Site Hector Berlioz

Par

Pierre-René Serna

© 2008 Pierre-René Serna

   « Adrien Barthe, qui fut professeur d’harmonie au Conservatoire du temps d’Ambroise Thomas, racontait à ses élèves que dans son jeune temps (vers 1850), il allait régulièrement chez Berlioz pour travailler avec lui. Le travail consistait à écouter des airs que chantait ou sifflait Berlioz, à les écrire pour lui, et à choisir les harmonies qui leur convenaient le mieux, pour les réaliser ensuite correctement; toutes choses dont l’auteur de la Damnation de Faust se savait tout à fait incapable; il en convenait d’ailleurs avec la plus touchante simplicité. »

    Sic! Ce morceau d’anthologie provient d’une note du Cours de composition musicale de Vincent D’Indy. Le renvoi fait lui-même référence à un passage du livre où il est question de « la simple ignorance [de Berlioz] en matière de composition et de construction. »1 De fait, ce Cours de composition a été transcrit et rédigé par Auguste Sérieyx, disciple de D’Indy, à partir des exposés ex cathedra du maître à la Schola Cantorum de Paris. Il paraît donc plutôt vraisemblable d’attribuer ce monument de bêtise, qui plus est en simple nota, à Sérieyx. Et à lui seul. Car D’Indy, membre signalé de l’éphémère « Fondation Berlioz »2, n’a guère occulté par ailleurs ce qu’il doit à « l’auteur de la Damnation de Faust », posant même l’étude du Traité d’instrumentation comme l’éveil dans sa jeunesse d’une passion musicale « jusqu’à ce jour latente ». On imagine alors mal pareille inconséquence de sa part avec ses goûts affichés; sans parler du complet non-sens de telles affirmations chez celui qui était le mieux placé, au sortir du Traité d’instrumentation, pour savoir à quoi s’en tenir sur la science musicale de Berlioz3. Mais qui est donc ce Sérieyx ? Nous y reviendrons.

    Autre perle, autre citation, où resurgit le dénommé Barthe : « Adrien Barthe, qui fut un remarquable professeur d’harmonie au Conservatoire de Paris, a noté ce souvenir qui en dit long sur l’étrange façon dont l’auteur de Benvenuto pratiquait la composition. Berlioz l’ayant rencontré, un jour, le pria de venir chez lui entendre un fragment des Troyens qu’il était en train d’achever : « Je tiens à vous montrer cela, lui dit-il, mais je vous préviens, je n’ai pas encore trouvé les accords! » L’amateur le plus maladroit hésiterait à faire un pareil aveu qui trahit une organisation musicale singulièrement rudimentaire. » C’est ici Émile Vuillermoz, dans son Histoire de la musique4, qui recueille les propos de ce Barthe, décidément à toutes les sauces dès qu’il s’agit de déconsidérer Berlioz. Seulement, Vuillermoz ne nous dit pas où ce « souvenir » a bien pu être « noté », ou alors, à défaut, de qui il l’aurait tenu : de Barthe lui-même (disparu en 1898; Vuillermoz étant pour sa part né en 1878… cela paraît peu crédible), ou d’un intermédiaire qui le lui aurait retransmis5... Mystère. Et mystérieux Barthe, qui n’est pas très constant dans ses déclarations – pour peu qu’elles émanent bien de lui : un jour se disant le tâcheron régulier et le nègre quasi institué de Berlioz, et l’autre s’en tenant à l’attitude détachée d’une personne en simple relation avec notre compositeur.

    Dernière évocation, après celles de Sérieyx et de Vuillermoz : Léon Vallas. Ce dernier affirme que Berlioz faisait harmoniser ses mélodies par d’autres (dans l’encyclopédie Grove, cinquième édition).6 Cet air a quelque chose de déjà entendu. Et pour cause, puisque Vallas fut un compagnon de Sérieyx, et comme lui un disciple de D’Indy, et même dans son cas son biographe officiel.

    Sérieyx, Vallas, Vuillermoz, tous ces personnages ont en commun d’avoir été peu ou prou associés à D’Indy. Essayons de voir d’un peu plus près ce qui les réunit, en dehors d’une rage teigneuse à l’encontre de Berlioz. Penchons-nous par-là même sur le cas de Barthe.

