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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 20 DÉCEMBRE 1903

REVUE MUSICALE.

Le Centenaire d’Hector Berlioz

    Le vendredi 11 décembre 1903, à cinq heures du soir, il y a eu juste cent ans que naissait dans une petite ville du Dauphiné un compositeur qui remplit actuellement le monde musical de sa renommée et dont la gloire rejaillit splendidement sur sa patrie, car celui-là fut un des plus grands dans son art, et c’est certainement, avec Rameau, le plus illustre représentant de la musique en France, l’un des deux génies supérieurs que notre pays ait comptés dans l’art des sons: l’enfant qui naissait il y a eu un siècle ce jour-là devait être Hector Berlioz. Aussi, l’autre vendredi, à cent années d’intervalle, deux théâtres commémoraient cet anniversaire en représentant l’opéra de Benvenuto Cellini; un autre exécutait en grande pompe la Damnation de Faust; dans une très grande ville encore, on avait organisé un concert solennel à la gloire du maître, et d’autres manifestations du même genre eurent certainement lieu que je puis ignorer.

    N’allez pas croire au moins qu’il s’agisse ici de villes ou d’entreprises théâtrales de France. En aucune façon. C’est à l’Opéra de Strasbourg et à celui de Munich qu’on a représenté Benvenuto Cellini; c’est à celui de Francfort qu’on a applaudi la Damnation de Faust; c’est à Londres que le célèbre chef d’orchestre allemand Richard Strauss dirigeait un grand concert tout consacré à Berlioz et dans lequel les trois principaux morceaux de Roméo et Juliette occupaient la place d’honneur, sans oublier les ouvertures des Francs-Juges et du Carnaval romain. Il y eut également un festival-Berlioz à Baden-Baden, en même temps qu’on plaçait sur les murs de la salle de spectacle une plaque rappelant les séjours que le maître a faits dans cette ville, les concerts qu’il y donna, la première représentation de Béatrice et Bénédict, composé par lui tout exprès pour ce théâtre. A Paris, au contraire, rien n’a été fait pour célébrer cet anniversaire à date fixe: n’est-il pas regrettable, en particulier, que M. Gailhard n’ait pas tenté un effort pour remettre à la scène, ce jour-là, la Prise de Troie; que M. Albert Carré qui s’apprête à jouer les Troyens à Carthage au courant de l’hiver, n’ait pas pu se presser un peu et nous les rendre exactement le jour anniversaire de la naissance de Berlioz?

    Et cependant, la quinzaine dernière, dans le domaine musical, a appartenu exclusivement à Berlioz. Dans la matinée du 11 décembre, plusieurs de ses admirateurs et quelques-uns de ces gens qu’on voit partout où il faut être afin de faire parler de soi, se trouvaient réunis au square Vintimille, autour de la statue du maître. Leur appel avait été public, mais comme le grand homme qu’il s’agissait d’honorer était simplement une des gloires les plus radieuses de la France sans avoir touché en rien à la politique, ni le gouvernement ni l’administration des beaux-arts ne s’étaient fait représenter, et le nouveau directeur des beaux arts brillait par son absence. Si le directeur du Conservatoire était présent, c’était par simple convenance, à titre purement privé et parce que la Société des Concerts du Conservatoire, dont il est le président, avait jugé bon de déposer là une très belle couronne à côté de celles de l’orchestre de l’Opéra-Comique, de la Société musicale de Lille et des Concerts du Conservatoire de Toulouse. En tout, une quinzaine de couronnes arrivant presque toutes d’Allemagne, de Berlin, de Leipzig, de Prague, de Carlsruhe, entre lesquelles se remarquait l’envoi de M. Félix Weingartner au nom des deux orchestres qu’il dirige: le Kaïm-Orchestre de Munich et l’orchestre des Grands-Concerts symphoniques de Berlin, avec cette inscription: « Le tombeau ne couvrira jamais ta gloire ! »

