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cellini

Par

Pierre-René Serna

© 2006 Pierre-René Serna

    La récente production de Benvenuto Cellini à Strasbourg1 est de nature à susciter bien des réflexions et bien des questions. Ne voilà-t-il pas, en l’occurrence, que les metteurs en scène ont opté pour une lecture systématiquement vaudevillesque ? Mais au-delà de sa mise en image – à la fois excessive et embrouillée2 – on ne peut que constater son faible impact et déplorer son effet pernicieux. D’où, à la suite, par exemple, les déductions hâtives de certains chroniqueurs mal informés, sur les prétendues faiblesses théâtrales de l’ouvrage. Se retourne ainsi contre lui-même, le louable désir de Nicholas Snowman, directeur de l’Opéra du Rhin, de rendre justice au chef-d’œuvre de Berlioz3. Nous pensons pour notre part que cet échec – patent – est à mettre au compte de l’idée fallacieuse où s’est fourvoyée la mise en scène. À détourner de façon simpliste et simplificatrice l’ouvrage vers la farce exclusive, il en devient futile. Autant dire insignifiant. Alors que la réelle portée dramaturgique de l’opéra vibre de multiples sens4.


FAUSSE TRADITION

    À l’origine de cette conception de l’œuvre, il y a toute une fausse tradition qui s’est instaurée depuis la production londonienne de la Carl Rosa Company en 1957, reprise dans le même esprit par Covent Garden en 1966, et immortalisée par la gravure de Colin Davis en 1972. Un enregistrement essentiel, le premier de l’histoire et magistral dans sa réalisation. Au point qu’il a pu figurer d’autant mieux comme une référence parmi les variantes possibles de Benvenuto. Et c’est ainsi que la mouture de Davis, apocryphe, s’est perpétuée, comme au festival Berlioz de Lyon en 1989, ou lors de cette récente production alsacienne, qui réutilise du reste intégralement le matériel de Covent Garden.

    Ces choix qui entendaient revenir aux sources (et qui de fait combinent différents états des remaniements pour l’Opéra de Paris en 1838), présentent en outre deux caractéristiques principales : le ton dominant de comédie et la présence de dialogues parlés. On sait que toutes les versions laissées par Berlioz de son opéra, sont exemptes de dialogues parlés. L’édition de la partition chez Bärenreiter en 19965, due au patient et inestimable travail de reconstitution de Hugh Macdonald, n’a fait que confirmer une situation connue de tous temps (qui en 1957, ou même en 1966, pouvait éventuellement, en l’état des connaissances parcellaires, autoriser des spéculations).


ARGUMENT CONTESTABLE

    Pourquoi alors ces options ? Il faut connaître à cet égard l’opinion des deux principaux initiateurs, en son temps, du projet pour Philips : David Cairns, l’un des mentors du célèbre Cycle Davis, et Macdonald, qui déjà effectuait ses recherches sur la partition. Le premier déclare : "Le texte final [présenté en 1838], critiqué à l’époque comme aujourd’hui, ne réussit pas à combiner en un alliage unique les éléments disparates du drame"6. Quant au second, il renchérit en estimant que le "personnage central, Benvenuto Cellini, pose problème au commentateur dans la mesure où il est susceptible d’interprétations diverses"7.

    Cette opinion se fonde sur une conviction : que l’opéra serait dramaturgiquement faible, si ce n’est sous forme d’une comédie. Ce que Macdonald résume ainsi : "Considéré comme une comédie, le livret de Benvenuto Cellini est construit avec un art consommé"8. Opportunément, Berlioz, avant même d’écrire la musique de son ouvrage, en avait proposé un livret (dont on ne sait d’ailleurs rien) au théâtre de l’Opéra-Comique. Dès lors, tout se tenait : il suffisait de revenir aux desseins supposés de l’auteur, un opéra-comique donc, avec des dialogues parlés reconstitués pour l’occasion, pour ainsi renouer avec la comédie inhérente à l’œuvre. L’argument était tout trouvé.

