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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 17 JANVIER 1904

REVUE MUSICALE.

HECTOR BERLIOZ
D’APRÈS DE NOUVELLES PUBLICATIONS

    Fêtes de centenaire à Grenoble et à la Côte-Saint-André au plus fort de l’été; concerts de centenaire à Paris, à Londres, à Bruxelles, à Vienne, à Prague, à Berlin, dans toutes les grandes villes d’Allemagne, en plein cœur de l’hiver; peu d’hommes illustres, à ce que je crois, auront été fêtés pour leur centième anniversaire avec plus d’éclat, à plus de reprises et dans de plus nombreuses villes que ne le fut Berlioz. Il n’était sûrement pas exagéré de rendre de tels honneurs à l’artiste qui exerça une si grande influence sur l’art musical au siècle dernier, qui fut toujours fidèle au culte des vrais dieux et ouvrit à la science instrumentale des voies nouvelles où Wagner et Liszt s’engagèrent après lui, car des lettres de Wagner nous apprennent quel prix il attachait à la musique de son confrère de France et combien, ne pouvant les entendre, il était désireux de lire et d’étudier ses partitions. De ces fêtes berlioziennes je vous ai fidèlement rendu compte, et cela jusque dans mon dernier article où je vous disais les dernières manifestations qui s’étaient produites en France touchant notre grand Berlioz (je vous le disais, mais il s’est produit un tel gâchis dans ma phrase imprimée que vous avez très bien pu ne pas la comprendre); à l’occasion des fêtes qui s’étaient organisées dans le Dauphiné et des concerts qui se sont donnés, qui se donnent encore à Paris, je crois bien n’avoir rien oublié de ce qu’il convenait de dire et du maître lui-même et de ceux qui entreprenaient de l’honorer (1). Mais, après m’être occupé des cérémonies musicales, il me reste à parler des hommages littéraires qui furent rendus au génie, à grouper ici, en une sorte de faisceau, quelques-uns des meilleurs écrits que ce centenaire a fait éclore: touchant tribut de ceux qui tiennent une plume au compositeur-écrivain dont les livres vivront à côté de ses partitions.

    C’est une contribution très intéressante à l’histoire des dernières années du grand musicien que le petit volume: Une page d’amour romantique, où sont reproduites in-extenso les lettres de Berlioz à Mme Estelle Fornier, qui sont arrivées en la possession de M. Colonne et que celui-ci a bien voulu laisser publier, sur la demande de M. Hugues Imbert, avec une introduction très bien sentie de M, Paul Flat. N’est-ce pas, comme ce dernier le dit, un amour non seulement très pur, très exceptionnel et très rare, mais quasi providentiel que celui qui persiste durant toute l’existence du grand artiste pour une jeune fille qu’il a aperçue alors qu’il avait douze ans et qu’il ne connaît plus; que cette tendresse calme et reposante dans laquelle il devait puiser un doux réconfort sur ses vieux jours, après qu’il eut retrouvé, sous les apparences d’une mère et grand’mère très respectable, la jeune fille aux brodequins roses qu’il avait entrevue autrefois dans le merveilleux décor des Alpes dauphinoises, cette Estelle dont il avait si joliment transformé le nom, par une sorte de prière amoureuse, en celui de Stella montis? Il est un peu pénible, quand on ouvre ces lettres, de voir qu’aussitôt après avoir repris des relations interrompues depuis quarante ou cinquante ans, cet homme ayant dépassé la soixantaine tendrait volontiers à nouer des liens indissolubles — sans oser le dire en termes formels — avec cette vénérable douairière de six ans plus âgée que lui, et qu’il ne fit trêve à ses déclarations pressantes que lorsque Mme Fornier lui eut envoyé son portrait de vieille dame afin de le désillusionner, en lui signifiant qu’elle romprait tous rapports avec lui s’il ne faisait pas appel à la raison pour rentrer dans le droit chemin. C’est un peu pénible, à vrai dire, étant donné l’âge de la dame; mais connaissez-vous rien de plus dramatique et de plus émouvant que le spectacle de cet isolé, soutenu par une affection éclose au contact de la sienne et s’y raccrochant jusqu’à son dernier jour?

