, il devient tout à fait rococo d’admirer Berlioz; pour être « du dernier bateau », il convient de marquer une grande lassitude à son endroit, de s’écrier que ce vieux romantique a fait son temps, que ses créations sentent le moisi et ne présentent plus, en de nombreuses pages, qu’un intérêt très conventionnel; bref, que l’heure est venue de passer à d’autres exercices. Et juste au moment où nos gens d’opinions dites avancées disent ou écrivent de si belles choses, la Damnation de Faust et le Requiem brillent à la fois sur les affiches de nos deux grands concerts; l’ouverture du Carnaval romain excite de tels transports au Châtelet que M. Colonne est obligé de la recommencer, quoiqu’elle ouvre la séance, et cela deux dimanches de suite [26 février et 12 mars 1905]; enfin, deux nouvelles Sociétés musicales, dites l’une « le Timbalier » et l’autre « l’Accord », se réunissent et, pour se bien poser dans le monde musical, ne trouvent rien de mieux que de donner une audition solennelle du Te Deum du maître aujourd’hui si décrié. Que j’en connais, des compositeurs, qui souhaiteraient de décliner dans la faveur publique autant et de la même façon que Wagner et Berlioz!

    J’ai déjà longuement parlé de ce Te Deum ici-même, au mois de mars 1895, lorsque M. Colonne l’exécuta par deux fois pour couronner le Berlioz-Cyclus qu’il venait de dérouler devant nous trois mois durant, et dont d’autres que moi ont dû garder le souvenir. Ces auditions furent les premières et sont demeurées les seules, je crois bien, qui aient été données à Paris depuis que cette œuvre considérable avait été exécutée du vivant de l’auteur, quarante ans auparavant. Faut-il rappeler, en effet, que ce Te Deum, qu’il avait commencé en 1849, avec l’intention de l’intercaler dans une grande composition à la gloire du Premier Consul, fut chanté le 30 avril 1855 dans l’église Saint-Eustache, grâce à l’initiative de l’abbé Gaudreau, curé de cette paroisse, pour attirer les bénédictions du ciel sur l’Exposition universelle qui allait s’ouvrir au palais de l’Industrie? Et comme l’empereur, quelques jours auparavant, avait échappé à la tentative d’assassinat dirigée contre lui par l’Italien Pianori, il se trouva que ce Te Deum parut célébrer à la fois l’inauguration des grandes fêtes de l’industrie et le salut de l’empereur: or, Berlioz, en l’écrivant, n’avait pensé à rien de pareil.

    Cette vaste composition qui exige deux grands chœurs avec orchestre et orgue, plus un troisième chœur d’enfants, est écrite dans le style mi-religieux, mi-théâtral que Berlioz affectionnait et dont il avait donné le modèle accompli dans son Requiem. Par ces masses d’exécutants et ces énormes déploiements de sonorités, il cherchait à faire percevoir, à réaliser pour l’esprit des tableaux suprahumains bien plus qu’à en dégager l’expression intense, ou à faire pénétrer dans les âmes une émotion profonde. Et voici quelques lignes qui prouvent bien que tel était le but où il visait: « C’est colossal, écrivait-il à son fils, en parlant du Te Deum pour lequel on avait recruté neuf cents musiciens. Le diable m’emporte, il y a là un finale qui est plus grand que le Tuba mirum de mon Requiem. » Le fait est que ce dernier chœur: Judex crederis esse venturus, avec sa montée par demi-tons, ces roulements de tambour et ce crescendo ininterrompu de sonorités fulgurantes, arrive à produire un effet foudroyant sur l’auditeur. C’est une des deux pages capitales de cette œuvre. L’autre est l’hymne des séraphins: Tibi omnes angeli, où toutes les voix s’unissent peu à peu à celles des sopranos, où tous les instruments viennent renforcer cette ardente prière jusqu’au moment où les chœurs font brusquement silence et laissent le morceau s’éteindre sur une longue et lointaine tenue de l’orgue. Il y a aussi bien du charme dans la touchante prière du ténor solo avec double chœur: Te ergo quaesumus; mais le premier morceau: Te Deum laudamus, et la prière: Dignare Domine, et le: Tu, Christe, rex gloriæ, trois morceaux qui sont d’ailleurs larges d’idées et richement développés, ne s’élèvent pas à la même hauteur. Certes, ces pages-là nous intéressent, mais elles ne nous subjuguent pas.

    C’était une grosse affaire pour des amateurs, même renforcés par quelques professionnels, que d’exécuter une œuvre aussi considérable, et il faut rendre justice à l’audace, aux efforts des chanteurs de « l’Accord » et des instrumentistes du « Timbalier ». Ces derniers ont même exécuté, en la plaçant avant le chœur final, la Marche pour la présentation des drapeaux, qui n’est pas du meilleur Berlioz et que M. Colonne avait passée sous silence au Châtelet, après l’avoir, il est vrai, exécutée en plein air un soir de fête nationale, au jardin du Luxembourg. Cette marche, que Berlioz n’avait pas voulu perdre et qui arrive ici sans raison, devait, dans sa pensée, éclater sous les voûtes de la cathédrale au moment où le général Bonaparte y entrerait: tel était le premier plan de cette vaste composition intitulée: Retour de la campagne d’Italie, et dont il ne subsiste que le Te Deum, avec cette Marche des drapeaux. Le grand orgue, dont les accents prêtent tant de noblesse à cet ouvrage, était tenu l’autre soir par M. Kessler, chef d’orchestre à Berlin, et le Te ergo quaesumus était chanté, comme autrefois chez M. Colonne, par M. Warmbrodt. Berlioz, du haut du ciel, n’aura pas dû être mécontent de ces auxiliaires-là. […]

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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