    Après de brèves paroles prononcées à la gloire du maître par M. Meyer, maire de la Côte-Saint-André, et M. Bourgault-Ducoudray, professeur au Conservatoire, ces trente ou quarante berliozistes se dirigèrent vers le cimetière Montmartre pour aller porter d’autres couronnes sur la tombe du compositeur. Ils y avaient été devancés par M. Colonne. Celui-ci était venu là escorté de tout son orchestre: c’est au nom de ses musiciens qu’il avait déposé une lyre et des palmes sur le tombeau de Berlioz, c’est en face d’eux qu’il avait prononcé un discours chaleureux où il rappelait tout ce que lui-même et ses fidèles collaborateurs avaient fait depuis trente années pour mettre tant de chefs-d’œuvre en pleine lumière et les imposer à l’admiration de la foule. Ç’avait été là un véritable manifeste, un véritable ordre du jour adressé à ses troupes par un général victorieux et fier de la victoire; au contraire, ce fut une allocution toute courte et toute simple que M. Lionel Dauriac improvisa à son tour devant la tombe du maître; mais petite harangue et grand discours durent être également agréables à celui qui les entendait de là-haut. Deux jours après, le dimanche matin, d’autres musiciens sont encore venus déposer d’autres couronnes, prononcer d’autres discours au pied de la statue de Berlioz, et cette fois l’orchestre de l’Opéra, celui des Concerts-Lamoureux et plusieurs Associations et Fédérations d’artistes musiciens avaient envoyé leurs offrandes fleuries, rouges ou jaunes; mais ces retardaires, au nom de qui MM. Alfred Bruneau et Chevillard ont salué le maître immortel, avait un peu l’air, il faut bien l’avouer, des carabiniers d’Offenbach.

    Autour de cette date du 11 décembre, s’il est vraiment désolant que nos théâtres lyriques ne soient pas sortis de leur dédain persistant à l’égard de Berlioz, il faut dire, à l’éloge de nos Sociétés de concerts, qu’elles se sont efforcées de célébrer dignement ce glorieux centenaire. Toutes, elles ont rempli leur programme, avant et après ce grand jour, d’œuvres de Berlioz, et non pas seulement de morceaux de dimensions restreintes comme les ouvertures qui figuraient chaque dimanche, depuis le commencement de la saison, aux Concerts-Colonne, mais d’œuvres considérables, de créations capitales du maître, exécutées dans leur intégrité et rendues avec un zèle, une chaleur, une passion que développaient chez ces musiciens à la fois le culte de Berlioz et le sentiment de leur propre renommée à soutenir. Ainsi s’est établie au profit du génie, entre ces Sociétés rivales, une généreuse émulation dont nous n’aurons eu qu’à nous louer, car elle nous a valu, non seulement des exécutions tout à fait remarquables mais aussi d’ingénieuses combinaisons de programmes, de curieuses exhumations.

    C’est ainsi que la Société des Concerts du Conservatoire — à tout seigneur tout honneur — s’est rappelé fort à propos qu’elle avait fait accueil à Berlioz dès son retour d’Italie et qu’une composition de lui, non pas inconnue, mais inédite, figurait parmi lès manuscrits qu’il avait légués à la bibliothèque du Conservatoire. En 1833, en effet, le 14 avril, elle avait fait entendre une ouverture du jeune musicien récemment revenu de Rome, l’ouverture de Rob-Roy, qui fut mal accueillie et qu’il n’hésita pas à sacrifier, sans la détruire, à vraiment parler, mais en ne la faisant ni rejouer ni graver et en y puisant deux thèmes essentiels pour les utiliser dans Harold en Italie. La Société s’est donc avisée de rendre la vie à cette ouverture au bout de deux tiers de siècle, en même temps qu’elle exécuterait pour la première fois en entier [6 et 13 décembre 1903] la symphonie dramatique de Roméo et Juliette que Berlioz avait produite au jour, dans cette même salle, en novembre 1839.