    Voire ? Car si cette première intention du compositeur est indéniable, elle en masque peut-être une autre. Macdonald y faisait lui-même référence à une certaine époque, mais semble bien depuis l’avoir oubliée. Dans une lettre à sa sœur Adèle du 29 avril 1834, Berlioz indique : "Il est question pour moi d’un grand ouvrage en cinq actes, à l’Opéra nous sommes en négociation pour cette grande affaire qui déciderait de mon existence d’artiste tout entière." Une note du tome II de la Correspondance9, y voit la "Première allusion à Benvenuto Cellini." Hypothèse concevable, sachant l’importance déterminante que cet ouvrage aura dans la carrière de Berlioz. Mais il est une autre lettre, peu de jours après, du 15 ou 16 mai à Humbert Ferrand, qui signale : "Mes affaires à l’Opéra, sont entre les mains de la famille Bertin [propriétaire du Journal des Débats], qui en a pris la direction. Il s’agit de me donner l’Hamlet de Shakespeare supérieurement arrangé en opéra. […] En attendant, j’ai fait le choix, pour un opéra-comique en deux actes, de Benvenuto Cellini". Le projet d’opéra cité plus avant pourrait donc n’être que cet Hamlet (ou d’autres, comme ce "grand opéra en trois actes sur un sujet historique non encore traité" auquel Berlioz songeait également10). La première lettre n’a donc rien de probant en l’espèce. Mais elle laisse déjà planer un doute : la toute première conception de Benvenuto était-elle seulement celle d’un opéra-comique ? Doute confirmé par cette réflexion dans une lettre du 31 juillet 1834 : "De tous côtés, on me fait, on me lit, des poèmes et il n’y a pas encore un qui ait convenu et à moi et aux directeurs. Celui de l’Opéra en a refusé trois"11. Et c’est ici que le témoignage d’Auguste Barbier12, l’un des librettistes, se révèle capital.


LE TÉMOIGNAGE DE BARBIER

    Dans l’introduction au livret de Benvenuto, publié in extenso en 1874 dans un recueil où figure aussi une autre pièce dramatique, celui-ci confie : "Ce célèbre Italien [Cellini] ayant laissé des Mémoires originaux, M. Berlioz y avait puisé plusieurs faits remarquables et en avait composé un grand tableau en quatre parties où, indépendamment des luttes de l’artiste avec ses rivaux et l’autorité gouvernementale, il comprenait la part prise par lui au siège de Rome et à la mort du connétable de Bourbon. C’était un drame sérieux et comportant d’assez longs développements. L’administration de l’Opéra fit des difficultés pour admettre une œuvre aussi considérable pour un musicien qui n’avait pas travaillé pour le théâtre et ne voulut exécuter de lui que deux actes seulement d’un genre modéré et écrits dans un ton plutôt gai que tragique. M. Berlioz réduisit sa pensée à la simple lutte de Benvenuto avec le pouvoir, et ce fut un épisode du premier drame qui devint le sujet de la pièce. Le poète que M. Berlioz avait cherché pour les paroles de son opéra avait été d’abord M. Alfred de Vigny. Mais ce dernier, occupé d’ouvrages plus importants, désigna comme devant lui succéder M. Léon de Wailly, qui vint lui-même trouver M. Auguste Barbier et lui demander sa collaboration."13

    Barbier, étrangement, ne mentionne aucunement le projet pour l’Opéra-Comique, auquel on sait pourtant avec certitude qu’il collabora en 183414. Il cite par ailleurs lui aussi Bertin, mais pour situer en 1837 les contacts avec l’Opéra. Quarante ans plus tard, il a cependant bien pu oublier, ou resserrer, la succession et la chronologie des événements15. Quoi qu’il en soit, tout porte à croire que le "drame sérieux" d’origine, antérieur peut-être à la collaboration avec Barbier, précéderait le projet "plutôt gai" d’un opéra-comique. Une ur-version en quelque sorte16.


UNE IRRÉMÉDIABLE ORIGINALITÉ

    Cette prime intention ne saurait être légitimement et totalement passée sous silence. Ce qui semble désormais de règle. Craindrait-on qu’ainsi s’écroule l’édifice d’un retour à l’idée prétendument originelle d’un opéra-comique ? Un édifice qui non plus ne saurait se bâtir sur d’ultimes velléités, pour le Théâtre-Lyrique en 1856 ou pour l’éditeur Choudens en 1863, parfois mises aussi à l’appui de cette hypothèse. Puisqu’en substance, il s’agirait d’un remaniement avec dialogues parlés (bien qu’encore rien ne soit sûr17)… de la version de Weimar ! On est donc loin de l’option de Davis. En tout état de cause, si l’idée d’opéra-comique trouve un fondement, celui-ci n’est pas seul. Et sa justification, les premières (ou ultimes) visées du compositeur, devient alors spécieuse. Au moins pour partie. Il est temps de tourner la page Davis, et d’en revenir aux états laissés par le seul compositeur, qui en eux-mêmes présentent déjà suffisamment de complexes possibilités18.