    Adrien Barthe, de son vrai nom Gratien-Norbert Barthe, est né à Bayonne en 1828 et mort à Asnières en 1898. Il étudie au Conservatoire de Paris, et obtient le Grand Prix de Rome en 1854. Il mène une carrière discrète de compositeur (ses deux opéras, Don Carlos et la Fiancée d’Abydos, son oratorio Judith, sont parfois cités), sans réelle postérité. Notons cependant qu’il n’enseigne l’harmonie au Conservatoire qu’à partir de 1881, dans une classe féminine (la séparation des sexes étant alors de règle; les classes masculines étant réservées, comme il se doit, aux professeurs plus cotés); et qu’on conçoit encore moins Berlioz « vers 1850 », dixit Sérieyx, faisant appel à un simple élève ou à un compositeur balbutiant pour le suppléer dans son « travail ». Il semble bien cependant avoir été en relation avec Berlioz, puisque celui-ci le cite, en 1863, comme accompagnateur pour les répétitions des Troyens, ainsi qu’en 1864 pour l’occasion d’une soirée amicale.7 Il est donc fort possible que Barthe ait fait des commentaires sur son confrère en composition. S’est-il pour autant répandu en propos perfides ou malveillants ?… peut-être poussé par l’aigreur ou la jalousie, lui un musicien sans vraie reconnaissance, ni même comme enseignant (et tout « remarquable » qu’il était, relégué dans les classes féminines). Propos, par la suite déformés ou amplifiés. Il y a certainement un fond de réalité dans ces on-dit calomnieux. D’ailleurs, peu importe! Et en l’occurrence, Barthe a servi de simple caution post-mortem (il est hautement improbable que Vuillermoz, Sérieyx et Vallas l’aient personnellement connu, pour de simples raisons chronologiques), à des détracteurs qui se souciaient si mal de mettre en accord leurs citations.

    Le cas des trois autres personnages est plus intéressant, à plus d’un titre; et il réserve certaine surprise. Ils ont vécu cette fois à la même époque et se sont tous trois bien connus. Cette époque a aussi son importance : c’est celle de la première moitié du XXe siècle, après la mort de Berlioz, et de Barthe, et après la guerre de 1870, marquée par le sentiment revanchard contre l’Allemagne, la prééminence en France, dans tous les domaines y compris culturels et musicaux, du nationalisme et de l’antisémitisme, avec au cœur l’Affaire Dreyfus. C’est aussi le temps de la Schola Cantorum, créée sous l’égide de D’Indy en 1894.

    Auguste Sérieyx, né à Amiens en 1865 et mort à Montreux en 1949, fait ses études musicales à la Schola Cantorum, puis y professe lui-même de 1900 à 1914, pour ensuite poursuivre sa carrière d’enseignant en Suisse. Surtout, il reste le premier disciple de D’Indy, son confident régulier (dont témoigne une abondante correspondance), et son héritier spirituel, en charge notamment de rédiger le fameux Cours de composition. Accessoirement, il devient aussi le chroniqueur musical attitré de l’Action française, le journal de Charles Maurras. Mais ce n’est peut-être pas si accessoire.

    Léon Vallas, né en 1879 et mort en 1956, à Lyon, partage malignement avec Berlioz de premières aspirations hésitant entre médecine et musique. C’est à D’Indy, encore, qui l’appelle en 1900 pour l’aider au secrétariat de la jeune Schola, qu’il doit sa vocation définitive : il sera critique, notamment au Progrès de Lyon, et musicographe. Mais surtout, il sera le biographe autorisé de D’Indy. Vallas a vécu presque toute son existence à Lyon. Vuillermoz aussi était lyonnais, de naissance tout du moins. Et c’est du reste de leur commune jeunesse lyonnaise que date une amitié entre ces deux individus exactement contemporains (à un an près)8.