    Heureuse détermination, d’où il est résulté que, sous la ferme direction de M. Georges Marty, l’étourdissante fête chez Capulet, après l’adorable rêverie nocturne de Roméo, et l’ardente scène d’amour, et le délicieux scherzo de la reine Mab ont retrouvé là leur succès habituel, tandis que le beau prologue instrumental et vocal suivi des strophes de contralto, le scherzetto pour voix de ténor avec chœur, le lugubre convoi de Juliette, la courte scène de Roméo au tombeau des Capulets, si dramatique en son réalisme, et le grand serment de réconciliation où M. Bartet chantait la partie du père Laurence, ont appris quelles étaient toutes les beautés de cet ouvrage aux rares, aux très rares, aux infiniment rares abonnés du Conservatoire qui n’avaient pas eu la curiosité de l’aller entendre ailleurs. Quant à l’ouverture de Rob-Roy, une page passablement décousue qui débute par des appels de cors à la Weber et où passent comme de légères bouffées d’œuvres à venir de Berlioz, elle nous le montre déjà tel que nous le connaissons, avec son amour de la harpe et du cor auglais qui chante ici une phrase exquise reprise ensuite en tutti, avec son inspiration élégiaque et son vif instinct de la poésie champêtre, avec sa façon de briser la ligne mélodique par de brusques arrêts pour dramatiser sa musique instrumentale. Il était donc extrêmement curieux de réentendre aujourd’hui cet « envoi de Rome », car l’ouverture de Rob-Roy n’était pas autre chose, — c’est même le seul des « envois » de Berlioz qui ait été réellement composé en Italie, — et il n’était pas moins piquant de se dire que ces accords n’avaient retenti ni dans cette salle ni ailleurs depuis soixante-dix ans.

    Aux concerts du Châtelet, qu’on peut considérer comme le domaine attitré de Berlioz, les fêtes du Centenaire auront une durée exceptionnelle, et cela grâce à la coopération de la Société des Grandes Auditions musicales de France, qui n’en est plus à marquer sa vive sympathie pour l’œuvre de Berlioz, puisqu’elle a déjà aidé Lamoureux à faire représenter Béatrice et Bénédict, Carvalho à rejouer les Troyens à Carthage et M. Gailhard à monter la Prise de Troie. Ici, le nom de Berlioz a déjà figuré, vous l’avez vu, sur tous les programmes des concerts depuis le commencement de l’hiver; mais durant décembre et janvier l’affiche de ces concerts ne portera pas d’autre nom, et quatre des plus grandes compositions du maître y seront exécutées deux dimanches de suite, à savoir: la Damnation de Faust, l’Enfance du Christ, Roméo et Juliette et le Requiem.

    C’est la Damnation, naturellement, qui a ouvert la marche, et nous avons applaudi une fois de plus, avec le chef-d’œuvre tant de fois applaudi, Mlle Marcella Pregi, qui a bien dû chanter déjà dans cent concerts la partie de Marguerite, et M. Emile Cazeneuve, qui se meut très à l’aise à présent dans celle de Faust, et M. Paul Daraux, qui s’est montré chanteur accompli, mais bien paterne, dans Méphistophélès, et M. Colonne, enfin, dont c’était le triomphe, ce jour-là, presque autant que celui de Berlioz. Pensez donc, 142 exécutions de la Damanation de Faust, rien qu’aux Concerts du Châtelet! Pour que la fête fût complète et qu’elle prît comme un caractère officiel, M. Colonne avait eu l’idée d’ouvrir la séance par la Marseillaise, mais la Marseillaise telle que Berlioz l’a orchestrée au bruit des coups de fusil de juillet 1830, et le public, enfiévré, l’a fait recommencer tout comme s’il se fût agi d’un morceau de la Damanation de Faust. Mais au fait, si l’idée en était venue à l’auteur, pourquoi la Marseillaise n’aurait-elle pas figuré dans sa légende dramatique aussi bien que la marche de Rakoczy?