    En 1838, Berlioz écrit un opéra entièrement chanté, semi-seria19. Peut-être faut-il voir dans cette appellation une combinaison de l’esprit qui a présidé aux deux premières conceptions de l’œuvre : un grand opéra sérieux et un opéra léger. Et c’est précisément là que réside sa force et son irrémédiable originalité : dans le mélange shakespearien de comique et de tragique, de dérision et de sérieux, d’intime et de grandiose, de cet opéra inclassable que l’on a voulu obstinément faire entrer dans un moule convenu.

Pierre-René Serna

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1) Présentée du 14 janvier au 5 février 2006, à l’Opéra de Strasbourg et à la Filature de Mulhouse, dans une mise en scène de Renaud Doucet et André Barbe.

2) Opinion personnelle, mais que nous ne sommes pas seul à partager.

3) En dépit d’indéniables vertus musicales : la direction affirmée d’Oleg Caetani et un plateau vocal de premier choix, presque entièrement francophone et quasiment parfait jusqu’au moindre second rôle. On relèvera particulièrement le Fieramosca d’anthologie, incarné avec une projection et un phrasé souverains par Philippe Duminy.

4) Par exemple : l’arrière-plan métaphysique de la transmutation par le feu; comme l’a splendidement mis en scène, dans une nudité flamboyante et sacrale, Tim Albery à l’Opéra d’Amsterdam en 1991.

5) Cette édition propose trois versions : "Paris 1", ou l’opéra tel qu’il était au moment d’entrer en répétitions à l’Opéra de Paris en mars 1838, en deux actes et quatre tableaux, débordant de péripéties, révélant une psychologie mieux affinée (soit, peu ou prou, l’enregistrement de John Nelson pour Virgin); "Paris 2", correspondant à l’état laissé à la fin des représentations de l’Opéra de Paris, distribuant plus généreusement les arias pour complaire aux chanteurs et supprimant certaines scènes; enfin "Weimar", en 1856 à la suite des révisions ultérieures pour Weimar et Londres, en trois actes, considérablement resserrée et gommant la mordante ironie du livret originel. On notera combien les airs surajoutés (pour "Paris 2" et conservés pour "Weimar") affadissent les personnages : Teresa se mue en jeune fille coquette et insouciante, Cellini se détourne de sa vocation pour son amour, Ascanio est ramené à un frivole rôle d’opéra-comique. L’air d’entrée de Balducci, supprimé par la suite, tout imprégné des terreurs de la nuit, installait en revanche une atmosphère inquiète et prémonitoire. Au bout du compte, le seul rôle caricatural restait Fieramosca. Du reste, ces airs "à succès" n’en ont eu précisément aucun à Strasbourg, où ils ont passé davantage comme des temps morts. Ce qu’ils sont aussi.

L’option d’opéra-comique de Davis, retient aussi ces airs, accentuant le caractère léger de l’œuvre.

6) Hector Berlioz (Fayard), tome II, p. 128.

7) Numéro consacré à Benvenuto Cellini de l’Avant-Scène-Opéra, p. 27.

8) Ibid., p. 27. Une vision qui fait bon marché de la portée même de l’œuvre. Une portée évidente, même si certains persistent à la contester, comme Gérard Condé dans le Cahier de l’Herne Berlioz et dans le programme même de l’Opéra du Rhin. Il est vrai qu’Ascanio, tel la Muse/Niklausse des Contes d’Hoffmann, s’en fait souvent mieux le porte-parole, dans un décalage finement trouvé, âme et conscience de l’artiste Cellini. Les interventions des compagnons ciseleurs, voire de la foule et du Pape, résonnent également de cette même mission de l’artiste en son perpétuel défi à Dieu et aux hommes. Sous un dehors badin, un message sérieux, et d’autant plus profond que traité avec légèreté.

9) Flammarion, p. 144.

10) Lettre du 31 août 1834 à Ferrand. À propos des projets d’opéra de Berlioz, voir le Cahier de l’Herne Berlioz, pp. 187-212.

11) On sait que l’Opéra de Paris avait refusé le deuxième livret des Francs-Juges en 1829, puis le livret de la version opéra du Dernier Jour du monde en août 1833. Quel pourrait être le troisième ? On relèvera à ce propos un document cité comme pouvant se rapporter à Benvenuto par Cairns et Macdonald. Dans une lettre non datée, Armand Bertin, soutien indéfectible de Berlioz, dit au directeur Véron de l’Opéra : "Je vous envoie le libretto de Berlioz. […] Il n’est qu’en trois actes. Veuillez le lire sans prévention du titre et de l’obscurité dramatique du nom de l’arrangeur." Mais ne s’agirait-il pas plutôt du Dernier jour du monde ? qui correspondrait mieux avec sa forme en trois actes, son titre qui pouvait appeler des "préventions", et l’"obscurité du nom" (qui s’appliquerait assez mal à Wailly et Barbier, et plus mal encore à Vigny) de Ferrand (auteur du livret)… Véron sera remplacé par Duponchel, à la tête de l’Opéra de Paris, à partir d’août 1835.

