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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 11 DÉCEMBRE 1892 [p. 1].

REVUE MUSICALE.

Théâtre du Châtelet (Concerts Colonne) : L’Enfance du Christ

    C’est au mois de janvier 1875 que fut donnée, au Châtelet, sous la direction de M. Edouard Colonne, la trilogie sacrée l’Enfance du Christ, dont la première exécution, dirigée par Berlioz lui-même, avait eu lieu vingt ans auparavant (le 12 décembre 1854) dans la salle Herz. Je m’en souviens : j’y étais. Quelle soirée pleine d’émotions et que de douces larmes furent versées à la touchante plainte de Joseph et de Marie, à l’exquise cantilène du Récitant ! Des cris d’enthousiasme partirent des quatre coins de la salle après le chœur mystique qui termine l’ouvrage. Et un peu plus d’un an et demi après cette triomphale soirée, Berlioz entrait à l’Institut, à la suite de l’auteur de la Promise et de la Fanchonnette, M. Louis Clapisson.

    Il est inutile de revenir sur ce que j’ai écrit, en mainte occasion, à propos de l’Enfance du Christ. Tout le monde est d’accord aujourd’hui sur les mérites exceptionnels de ce pur chef-d’œuvre. Mais en 1875 il y avait encore pas mal de dissidents, et la tentative faite par M. Colonne, avec des moyens d’exécution insuffisants, il est vrai, et quelques coupures que rien ne justifiait, ne réussit qu’à demi. Six ans plus tard, au mois de janvier 1881, la même tentative fut renouvelée avec plus de succès ; mais le public semblait garder à la Damnation de Faust une admiration qu’aucun autre ouvrage du maître ne pouvait exciter au même degré, pas même Roméo et Juliette, pas même le Requiem.

    L’Enfance du Christ est pourtant, comme la la Damnation de Faust une œuvre unique en son genre ; mais, malgré la sévérité du style et la hauteur de l’inspiration, ce n’est en somme qu’une œuvre de demi-caractère dans laquelle sont employés très discrètement les gros instruments de l’orchestre, — il n’y a de trombones que dans la première partie, — et qui a été écrite en vue d’une salle de moyennes proportions, d’une salle, par conséquent, beaucoup moins vaste que celle du Châtelet. C’est une œuvre qu’il faut écouter avec recueillement, comme à l’église, en laissant les lorgnettes et les éventails au vestiaire. J’aimerais l’entendre dans la petite salle de la rue Bergère. Mais la Société des Concerts par excellence, dont on connaît les prudentes hésitations et les sages lenteurs, ne nous en a donné encore qu’un fragment, la Fuite en Egypte, qui dut à sa grande popularité de forcer les portes du temple au fronton duquel on devrait inscrire cette devise : « Peu d’appelés et peu d’élus. » Je n’ai pas besoin, je crois, de rappeler l’ingénieuse mystification, inventée par Berlioz lui-même, à l’aide de laquelle cette seconde partie de l’Enfance du Christ s’imposa à l’admiration des dilettantes parisiens. Attribuée à Pierre Ducré, « maître de chapelle imaginaire », on ne trouva pas d’expressions assez fortes pour la louer ; si Berlioz l’eût donnée comme de lui, il est facile de se faire une idée de l’accueil qu’on lui aurait fait.

    Après l’exécution de l’Enfance du Christ à la salle Herz, « la presse et le public, nous dit M. Adolphe Jullien, dans un livre (1) que je suis toujours heureux d’avoir l’occasion de citer, ne pouvaient sans se déjuger refuser à Berlioz les bravos qu’ils avaient accordés à Pierre Ducré, et la plupart de ses anciens ennemis acceptèrent leur défaite de bonne grâce. Il en est cependant qui voulurent réagir contre cette fâcheuse indulgence, et l’un de ceux-là, rivalisant avec Scudo, se montra courageusement sévère, traitant mainte page de l’œuvre d’affreux gâchis, de steeple-chase de sons tumultueux, et qualifiant l’auteur de géant impuissant, d’iconoclaste de l’art de son temps, de Prométhée cloué au rocher, de Robespierre musical, guillotinant les idées des autres et coiffant les siennes à l’oiseau royal, etc. » Peut-être certains critiques d’aujourd’hui ne se laissent-ils plus aller à ces violences de langage ; mais sous une forme plus adoucie et sans plus qu’elles s’adressent à Berlioz ce sont les mêmes bêtises et les mêmes sottises qu’ils débitent. Le paragraphe que je viens de citer peut être mis en regard de l’opinion exprimée par « ce vieux niais du Morning Herald », — c’est ainsi que le qualifie Berlioz, dans une lettre adressée au comte Wielhorski [CG no. 1240], lequel lui reprochait, après un concert donné à Londres, de ne pas savoir le contrepoint.

    Il est probable que, si Berlioz n’avait su ni le contrepoint ni la fugue il n’eût pas écrit l’Enfance du Christ où les artifices scolastiques sont employés avec une science, avec une sûreté de plume devant lesquelles je crois bien que Chérubini lui-même se serait incliné. Et, certes, Chérubini n’aimait guère Berlioz.

    Je n’éprouve aucune hésitation à le dire : l’exécution de dimanche dernier, au Châtelet, a été excellente, et c’est particulièrement à l’orchestre et aux chœurs que mes éloges s’adressent. Les chanteurs, le nez sur leur cahier de musique, ne me semblaient pas, en certains moments, bien sûrs d’eux. L’émission de leur voix en était gênée et ne se produisait pas avec toute l’ampleur voulue. Je fais cependant une exception en faveur de M. Warmbrodt et de Mlle Berthe de Montalant. M. Warmbrodt s’est fait applaudir après l’air du Récitant qu’il a chanté très purement, avec beaucoup d’onction et de simplicité. L’organe est un peu faible sans doute, mais ce défaut est racheté par de sérieuses qualités. Quand à Mlle Berthe de Montalant, tout enrhumée qu’elle était, on a pris un plaisir infini à l’entendre. Les souvenirs que m’a laissés Mme Meillet, qui, la première, chanta le rôle de Marie à la salle Herz, datent d’un peu loin ; ceux que je dois à Mlle Vergin, aujourd’hui Mme Colonne, sont beaucoup plus récents. Elle m’émut profondément par le charme pénétrant et l’accent douloureux qu’elle sut donner à ce rôle qui semble avoir été inspiré à Berlioz par quelque madone du Corrège ou de Jean Bellin. Mlle Berthe de Montalant est une des meilleures élèves de Mme Colonne et, malgré ce vilain rhume qui altérait quelque peu le timbre de sa voix, elle a vivement intéressé le public par l’élégance correcte de sa diction et l’expression de tendresse naïve à laquelle se prête, d’ailleurs, l’exquise pureté de son profil virginal. Le trio des jeunes Ismaélites, pour harpe et deux flûtes, a été exécuté en perfection par Mme Provinciali-Celmer, MM. Cantié et Roux. Et tout en maintenant la réserve que j’ai faite plus haut, j’adresse tous mes compliments à MM. Manoury (saint Joseph), à M. Fournets (Hérode et le Père de famille), l’un et l’autre artistes d’un talent éprouvé. Le rôle de Polydorus et celui du centurion, rôles très effacés, ont fait plus d’honneur encore à la modestie qu’au talent de MM. Gallois et Douaillier.

    […]

E. REYER.    

(1) Hector Berlioz, sa Vie et ses Œuvres. Paris, Libraire de l’Art.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 15 octobre 2011.

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