    Avec quel bonheur le grand homme désemparé, mais non las d’aimer, se laisse bercer par la douce chanson de cet amour d’enfance, de cet amour qui fut, il l’assure et sans doute alors le croit-il, comme le pivot de son existence, et qu’il laissait déborder quand il chantait Juliette ou Marguerite ou Didon! Toujours est-il qu’Estelle, vieillie, devint sur la fin sa confidente, sa consolatrice, et que ses lettres à Mme Fornier, en plus des renseignements qu’il lui donne sur sa vie courante, sur ses derniers espoirs et ses déceptions dernières, sont pleines de pensées délicates et bien propres à flatter sa correspondante, si peu vaniteuse qu’on aime à se la figurer: « Que cela doit être doux pour une femme d’un cœur et d’un esprit élevés comme vous êtes, de songer à la souveraine influence qu’elle exerce sur une âme, au bien qu’elle peut faire, au bonheur qu’elle peut répandre, aux douleurs qu’elle peut calmer! Sans vous, aujourd’hui, le monde serait vide pour moi, l’art ne le remplissant plus. Avec vous, mon ciel n’est plus noir, vous êtes l’étoile qui y brille, ma Stella. Allons, voilà que je retombe dans le style prohibé. Pardonnez-moi, je suis incorrigible, je ne suis pas raisonnable… ou plutôt je suis incorrigé… Mais avec vos bons soins, je me réformerai. »

    Ce qu’il y a de plus touchant dans cette correspondance, dont nous n’avons qu’une moitié, celle écrite par Berlioz, car lui-même a détruit, sur la prière de Mme Fornier, les lettres qu’il avait reçues d’elle, c’est de voir avec quel élan de cœur, lorsqu’ils sont frappés l’un et l’autre dans leurs affections les plus chères, Berlioz s’adresse à Mme Fornier pour lui demander des consolations ou pour lui en prodiguer à son tour: « Chère Madame, permettez-moi de me tourner vers vous au moment où je subis la plus affreuse douleur de ma vie. Mon pauvre fils est mort à la Havane, âgé de trente-trois ans. » Et, moins de deux mois après: « Permettez ces quelques lignes au sujet du malheur qui vient de vous frapper. Ce n’est point pour offrir de banales consolations dont je connais trop l’inutilité, mais seulement pour rappeler que les trois fils qui vous restent sont tous aujourd’hui dans une position plus heureuse que n’était celui dont nous déplorons la fin. Tous les trois sont prêts à vous entourer des souhaits les plus tendres et de l’affection la plus dévouée. Peut-être m’est-il permis de vous assurer aussi que ces sentiments ne sont pas les seuls dont vous deviez tenir compte. » Le père et la mère, ici, communiaient dans le malheur et chacun d’eux aurait pu dire à l’autre, en parlant la langue du poète cher à Berlioz: Miseris succurrere disco.

    Hector Berlioz et la société de son temps, tel est le titre d’un livre où M. Julien Tiersot a étudié toute la vie et la carrière de Berlioz, décrit les milieux où il a vécu, analysé les relations qu’il a entretenues, examiné les influences qu’il a pu subir ou exercer, etc., avec le grand souci de vérité et l’amour du document précis qui distinguent ordinairement les écrits de mon confrère. Avant de se mettre à l’œuvre, et dès la première page de sa préface, il veut bien reconnaître qu’il existait déjà un très gros volume historique et critique sur Berlioz, un volume qu’il connaît aussi bien, sinon mieux que moi-même, et qu’il aurait été superflu de recommencer un travail de ce genre. Aussi, pour éviter de faire double emploi avec l’ouvrage de son aîné, il a adopté un plan tout différent: « Il n’a pas pour but, dit-il, d’exposer à nouveau des faits connus; il a pour ambition principale de grouper ces faits pour montrer l’homme sous ses divers aspects, le faire revivre dans les milieux au travers desquels il a passé, surtout de pénétrer dans sa vie intérieure et d’aller voir, s’il se peut, jusqu’au fond de son âme. » Et dès lors, comment procède-t-il? Il ne suit plus l’ordre chronologique et ne s’astreint pas à faire une analyse d’œuvres qui sont presque toutes, aujourd’hui, très familières aux personnes vraiment éprises de l’art des sons; il procède par groupements et étudie ainsi Berlioz à divers points de vue, en réunissant sous une seule rubrique tous les faits du même ordre qui se sont produits dans la vie du maître et qui, dans une biographie ordinaire, seraient au contraire éparpillés et mêlés avec d’autres au courant de son existence entière. Assurément le procédé est ingénieux pour renouveler l’intérêt qui peut s’attacher à l’étude de la vie et du génie d’un créateur de cet ordre et nous vaut différents tableaux très ingénieusement tracés. Le seul défaut qu’il présente est que l’écrivain, à mesure qu’il aborde une nouvelle série d’événements dans la vie du grand homme, doit reprendre chaque fois les choses ab ovo; mais l’inconvénient des redites ou renvois qui peuvent résulter d’un tel système a été atténué autant qu’il était possible; et l’ouvrage de M. Tiersot, dans son ensemble, est aussi agréable qu’instructif: je lui souhaite donc d’avoir beaucoup de lecteurs.