    Après avoir rendu à Mozart l’hommage que je vous ai dit en exécutant ses cinq dernières symphonies, dont la dernière, celle en ut majeur (autrement dit: Jupiter) plaît particulièrement au public, M. Chevillard s’est tourné du côté de Berlioz. Il a d’abord fait jouer avec beaucoup de chaleur et de brio les trois morceaux universellement applaudis de Roméo et Juliette (inutile, n’est-ce pas? de vous dire une fois de plus quels ils sont) puis il a fièrement affiché cette Damnation de Faust à laquelle il était attelé depuis longtemps, qu’il nous promettait depuis plusieurs années et que nous désespérions, à force d’attendre, de jamais entendre chez lui. M. Chevillard, que ses grandes qualités de précision rythmique et de netteté extraordinaire dans les attaques semblent prédestiner à diriger les œuvres de Wagner où il excelle à faire jaillir alternativement de la masse orchestrale tel ou tel thème essentiel, ne me paraît pas, quand il s’attaque à Berlioz, se laisser assez emporter par la fièvre et le bouillonnement romantique de ces œuvres enflammées.

    Sous sa direction, de même qu’avec Lamoureux, l’exécution est d’une correction et d’une fermeté incomparables, d’une délicatesse de nuances infinie; mais si les morceaux violents et passionnés de la Damnation sont enlevés avec toute la force et la fougue nécessaires, les pages légères et poétiques, si finement qu’elles soient rendues, ne me semblent pas avoir cette fluidité, ce vaporeux, ce « bercement » voluptueux que Berlioz désirait qu’elles eussent, puisque c’est le terme même qu’il emploie. Avec le temps et l’exercice cela ne peut pas manquer de venir, et quand M. Chevillard aura dirigé la Damnation seulement trente ou quarante fois… M. Van Dyck, grâce à son admirable articulation et à la noblesse de son jeu, fait encore bonne figure dans le répertoire wagnérien; mais sa voix, qui n’a jamais été brillante, le trahit dans les belles phrases de chant soutenu du rôle de Faust et jusque dans l’Invocation à la nature où il a eu cependant de beaux cris. M. Fournets ne donne pas assez de mordant au personnage de Méphistophélès et Mme Fallero-Dalcroze chante d’une voix agréable, en y mettant beaucoup de sensibilité, la partie de Marguerite. A présent, il ne reste plus à M. Chevillard, pour tenir toutes ses promesses, qu’à nous faire entendre le Paradis et le Péri.

    Et tandis que les chefs ou directeurs de nos Sociétés symphoniques s’ingéniaient à qui honorerait le mieux le maître aujourd’hui admiré de tous, des écrivains aussi prenaient la plume et s’empressaient à le célébrer. Un magnifique Livre d’or de Berlioz rédigé et illustré par les berliozistes les plus marquants de France et de l’étranger, se préparait à Grenoble; des revues spéciales, comme le Guide musical, de Bruxelles, et le Monde musical, de Paris, comprenant qu’il était du devoir de la presse musicale de ne pas oublier un aussi glorieux anniversaire, publiaient à cette occasion des numéros exceptionnels entièrement remplis de Berlioz; M. Paul Flat mettait au jour les très intéressantes lettres du grand musicien, vieilli et découragé, à Mme Estelle Fornier, la Stella de son adolescence; un professuer à l’Université de Grenoble, M. Paul Morillot, consacrait une judicieuse brochure, qui aurait pu devenir un livre, à étudier l’écrivain dans Berlioz; M. Julien Tiersot nous donnait dans un gros volume le résultat de recherches persévérantes et fructueuses sur le maître et la société de son temps, etc. Mais je m’arrête. Aujourd’hui, je n’ai voulu parler que des manifestations musicales qui se sont produites à Paris en vue de célébrer un centenaire aussî glorieux pour l’art français. Une autre fois, dès que j’en aurai le loisir, je me hâterai de cueillir quelques fleurs dans chacun de ces bouquets littéraires pour en former une gerbe pieuse et la déposer ici même, à cette place qui, pendant près de trente années, fut celle d’Hector Berlioz.

ADOLPHE JULLIEN.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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