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Le Monde Illustré  No 106. 23 Avril 1859 [p. 266]

MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.

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(Suite et fin du chapitre XLVI.)

     Je parlais tout à l’heure des conditions auxquelles M. le ministre de la guerre avait consenti à le faire exécuter. Les voici : « Je donnerai, m’avait dit l’honorable général, dix mille francs pour l’exécution de votre ouvrage ; mais cette somme ne vous sera remise que sur la présentation d’une lettre de mon collègue le ministre de l’intérieur, par laquelle il s’engagera à vous payer d’abord ce qui vous est dû pour la composition du Requiem d’après l’arrêté de M. de G....., et ensuite ce qui est dû aux choristes pour les répétitions qu’ils firent au mois de juillet dernier, et au copiste. »

     Le ministre de l’intérieur s’était engagé verbalement envers le général B..... à payer cette triple dette. La lettre était déjà rédigée ; il n’y manquait que sa signature. Pour l’obtenir, je restai dans son antichambre, avec l’un de ses secrétaires, depuis dix heures du matin jusqu’à quatre heures du soir. A quatre heures seulement le ministre sortit, et le secrétaire, l’accrochant au passage, lui fit signer la lettre. Sans perdre une minute, je courus chez le général B..... qui, après avoir lu l’écrit de son collègue, me fit remettre les dix mille francs.

     J’appliquai cette somme tout entière à payer mes exécutants ; je donnai trois cents francs à Duprez qui avait chanté le solo du Sanctus, et trois cents autres francs à Habeneck, l’incomparable priseur, qui avait usé si à propos de sa tabatière. Il ne me resta absolument rien. J’imaginais que j’allais être enfin payé par le ministre de l’intérieur qui se trouvait doublement obligé d’acquitter cette dette, par l’arrêté de son prédécesseur et par l’engagement qu’il venait de contracter personnellement envers le ministre de la guerre. « Sancta simplicitas ! » comme dit Méphistophélès. Un mois, deux mois, trois mois, quatre mois, huit mois se passèrent sans qu’il me fût possible d’obtenir un sou. A force de sollicitations, de recommandations, de réclamations écrites et verbales, les répétitions des choristes et les frais de copie furent enfin payés. J’étais ainsi débarrassé de l’intolérable persécution que me faisaient subir depuis si longtemps tant de gens fatigués d’attendre leur dû, et peut-être préoccupés à mon égard de soupçons dont l’idée seule me fait encore monter au front la rougeur de l’indignation.

     Mais moi, l’auteur du Requiem, supposer que j’attachasse du prix au vil métal ! fi donc ! C’eût été me calomnier ! Conséquemment, on se gardait bien de me payer. Je pris la liberté grande, néanmoins, de réclamer dans son entier l’accomplissement des promesses ministérielles. J’avais un impérieux besoin d’argent. Je dus me résigner de nouveau à faire le siége du bureau des Beaux-Arts. Plusieurs semaines se passèrent encore en sollicitations inutiles. Ma colère augmentait ; j’en maigrissais, j’en perdais le sommeil. Et ce fut seulement au bout de je ne sais combien de courses inutiles et après la menace d’un scandale, qu’on me savait fort capable et fort excusable de faire, que je fus enfin payé.

     Ce qui rend l’aventure piquante au plus haut degré, c’est qu’après l’exécution du Requiem, quand, après avoir payé les musiciens, les choristes, les charpentiers qui avaient construit l’estrade de l’orchestre, et Habeneck, et Duprez et tout le monde, j’en étais encore au début de mes sollicitations pour obtenir mes trois mille francs, certains journaux de l’opposition, me désignant comme un des favoris du pouvoir, comme un des vers à soie vivant sur les feuilles du budget, imprimaient sérieusement qu’on venait de me donner pour le Requiem trente mille francs.

     Ils ajoutaient seulement un zéro à la somme que je n’avais pas reçue. C’est ainsi qu’on écrit l’histoire.

XLVII

Exécution du Lacrymosa de mon Requiem à Lille. — Je suis attaché à la rédaction du Journal des Débats.