    Vuillermoz (né à Lyon en 1878 et mort à Paris en 1960) est moins méconnu, hélas! serait-on tenté de dire. Notamment en raison de son inconsistante Histoire de la musique, systématiquement rééditée en France en collection de poche, et par laquelle s’initient encore nombre d’apprentis mélomanes. Retenons qu’il fut lui aussi chroniqueur musical, notamment au quotidien de droite le Temps avant la seconde guerre, et durant l’Occupation – ce que semblent oublier ses biographes – à l’hebdomadaire fasciste et collaborationniste Je Suis partout, ainsi qu’au microphone de la radiodiffusion parisienne sous contrôle nazi. Les biographies le concernant font généralement la confusion avec son frère, qui avait suivi un enseignement au Conservatoire, et on lui attribue quelques compositions, qui en réalité seraient dudit frère9.   Il est aussi réputé pour s’être opposé à D’Indy, notamment dans le cadre du groupe des Apaches. Mais de ce fait même, il a bien connu D’Indy, comme aussi ses thuriféraires.

    D’Indy. Vallas nous apprend lui-même qu’il fut un nationaliste xénophobe, notoirement antisémite. Un seul exemple : sa Légende de saint Christophe, tardivement représentée en 1920, voulait être un « nouveau drame antijuif […] les personnages ne se nommeront ni Dreyfus, ni Reinach, ni même Combes... Ce serait leur faire trop d’honneur à ces funestes goujats, mais je voudrais montrer dans ce drame la nauséabonde influence judéo-dreyfusarde »10. La Schola était alors à l’image de son directeur, un repaire nationaliste, antisémite, antidreyfusard11. Sérieyx, assurément, n’y échappa pas, et Vallas non plus très probablement. Mais dans l’autre camp, chez les Apaches avec Vuillermoz en tête, et leur dieu, Debussy, la situation était sur ce plan comparable12. « Claude de France », celui qui se proclame « musicien français », ne cachera pas pareillement ses sympathies pour l’Action française. Et l’un des reproches que Debussy adresse à Berlioz, c’est précisément qu’il n’y trouve chez lui « rien de particulièrement français ».13 

    Et c’est peut-être là le nœud de la question. Au-delà des mesquineries et des futilités de leurs attaques, les Sérieyx, Vallas, Vuillermoz et consorts14 se rejoignent pour flétrir, en ces temps de nationalisme exacerbé, un musicien qui n’a « rien de particulièrement français » (c’est du reste très sensible chez Vuillermoz). Et ils n’ont pas tort! Ont-ils vraiment su que Berlioz disait de lui : « Moi, le musicien aux trois quarts allemand » ? Ils l’ont pressenti en tout cas. Ils ont pressenti en lui le rejet de tout nationalisme, de toute forme d’esprit français partisan; le dédain d’un parti pris excluant, qui verrait exclure de l’art certaines populations, certains pays ou certains peuples, comme les Juifs ou les Allemands15. À la veille de 1914, ou en 1940, ce n’était guère dans l’air du temps…

    Gardons-nous toutefois de toute condamnation, au principe d’on ne sait quel tribunal d’exception. Dans la première moitié du XXe siècle l’extrême-droite française, dans sa représentation musicale, s’est défiée de Berlioz. Il est trop facile d’avancer les noms républicains ou socialistes de Julien Tiersot, Edgar Quinet, Alfred Bruneau, Émile Zola… ou juifs d’Édouard Colonne, Pierre Monteux, Darius Milhaud, Adolphe Dannhauser… parmi les défenseurs de Berlioz, pour arguer d’une division politique franche en deux camps. Adolphe Boschot (dont les relents antidreyfusards émaillent ses portraits de Meyerbeer) ou Lucien Rebatet (qui n’est plus à présenter sous cet aspect), viendraient démontrer que le partage n’est pas univoque, ni aussi manichéen qu’on le voudrait. Après tout, D’Indy lui-même a clamé son admiration pour Berlioz. Mais voilà peut-être une explication à la hargne, française et seulement française, qui a longtemps poursuivi Berlioz. Et il est encore des restes. Un correspondant français, chroniqueur musical de surcroît, ne m’affirmait-il pas il y a peu s’en prendre à Berlioz au nom de « notre musique », la musique bien de chez nous, bien française. Ce à quoi, je lui ai rétorqué que c’était le moindre de mes soucis, moi qui suis espagnol.

Pierre-René Serna

________________________

1. Cité par Michel Philippot dans l’article « Vraies basses et faux procès », Cahier de l’Herne Berlioz (2003), page 34; les extraits sont tirés du Cours de composition, volume II, seconde partie, page 315.