    Dans la première partie de son livre, M. Tiersot nous transporte au pays de Berlioz et nous dépeint la petite ville de la Côte-Saint-André, nous fait vivre au milieu de la famille du maître, nous raconte ses premières amours, nous retrace enfin les derniers souvenirs qu’il a conservés du pays natal en groupant ici tout ce qui, dans la vie entière de Berlioz, se rattache à son cher Dauphiné, soit que le maître y reporte simplement sa pensée en des heures moroses; soit qu’il y retourne dans de tristes circonstances, ou qu’il y accomplisse une sorte de pèlerinage amoureux. Plus loin, nous le voyons au milieu des littérateurs et des artistes qu’il a le plus fréquentés, ses rapports avec chacun d’entre eux étant nettement définis d’après ses lettres et ses œuvres; puis c’est tout un chapitre, et non des moins curieux, consacré aux femmes aimées de ce grand amoureux, peu discret, deux fois marié pour son malheur (encore que cela ne le gênât guère), et qui s’écriait désespérément: « Il y a que j’ai soixante ans! » en montrant à son ami Legouvé une lettre toute pleine de tendresse et de passion d’une dame dont le nom, par exception, nous est demeuré inconnu. Voici, enfin, une série de notes très sagaces sur les opinions politiques, les sentiments patriotiques, ou les idées religieuses que Berlioz pouvait avoir ou ne pas avoir selon l’heure et le temps (en ce qui touche à la religion, par exemple, il ne changea jamais, et tout en étant trop délicat pour jamais choquer personne, il ne put jamais « croire »); et voici encore un chapitre on ne peut plus curieux où M. Tiersot arrive à reconstituer les ressources d’abord tout à fait misérables, puis très modiques, et finalement bien modestes, grâce auxquelles le grand homme dut subvenir à son existence propre, à celle d’un fils, à celle d’une femme, — quelquefois de deux. Raison de plus pour rendre hommage, ainsi que le fit Wagner, au courage, à la vertu très exceptionnelle qu’eut toujours Berlioz de ne jamais écrire pour l’argent.

    La partie la plus intéressante de ce livre est peut-être celle où M. Tiersot résume les rapports que Berlioz eut avec tous les compositeurs de son temps, recherche son opinion vraie sur chacun d’eux, en particulier sur l’insinuant Meyerbeer, et étend cette enquête à tous les musiciens, anciens ou modernes, que Berlioz put connaître ou dont il eut l’occasion de parler. Entre tous, Wagner et Liszt tiennent de beaucoup le premier rang, et l’auteur a consacré de longues pages, d’abord à raconter comment des relations plus ou moins affectueuses s’étaient établies entre ces trois hommes d’élite et comment elles se rompirent, ensuite à déterminer le caractère du génie ou du talent de chacun d’entre eux, les points de contact qu’ils pouvaient avoir ou les antipathies de nature qui les séparaient. Il me fut très agréable, ici, de voir M. Tiersot remettre Liszt compositeur à sa vraie place, infiniment au-dessous de Berlioz et ne pas adopter l’avis de certains ignorants qui, par mode, ont bien osé dire récemment que Berlioz avait marché sur les traces de Liszt, alors que, tout au contraire, — et les dates comme les œuvres en font foi, — c’est Liszt qui trouva en Berlioz sinon un maître, au moins un guide, après le coup qu’il ressentit à l’audition de l’Episode de la vie d’un artiste. C’est sur ce chapitre excellent que M. Julien Tiersot termine son volume, en se demandant quel rang Berlioz et Wagner pourront bien occuper définitivement dans l’avenir, l’un relativement à l’autre. Il se pose la question, non sans une nuance en faveur de Berlioz, mais n’a garde d’y répondre. Et comme je le comprends!

