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Par

Pierre-René Serna

© 2006-2007 Pierre-René Serna

    Dans mon article «Berlioz et l’opéra : tentations, avortements, frustrations» paru dans le Cahier de l’Herne Berlioz (2003), je mentionne les Noces d’or d’Obéron et de Titania comme un ouvrage – opéra ou cantate, on ne sait – projeté par Berlioz en 1823. Or, Kern Holoman à la page 423 de son Catalogue chez Bärenreiter place Les Noces d’or d’Oberon et Titania (sans «de» devant Titania, ni accent sur le «e» d’Obéron) à l’entrée V de la rubrique «Works Contemplated But Not Composed», mais avec la datation «c. 1832»; dans le Dictionnaire Berlioz de chez Fayard, page 395, il indique cette fois : «vers 1833». Pour sa part, Hugh Macdonald intervient dans les «errata» du tome VIII de la Correspondance générale (Flammarion) pour demander de «supprimer les deux lignes» de la «Chronologie 1816-1823», à l’année 1823, page 27 du tome I publié alors sous la seule responsabilité de Pierre Citron1. Ces deux lignes sont les suivantes : «printemps ? : Sur des paroles d’Humbert Ferrand, Berlioz écrit Les Noces d’or d’Obéron et Titania.» Il semblerait ainsi, selon ces deux éminents spécialistes, que l’affaire soit entendue et que l’œuvre en question, ou son ébauche, ne date pas de 1823. Il n’y aurait donc plus à y revenir.

   Dans mon ouvrage Berlioz de B à Z (paru en juillet 2006 chez Van de Velde), je récidive pourtant et situe à nouveau en 1823 ce projet conçu avec la collaboration littéraire de l’ami Humbert Ferrand rencontré cette année-là (les entrées : «Francs-Juges» et «Vie, chronologie»). D’où me vient cette singulière obstination ?

    Pour dater l’œuvre, Kern Holoman se fonde sur une lettre de Berlioz du 8 janvier 1832 adressée de Rome à Ferrand, où il est question de «votre Noce des fées». Or, Berlioz dans cette lettre ne nomme pas Les Noces d’or d’Oberon et Titania, titre qu’Holoman prend comme référence. Cet intitulé, Holoman n’a pu le puiser – jusqu’à plus ample information – qu’auprès d’Adolphe Boschot, signalé, du reste, comme l’autre source dans cette entrée du Catalogue. Ce dernier évoque Les Noces d’or d’Obéron et de Titania à la page 110 (ou 70, suivant l’édition) du premier tome de sa biographie, au cœur d’un chapitre relatant des faits survenus au «printemps de 1823». Le livre de Boschot est éminemment contestable et les erreurs y abondent. On le sait désormais. Mais en l’occurrence, dans ce cas – comme dans d’autres peut-être – il a pu avoir eu accès à des sources aujourd’hui disparues. En l’espèce, il s’agirait d’un manuscrit de Ferrand qui était à l’époque, comme le signale une note de ce volume paru en 1906, à Paris dans les «Archives de l’Opéra». (Il n’y est plus désormais répertorié, ainsi que je l’ai vérifié moi-même.) Boschot l’a apparemment examiné et n’a semble-t-il rien inventé, puisqu’il dresse une synopsis précise de ce livret et en cite clairement des extraits2. Reste l’année «1823», qui effectivement pourrait être une spéculation hasardeuse du biographe, comme il en a commis d’autres par ailleurs.

    Mais alors, de deux choses, l’une : ou bien l’on maintient l’intitulé les Noces d’or d’Obéron et de Titania, et puisque la seule référence est Boschot, autant la garder jusqu’au bout et faire remonter la pièce supposée à 1823; ou alors, il faut s’en tenir à une Noce des fées, en allusion à la lettre de Berlioz de 18323. Holoman, de ce point de vue, pèche par manque de cohérence, ou est pour le moins ambigu – ce qui du reste ne retire rien à l’incomparable apport de son Catalogue, comme à la reconnaissance que nous devons tous, les fervents de Berlioz, à ce travail capital.