2. Cette information provient de l’article de Peter Bloom, « Berlioz et ses biographes », dans Regards sur un Dauphinois fantastique (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005), page 67. Dans cette Fondation, née fin 1908 à l’instigation d’Henri Martin, le père du magistral biographe de Berlioz, Jacques Barzun, figurent également : Camille Saint-Saëns, Richard Strauss, Maurice Faure, Adolphe Jullien, Édouard Colonne, Alfred Bruneau, Charles Malherbe, Jacques-Gabriel Prod’homme, Felix Mottl, Felix Weingartner, Romain Rolland et Adolphe Boschot.

3. Remarquons aussi que D’Indy disparaît en 1931, et que l’édition révisée de ce volume est publiée en 1933.

4. Dans le chapitre, fielleux, relatif à Berlioz. 

5. Vuillermoz paraît avoir pris cette anecdote – sans autrement livrer sa source – chez Albert Lavignac, dans son livre la Musique et les Musiciens (paru en 1895, chez Delagrave ; le livre de Vuillermoz date, lui, de 1949) où la citation se retrouve exactement mot pour mot, page 530. Mais Lavignac se fait le simple colporteur de propos retransmis verbalement : « Une curieuse anecdote m’a été contée par un de mes collègues [Adrien Barthe, tel que précisé en note]; je la relate ici ». Ce qui serait déjà sujet à caution… En tout état de cause, l’emprunt de la citation ne provient pas directement de Barthe. Ou quand Vuillermoz est surpris en flagrant délit de contrefaçon ! Le personnage, du reste, semble coutumier de ce genre d’impostures (voir à ce propos notre Berlioz de B à Z, page 41).

6.  Cité par Vincent Arlettaz dans l’article « Un malentendu tenace : Berlioz mauvais harmoniste », du numéro 21, consacré à Berlioz, de la revue Ostinato rigore (février 2004), page 37.

7.  Correspondance générale (Flammarion), tome VI page 471, tome VII page 152, tome VIII page 528. On soulignera que Berlioz le mentionne à titre d’accompagnateur, Barthe étant pianiste semble-t-il, pour les répétitions des Troyens; et celles-ci prennent place en juillet 1863, bien après l’achèvement de l’œuvre dans ses différents états. Il n’y est jamais question d’un autre « travail » avec Barthe, qui avant 1863 ne semblait pas connaître l’opéra, puisque Berlioz cherche à lui transmettre la partition. L’épouse de Barthe, Anna Barthe-Banderali, sera au reste l’interprète improvisée, avec Gounod, du duo de Didon et Énée, lors de la soirée d’hommage amical début novembre 1864 où son mari est présent. Anna aurait été par ailleurs l’une des grandes amies de Marie Recio, la seconde épouse de Berlioz. Le Barthe si amical à l’époque, aurait donc bien changé son comportement par la suite. Si tant est que les propos qu’on lui a prêtés dans sa postérité lui reviennent vraiment. Mais conservons-lui le bénéfice du doute, et n’entachons pas trop la mémoire de Barthe, qui semble avoir été plutôt une victime expiatoire dans cette affaire. Et il est à craindre qu’on ne sache jamais l’exacte vérité.

8. Petite anecdote croustillante à ce sujet, que je dois au cinéaste lyonnais Georges Combe, qui avait assisté tout jeune dans sa ville, en mars 1959, à une exécution des Troyens. Je le cite : « Je m’en souviens comme si c’était hier. J’étais à l’Opéra avec ma grand-mère, et elle m’avait fait remarquer, assise à côté de nous, une dame d’un grand âge, madame de Lestang qui était l’épouse de Léon Vallas (que ma grand-mère connaissait bien car il venait se faire couper les cheveux par mon grand-père coiffeur et qui était paraît-il une plume assassine, doué d’un certain talent polémique). Toujours est-il que cette dame a émaillé toute la représentation de soupirs énervés et les entractes de grandes exclamations : «Que je n’aime pas cette musique!!!» avec cette inflexion de voix sans appel qu’ont les dames âgées distinguées, «C’est ennuyeux! C’est bruyant!» etc. etc. Je la fusillais du regard en pensant : «Et cette femme est la compagne d’un grand critique musical!» »