12) Barbier avait connu Berlioz en 1832 à Rome. Ce dernier fera aussi appel à lui pour d’autres projets : un livret à partir de Roméo et Juliette, une révision du Dernier Jour du Monde et de la mélodie le Jeune Pâtre breton, le texte de l’Hymne à la France. Seul ce dernier projet étant abouti.

13) Études dramatiques, E. Dentu éditeur, pp. 203-204.

14) Comme en fait foi la correspondance de 1834.

15) Dans l’ouvrage à venir rien ne subsiste des épisodes hauts en faits d’armes de ce canevas primitif. La mémoire de Barbier l’aurait-il trahi ? Les détails qu’il fournit autorisent cependant à en douter. Ce pourrait être alors une esquisse non mise au net.

16) Le livret tel qu’il se concrétisera par la suite, s’écarte du schéma d’un opéra historique sérieux, genre qui avec les Huguenots triomphait alors : le grand opéra à la française, désormais obligé sur la scène de l’Opéra de Paris. En la circonstance, Berlioz aurait pu souhaiter se conformer à la norme, habité par l’ambition d’entrer par la grande porte, de vaincre dans la maison qui scellait le statut définitif d’un compositeur; certainement davantage que de tenter de passer par l’issue de service, cet Opéra-Comique substitut de la gloire. Rossini, Verdi ou Wagner ont pareillement ressenti la nécessité de cette consécration sur la scène de toutes les renommées. Les difficultés, un temps insurmontables pour un jeune compositeur sans soutien majeur, d’accéder à l’Opéra, à ses coteries et ses faveurs, ont dû l’emporter dans la décision des concepteurs de l’ouvrage de se rabattre sur une cible mieux à leur portée.

17) Lettre du 25 décembre 1856 : "Il s’agit (entre nous) de monter le Cellini au Théâtre-Lyrique, avec une partie du livret mise en prose pour le dialogue". Le terme de "dialogue" est ici ambigu, comme ce projet qui ne verra pas le jour. Macdonald cite à ce propos (Op. cit., p. 15) "un manuscrit" apparemment de Barbier, "de 35 pages consistant en divers extraits de l’œuvre réécrits en prose (collection privée)." La partition vocale de Choudens est quant à elle incertaine sur ce point, et rien ne dit aussi que Berlioz l’avait avalisée.

18) On peut être fondé à considérer l’état original, "Paris 1", comme le plus fidèle aux volontés du compositeur. Il est en tout cas celui qui présente la meilleure cohérence, au plan de la dramaturgie et de l’équilibre, et qui reflète le mieux la singularité de l’opéra. Mais il n’est pas interdit d’y inclure certaines (rares) améliorations ultérieures : musicales, dans la fin du premier tableau ou le Carnaval; ou dramatiques, avec les deux phrases prêtées à Cellini au moment du dénouement dans la version de Weimar, qui possèdent le mérite de ponctuer allusivement ses derniers propos par la foi en son art... Travail d’orfèvre, certes, mais aisément réalisable. Une sorte de version idéale et parfaite, qui renverrait aux oubliettes bien des truquages spéculatifs. Voir à ce propos notre ouvrage Berlioz de B à Z, à paraître chez Van de Velve.

19) Cairns fait un judicieux parallèle entre ce semi-seria et le drama giocoso de Don Giovanni (Op. cit., p. 128). Un opéra que Berlioz appréciait du reste tout particulièrement, puisqu’il lui consacre plusieurs comptes-rendus, le place parmi les sept opéras élus (avec la Vestale, Fidelio, le Freischütz, Iphigénie en Tauride, le Barbier de Séville et les Huguenots) qui imposent un muet respect aux musiciens des Soirées de l’orchestre, et va le voir pas moins de huit fois de suite en 1866. Les deux opéras combinent, il est vrai, une même verve irrésistible dans le livret. Le livret de Benvenuto fait dire à Rémy Stricker, à juste titre, qu’"il en est peu d’aussi bons" (Dictionnaire Berlioz, Fayard, p. 314). Sentiment, on l’aura compris, qui est aussi le nôtre.

Nous remercions vivement notre ami Pierre-René Serna de nous avoir envoyé cet article [article repris dans Café Berlioz, pp. 57-64].

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