    Citons maintenant la lettre de Berlioz : «Votre Noce des fées est ravissante de grâce, de fraîcheur et de lumière; je la garde pour plus tard, ce n’est pas le moment de faire là-dessus de la musique». Ce qui laisserait entendre qu’à ce jour, 8 janvier 1832, le compositeur n’avait encore écrit aucune musique pour la pièce. Et c’est apparemment ainsi que l’ont compris certains commentateurs. Mais Berlioz ajoute aussitôt : «l’instrumentation n’est pas assez avancée; il faut attendre que je l’aie un peu dématérialisée, alors nous ferons parler les suivants d’Obéron; à présent, je lutterais sans succès avec Weber.» Qu’est-ce à dire ? S’il n’avait pas été déjà réalisé de partition, il n’y aurait nul besoin d’en «avancer» ou «dématérialiser» son «instrumentation» ? On peut donc légitimement supposer que, en tout ou partie, de la musique était auparavant venue se greffer sur le livret4. Musique composée à une époque antérieure où Berlioz ne maîtrisait pas suffisamment «l’instrumentation» et ne cherchait pas à lutter avec un Weber – qu’il ne connaissait peut-être pas encore. Rapprochons les dates. Début 1823, il en est à ses balbutiements de compositeur et vient seulement de signer sa première tentative pour orchestre : la cantate le Cheval arabe. Il commence tout juste à suivre les cours de son maître en composition, Le Sueur. Et ce n’est que l’année suivante qu’il découvre Der Freischütz, sous le nom de Robin des bois, et par-là Weber5. La période alléguée par Boschot paraît donc plausible, et semble tout à fait logique et concevable6. Voilà pourquoi, modestement, je persiste et signe! 7 Et quitte à parler des Noces d’or d’Obéron et de Titania8, conservons l’année 1823 pour dater ce projet semble-t-il inabouti et dont on ne sait précisément la postérité9.

Pierre-René Serna
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1. Pierre Citron apparaît ici, dans cette chronologie comme ailleurs dans les notes de ce tome I de la Correspondance publié en 1972, sous l’influence de Boschot. Il la revendique même dans l’introduction (page 13), disant se référer «assez systématiquement» à sa biographie, «l’un des deux ouvrages fondamentaux» avec les Mémoires. L’édition des Mémoires qu’il réalise chez Flammarion en 1991, y revient et précise : «L’annotation doit beaucoup aux travaux d’Adolphe Boschot dans sa biographie […] qui reste une référence»..

2. Voici, intégralement, le passage de Boschot :

«Le fidèle Ferrand avait écrit un poème pour être chanté : Les Noces d’or d’Obéron et de Titania (*).

Qu’en pensait Hector ?… Sa musique a disparu. Mais on peut deviner quels tableaux, quels effets devaient plaire, dans ce scénario, à son génie encore inconscient.

Ces Noces d’or s’ouvraient par une «nuit de printemps : hautes montagnes, vallons et lacs; les chants du rossignol se mêlent au bruissement des feuilles qui se développent (sic); le bouillonnement de la sève embaume l’espace, etc…» Enfin, Titania paraît : aurore, clochettes de troupeaux, chants des laboureurs et son des lyres célestes, chœurs de fées et de «sylphes, tandis que la cloche d’un monastère sonne l’angélus». 

(*) Manuscrit inédit de la main de Ferrand. (Archives de l’Opéra.)»

On le voit, un livret qui correspond à des inspirations fréquentes chez Berlioz et ne pouvait que susciter son imagination; et qui également en rappelle d’autres pour partie : les Francs-Juges bien sûr, mais aussi la Fantastique, la Damnation ou les Troyens

3. David Cairns, dans sa monumentale biographie, reste quant à lui d’une rigueur inattaquable, comme toujours. C’est ainsi qu’il se contente de signaler la Noce des fées à l’index «Ferrand» de son premier tome, renvoyant à la lettre reproduite page 597. Mais on aurait peut-être aimé qu’il pousse là une recherche.

4. À noter aussi le «à présent», qui pourrait s’opposer à auparavant, quand l’opéra de Weber Oberon n’existait pas encore et quand le projet avait été premièrement envisagé. Berlioz répond ici à une lettre de Ferrand, qui a bien pu lui envoyer par-là même le livret en question vers la fin de 1831. Ce pourrait être alors une version remaniée de ce livret (comme cela avait été le cas à deux reprises antérieurement pour les Francs-Juges) et expliquerait le changement de titre. Berlioz avait toutefois à ce moment d’autres projets. Et c’est ainsi qu’il sollicite la collaboration de Ferrand, dans cette même lettre, pour son idée d’oratorio le Dernier Jour du monde. Il ne semble plus qu’il soit revenu par la suite sur cette Noce des Fées. Et si écriture musicale il y eût, «ce n’est pas le moment de faire là-dessus de la musique» laisse d’autant moins à penser qu’elle serait intervenue au cours des années 1832 ou 1833.