9. Voir notre ouvrage Berlioz de B à Z (Van de Velde, 2006), page 41. Vuillermoz aurait été par ailleurs l’un des nègres de Willy (Henry Gauthier-Villars, de son vrai nom), pour ses chroniques musicales qu’il signait « l’Ouvreuse » dans les années 1900. Or, ledit Willy s’est signalé par des articles cinglants contre Berlioz (comme aussi contre Meyerbeer et Mendelssohn, pour des raisons qui n’ont certainement rien de musicales), où reviennent les poncifs habituels : « imperfection technique », « éducation musicale qui fait défaut »... Nonobstant ce que Willy n’hésitait pas à dire de lui-même, lequel « ne possède que des notions délicieusement vagues en musique ». Qui a influencé l’autre ?... Willy ou Vuillermoz ?... Judicieusement, dans le Dictionnaire Berlioz (page 118), Hermann Hofer qualifie Willy de « Vuillermoz avant la lettre », mais sans connaître apparemment la relation qui unissait les deux hommes. En revanche Colette, le grand écrivain, qui fut la compagne de Willy et un temps son nègre également, n’a, elle, jamais caché sa passion pour la musique de Berlioz.

10. Cité par Léon Vallas dans Vincent d’Indy, volume II (Albin Michel, 1950), page 326.

11. D’Indy sera alors membre du comité de la Ligue de la patrie française, mouvement animé par Maurice Barrès. Barrès et Maurras sont en ces temps les champions du nationalisme français, et ses deux principaux théoriciens. L’étiquette « nationalisme » est au demeurant celle qu’ils revendiquent pour leur idéologie : le premier dans son livre doctrinal Scènes et Doctrines du Nationalisme, le second adoptant le terme « Nationalisme intégral » pour qualifier les objectifs de son mouvement politique, l’Action française. Les goûts musicaux de Maurras me sont inconnus, j’avoue. Mais Barrès, qui ignore apparemment Berlioz, semble fasciné par Wagner, et Parsifal. On n’est pas à une contradiction près! Mais je laisse ces précieuses recherches, sur les penchants musicaux de nos deux auteurs, à d’autres qui en ont mieux les capacités.

12. On se reportera à ce sujet à l’article de Jacques Cheyronnaud, « Éminemment français. Nationalisme et musique », dans la revue Terrain, numéro 17 (octobre 1991), pages 91 à 104; consultable également sur internet : http://terrain.revues.org.

13. On voudrait aussi citer Ravel, pourtant peu suspect, en raison de ses origines mêmes, de xénophobie : « Berlioz c’est le génie français qui sut toute chose d’instinct, sauf ce que tout élève du Conservatoire réussit en un tour de main : mettre une bonne basse sous une valse. » (Cité par le Dictionnaire Berlioz, article « Ravel », Fayard, 2003; ouvrage auquel on pourra aussi se reporter pour D’Indy et ses rapports avec Berlioz.) L’ennui, c’est que Berlioz a été lui-même élève du Conservatoire, et que sa seule « valse », celle de la Symphonie fantastique, ne se signale guère par ses basses incorrectes. Mais il faut croire que les assertions de Sérieyx et autres avaient fait école.

14. Il est frappant de constater que les médisances les plus basses (sans jeu de mots), sont le fait de petits personnages. Les grands musiciens, s’il n’appréciaient pas toujours l’œuvre de Berlioz, trouvaient d’autres arguments que les commérages. Encore que Debussy, Ravel, Stravinsky ou Tchaïkovski, qui ne sont d’ailleurs pas entiers dans leurs opinions, fassent ici un peu exception. La liste serait infiniment plus longue, de Schumann à Wagner, et de Mahler jusqu’à Dusapin, des compositeurs qui ont reconnu leur dette envers Berlioz. Mais cette vilenie obstinée, post-mortem, exclusivement française et historiquement datée, est tout de même troublante : il n’est guère d’autre musicien universellement reconnu sur lequel on se soit répandu à propos de l’incompétence ou de l’ignorance supposées... Sauf peut-être pour Sibelius (autre compositeur qui orchestrait sans le recours du piano), mais très ponctuellement (par Theodor Adorno et René Leibowitz, gens d’un certain renom cette fois), et depuis bien oublié.