    Quelques années après la cérémonie dont je viens de raconter les péripéties, la ville de Lille ayant organisé son premier festival, Habeneck fut engagé pour en diriger la partie musicale. Par un  des caprices bienveillants qui étaient assez fréquents chez lui, malgré tout, et peut-être pour me faire oublier, s’il était possible, sa fameuse prise de tabac, il eut l’idée de proposer au comité du festival, entre autres fragments pour le concert, le Lacrymosa de mon Requiem. Habeneck fit répéter ce morceau avec un soin extraordinaire, et l’exécution, à ce qu’il paraît, ne laissa rien à désirer. L’effet aussi en fut, dit-on, très-grand, et le Lacrymosa, malgré ses énormes dimensions, fut redemandé par le public.   .    .    .    .    .    .    .    .    .

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     Je crois devoir dire maintenant de quelle façon je fus attaché à la rédaction du Journal des Débats. J’avais, depuis mon retour d’Italie, publié d’assez nombreux articles dans la Revue européenne, dans l’Europe littéraire, dans le Monde dramatique (recueils dont l’existence a été de courte durée), dans la Gazette musicale, dans le Correspondant et dans quelques autres feuilles aujourd’hui oubliées. Mais ces divers travaux de peu d’étendue, de peu d’importance, me rapportaient aussi fort peu, et l’état de gêne dans lequel je vivais n’en était que bien faiblement amélioré. Un jour, ne sachant à quel saint me vouer, j’écrivis pour gagner quelques francs une sorte de nouvelle intitulée : Rubini à Calais, qui parut dans la Gazette musicale. J’étais profondément triste en l’écrivant, mais la nouvelle n’en fut pas moins d’une gaieté folle ; ce contraste, on le sait, se produit fréquemment. Quelques jours après sa publication, le Journal des Débats la reproduisit, en la faisant précéder de quelques lignes du rédacteur en chef, pleines de bienveillance pour l’auteur. J’allai aussitôt remercier M. Bertin, qui me proposa de rédiger le feuilleton musical du Journal des Débats. Ce trône de critique tant envié était devenu vacant par la retraite de Castilblaze. Je ne l’occupai pas d’abord tout entier. J’eus seulement à faire pendant quelque temps la critique des concerts et des compositions nouvelles. Plus tard, quand celle des théâtres lyriques me fut dévolue, le Théâtre-Italien resta sous la protection de M. Delécluse où il est encore aujourd’hui, et Jules Janin conserva ses droits du seigneur sur les ballets de l’Opéra. J’abandonnai alors mon feuilleton du Correspondant, et bornai mes travaux de critique à ceux que le Journal des Débats et la Gazette musicale voulaient bien accueillir. J’ai même à peu près renoncé aujourd’hui à ma part de rédaction dans ce recueil hebdomadaire, malgré les conditions avantageuses qui m’y ont été faites, et je n’écris dans le Journal des Débats que si le mouvement de notre monde musical m’y oblige absolument.   .    .    .    .    .    .    .    .    .

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    De Balzac, en vingt endroits de son admirable Comédie humaine a dit de bien excellentes choses sur la critique contemporaine ; mais, en relevant les erreurs et les torts des critiques, il n’a pas toujours été juste envers eux, et n’a pas semblé connaître leurs secrètes douleurs. Dans son livre même intitulé : la Monographie de la presse, malgré la collaboration de son ami Laurent-Jan (qui est aussi le mien, et dont l’esprit est l’un des plus pénétrants que je connaisse), de Balzac n’a pas éclairé toutes les facettes de la question. Laurent-Jan a écrit dans plusieurs journaux, mais sans suite, en fantaisiste plutôt qu’en critique, et pas plus que de Balzac, il n’a pu tout savoir, ni tout voir.

1 La traduction et la reproduction sont réservées.

HECTOR BERLIOZ.          

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Page Hector Berlioz: Mémoires d’un musicienLe Monde Illustré 1858-1859 créée le 15 janvier 2010; cette page ajoutée le 5 septembre 2011.

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