    Avec M. Paul Morillot, c’est à Berlioz écrivain que nous revenons, car tel est le titre de la brochure qui fut récemment consacrée à l’illustre enfant du Dauphiné, par un professeur à l’Université de Grenoble, et ce sérieux travail où M. Morillot étudie l’écrivain chez Berlioz sous trois aspects principaux: le librettiste ou poète dramatique, le mémorialiste uni au narrateur de voyages, le critique enfin ou l’homme de plume militant, abonde en vues judicieuses, en résumés très clairement établis. Quand on a lu ces cinquante pages, écrites avec feu, on a une idée très nette des éléments qui ont formé le talent littéraire du maître et de la passion qu’il avait d’écrire, lui qui se lamentait et se désolait et parlait d’attenter à ses jours dès qu’il lui fallait prendre la plume. Il y eut, à cet égard, beaucoup de mise en scène et beaucoup d’exagération (je ne voudrais pas dire: beaucoup de comédie) de la part de Berlioz, et ce n’est pas aujourd’hui qu’il nous faudrait parler de son horreur invincible du papier blanc à remplir, aujourd’hui que surgissent, de toutes parts d’innombrables lettres qui sont autant de petits articles adressés bénévolement à quantité de ses amis par un écrivain à la plume infatigable. A vraiment parler, il n’y avait que ses feuilletons qui eussent le don de le fatiguer, de l’exténuer.

    Aussi M. Morillot, sans autrement insister sur cette attitude d’écrivain malgré lui que Berlioz avait prise et dans laquelle il se drapait, constate-t-il simplement que peu de gens ont eu la plume, je ne dis pas plus facile (car il écrivait laborieusement, c’est sûr, quand il s’adressait au grand public à cause qu’il devait se contraindre et se modérer), mais plus abondante et plus colorée et plus piquante: « Il n’y a pas de style moins ennuyeux que le sien; les bonheurs d’expressions y abondent, les images y révèlent un pittoresque souvent imprévu; les mots s’y entrechoquent en brillantes antithèses ou bien s’entassent pleinement accumulés; partout y circule un peu de cette ivresse verbale qui caractérise l’écriture des grands écrivains sensitifs, celle d’un Rabelais, d’un Diderot ou d’un Victor Hugo. » Et d’autre part: « Par un dernier prodige et comme par une grâce spéciale de son génie, Berlioz, malgré ses profonds accès de désespoir, se ressaisira toujours, l’idéal ne se voilera jamais à ses yeux. Et tout à la fin de la Post-face des Mémoires, ce sexagénaire toujours jeune, toujours enthousiaste, rêvera encore de la petite étoile qui illumina jadis son âme puérile, et qui là-bas, en Dauphiné, brille toujours aux yeux ravis du vieillard… Stella! C’est sur ce mot que s’achèvent les Mémoires du grand artiste, nous pouvons bien dire du grand poète. » Grand artiste ou grand poète, en vérité, c’est tout un quand il s’agit de Berlioz.

    Cette fois-ci, je crois bien en avoir fini avec toutes les manifestations musicales ou littéraires qu’aura provoquées le centième anniversaire de la naissance de Berlioz, et nulle part il n’en aura été parlé avec plus de plaisir et de respect que dans ces colonnes-ci, au bas desquelles brilla si longtemps sa signature. Puissent ces hommages multipliés et qui se sont produits dans tous les pays réparer aux yeux du maître, s’il y est encore sensible, l’indifférence et le dédain de notre ministre et de notre directeur des beaux-arts qui, par ce temps de fêtes berlioziennes, ne se sont nullement occupés de l’auteur de la Damnation de Faust et se sont empressés de porter leurs compliments officiels à l’auteur de Messaline! Entre Berlioz et M. Isidore de Lara, M. Chaumié et M. Marcel n’ont pas eu une minute d’hésitation: ce sont de fins connaisseurs.

ADOLPHE JULLIEN.

(1) Principalement dans mes deux artictcs: le Centenaire de Berlioz (16 août et 20 décembre) et aussi dans ceux du 30 août et du 13 septembre 1903.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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