15. Laissons le dernier mot à Berlioz.

« Mon second reproche portera sur une opinion émise par l’auteur à propos de Mendelssohn, opinion déjà énoncée par d’autres critiques, et dont je demanderai à M. de Lenz [à propos de son ouvrage sur Beethoven, dont Berlioz se fait l’écho] la permission de discuter avec lui les motifs.

« On ne peut parler de la musique moderne, dit-il, sans nommer Mendelssohn Bartholdy... Nous partageons autant que personne le respect qu’un esprit de cette valeur commande, mais nous croyons que l’élément hébraïque, qu’on connaît à la pensée de Mendelssohn, empêchera sa musique de devenir l’acquisition du monde entier, sans distinction de temps ni de lieux. »

N’y a-t-il pas un peu de préjugé dans cette manière d’apprécier ce grand compositeur, et M. de Lenz eût-il écrit ces lignes s’il eût ignoré que l’auteur de Paulus et d’Élie descendait du célèbre israélite Moïse Mendelssohn ? J’ai peine à le croire. « Les psalmodies de la synagogue, dit-il encore, sont des types qu’on retrouve dans la musique de Mendelssohn. » Or, il est difficile de concevoir comment ces psalmodies de la synagogue peuvent avoir agi sur le style musical de Félix Mendelssohn, puisqu’il n’a jamais professé la religion juive; tout le monde sait qu’il était luthérien, au contraire, et luthérien fervent et convaincu.

D’ailleurs, quelle est la musique qui pourra jamais devenir l’acquisition du monde entier, sans distinction de temps ni de lieux ? Aucune, très-certainement. Les œuvres des grands maîtres allemands, tels que Gluck, Haydn, Mozart et Beethoven, qui tous appartenaient à la religion catholique, c’est-à-dire universelle, n’y parviendront pas plus que les autres, si admirablement belles, vivantes, saines et puissantes qu’elles soient. » (Les Soirées de l’orchestre, Deuxième Épilogue.)

« Nous avons été très heureux, mes confrères et moi, de nous rendre à l’invitation de la ville de Strasbourg, et nous regrettons de n’avoir pu faire davantage pour la seconder dans sa belle entreprise. Vous l’avez dit, monsieur, sous l’influence de la musique l’âme s’élève et les idées s’agrandissent, la civilisation progresse, les haines nationales s’effacent. Voyez aujourd’hui la France et l’Allemagne se mêler! L’amour de l’art les a réunies et ce noble amour fera pour leur union complète bien plus que ce pont merveilleux du Rhin et toutes les autres voies de communication rapides établies entre les deux pays.

Le grand poète a dit: « L’homme qui n’a point en lui de musique est un homme dangereux, il n’est propre qu’aux ruses, aux embûches, aux trahisons. Méfiez-vous de lui! » Sans doute Shakespeare a usé là de la liberté d’exagération accordée aux poètes. Mais l’observation prouve néanmoins que si sa proposition est outrée pour les individus, elle l’est beaucoup moins pour les peuples, et l’on doit aujourd’hui reconnaître que là ou la musique finit la barbarie commence.

À la ville très civilisée de Strasbourg, aux villes très civilisées de France et d’Allemagne qui avec tant d’enthousiasme viennent de se joindre à elle pour réaliser le projet de son magnifique festival! » (Discours – reporté sur ce site – prononcé à Kehl le 20 juin 1863, pour célébrer le nouveau pont de chemin de fer reliant Kehl à Strasbourg au-dessus du Rhin. C’est l’un des rares discours à teneur politique de Berlioz.)

* Dannhauser a été professeur au Conservatoire et compositeur. Nous reviendrons sur sa personnalité, et ses rapports avec Berlioz, inédits semble-t-il, dans un prochain article.

Nous remercions vivement notre ami Pierre-René Serna de nous avoir envoyé cet article [article repris dans Café Berlioz, pp. 9-20]. 

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er octobre 2008.

Retour à la page Contributions Originales
Retour à la Page d’accueil

Back to Original Contributions page
Back to Home Page