5. Ce n’est toutefois qu’en 1827 qu’il se passionne pour Shakespeare. À cette époque, il est vrai, Ferrand et lui étaient plus préoccupés des Francs-Juges. Est-il possible que Ferrand ait connu en 1823 le Songe d’une nuit d’été, dont ses Noces paraissent s’inspirer ? Ce n’est pas exclu, puisque l’intérêt pour le dramaturge anglais parcourait déjà les cénacles littéraires et artistiques de Paris (en 1822, une troupe britannique s’était produite au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, avec des pièces de Shakespeare). Oberon de Weber est créé quant à lui en 1826 et témoigne de l’attrait pour un sujet qui n’est pas le seul apanage de Shakespeare (ici un texte de Wieland de 1780, lui-même inspiré d’une chanson de geste du XIIe siècle, Huon de Bordeaux). De même, le «poème» de Ferrand a pu puiser à d’autres sources que Shakespeare. Ce dernier n’est d’ailleurs aucunement évoqué par Boschot, qui mentionne en revanche Walter Scott dans la phrase introduisant le passage reproduit à la note 2 : «De ces essais, bien peu laissèrent une trace précise : par exemple, que lui [Berlioz, ou Hector comme préfère dire notre biographe] suggérait Walter Scott dans toute sa gloire ?» (Obéron intervient dans Ivanohé. Scott figurait dans ces années parmi les lectures favorites de Berlioz et lui inspirera deux projets d’opéra : Richard en Palestine d’après le Talisman en 1826 et Robin Hood en 1827, ce dernier en collaboration avec Ferrand, comme un peu plus tard Waverley et Rob-Roy.)

L’Ouverture du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn est, elle, de 1826. Bref, un sujet dans l’air du temps.

6. Dans le n°5 des Cahiers Berlioz de l’Association nationale Hector-Berlioz consacré à Humbert Ferrand (paru en 2005), Alain Reynaud estime de son côté (page 21) que le livret aurait été écrit «dans les années 1825-1826». Si le premier projet datait de cette époque, ce serait pareillement conforme avec la méconnaissance que Berlioz pouvait avoir de l’opéra de Weber. Cela paraît cependant peu probable. À partir de 1825 les deux auteurs centraient leur travail commun sur les Francs-Juges (achevés, dans leur première version, en octobre 1826). Il est vrai que ce travail sera interrompu, pas «bien longtemps» selon les Mémoires, par la Scène héroïque due également à Ferrand, fin 1825. Mais on voit mal, en revanche, le librettiste délaisser ses Francs-Juges pour un projet appelé à ne pas être immédiatement poursuivi.

Il semble s’agir de la part de Reynaud d’une simple hypothèse. Hypothèse déduite d’une autre, selon laquelle Berlioz et Ferrand se seraient rencontrés «probablement à la fin de 1823». Mais ici encore, rien n’est sûr (Cairns pense que la rencontre aurait eu lieu à l’une des réunions de l’ami commun Albert Du Boys, donc antérieurement; comme le laisse aussi entendre une remarque à la page 175 du premier tome de sa biographie). Dans ce cas, faisons plutôt confiance à Boschot, le seul semble-t-il à avoir eu le manuscrit du livret entre les mains. Et si le livret date de 1823, la possibilité que la musique en ait été commencée à partir de l’automne, juste après Estelle et Némorin (composé pendant l’été), ou au plus tard au début de 1824 (avant la Messe qui occupera entièrement le compositeur), semble la plus probable.

7. Mentionnons un autre témoignage, troublant, qui conforterait encore notre conviction. Cairns cite (page 185 de l’édition française du premier tome de sa biographie) ces propos tirés du journal de sa sœur Nanci : «Il ne tarit point sur son opéra». Ce commentaire se place pendant le séjour de Berlioz à La Côte-Saint-André, au mois de juin 1824. Cairns y voit une allusion aux Francs-Juges, et en veut pour preuve la lettre du 10 juin où Berlioz écrit à Ferrand : «Travaillez-vous toujours avec la même ardeur à notre affaire ?» Mais on pourrait tout autant, et plus volontiers, penser aux Noces d’or… Il paraît improbable que Ferrand se soit attaqué au livret des Francs-Juges avant juin 1824; une époque bien précoce, aucunement corroborée par ailleurs. Et quand cela serait, comment Berlioz pourrait-il «ne point tarir» sur un opéra, au stade, sûrement, des ébauches du seul livret (et dont l’écriture musicale n’interviendra qu’en 1826) ? et alors précisément qu’il venait de recevoir la commande (en mai 1824) de la Messe, mieux au cœur de ses préoccupations immédiates… S’il a parlé d’abondance d’un autre de ses ouvrages, ce ne peut être que d’une pièce déjà largement avancée, et où il avait eu une part musicale active. Et pour Nanci, cantate ou opéra devait être du pareil au même (mais certainement pas une messe!). À moins que les Noces d’or d’Obéron et de Titania soient bien un opéra...

8. Il est à noter que rares sont les commentateurs de Berlioz à signaler la pièce. Comme si, notamment pour les biographes récents, la simple récusation de sa source suffisait à la faire passer aux oubliettes. Ce qui tend à instituer une regrettable lacune dans les projets répertoriés du musicien, que la lettre de Berlioz elle-même vient démentir.

9. Pierre Citron y voit judicieusement «une préfiguration de ce que sera le scherzetto de la reine Mab dans Roméo et Juliette».

Nous remercions vivement notre ami Pierre-René Serna de nous avoir envoyé cet article [article repris dans Café Berlioz, pp. 95-100].

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 12 avril 2006; modifiée le 1er novembre 2007.

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