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Le Monde Illustré  No 91. 8 Janvier 1859 [p. 26]

MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.

(Suite.)
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     Après ces deux représentations d’Hamlet et de Roméo, je n’eus pas de peine à m’abstenir de retourner au théâtre anglais ; de nouvelles épreuves m’eussent terrassé ; je les craignais comme on craint les grandes douleurs physiques ; l’idée seule de m’y exposer me faisait frémir.

     Plusieurs mois s’étaient passé dans l’espèce d’abrutissement dont j’ai seulement indiqué la nature sans en dévoiler toutes les causes, quand, me relevant enfin, j’osai entreprendre de donner, au Conservatoire, un grand concert composé exclusivement de mes œuvres. Pour y parvenir, il me fallait trois choses : la copie de ma musique, la salle et les exécutants.

     Dès que mon parti fut pris, je me mis au travail et je copiai, en employant seize heures sur vingt-quatre, les parties séparées d’orchestre et de chœurs des morceaux que j’avais choisis.

     Mon programme contenait les ouvertures de Waverley et des Francs-Juges, un air et un trio avec chœur des Francs-Juges, la Scène héroïque grecque et ma cantate la Mort d’Orphée, déclarée inexécutable par le jury de l’Institut. Tout en copiant sans relâche, j’avais, par un redoublement d’économie, ajouté quelques centaines de francs à des épargnes antérieures, au moyen desquelles je comptais payer mes choristes. Quant à l’orchestre, j’étais sûr d’obtenir le concours gratuit de celui de l’Odéon, d’une partie des musiciens de l’Opéra et de ceux du théâtre des Nouveautés.

     La salle était donc, et il en est toujours ainsi à Paris, le principal obstacle. Pour avoir à ma disposition celle du Conservatoire, la seule vraiment bonne sous tous les rapports, il fallait l’autorisation du surintendant des beaux-arts, M. Sosthènes de Larochefoucault, et de plus l’assentiment de Cherubini.

     M. de Larochefoucault accorda sans difficulté la demande que je lui avais adressée à ce sujet ; Cherubini, au contraire, au simple énoncé de mon projet, entra en fureur. 

    « — Vous voulez donner un concert ? me dit-il. 
     — Oui, monsieur. 
     — Il faut la permission du surintendant des beaux-arts pour cela. 
     — Je l’ai obtenue. 
     — M. de la Rochefoucault y consent ? 
     — Oui, monsieur. 
     — Mais, je n’y consens pas, moi ; et je m’oppose à ce qu’on vous prête la salle. 
     — Vous n’avez pourtant, monsieur, aucun motif pour me la faire refuser, puisque le Conservatoire n’en dispose pas en ce moment et que, pendant quinze jours, elle va être entièrement libre. 
     — Mais que je ne veux pas que vous donniez ce concert. Tout le monde est à la campagne, et vous ne ferez pas de récette. 
     — Je ne compte pas y gagner; ce concert n’a pour but que de me faire connaître. 
     — Il n’y a pas de nécessité qu’on vous connaisse ! D’ailleurs, pour les frais, il faut de l’argent ! Vous en avez donc ?... 
     — Oui, monsieur. 
     — A... a... ah !... Et que voulez-vous faire entendre dans ce concert ? 
     — Deux ouvertures, des fragments d’un opéra, ma cantate de la Mort d’Orphée...
     — Cette cantate du concours ? Elle est mauvaise ; elle ne peut s’exécuter.
     — Vous l’avez jugée telle, monsieur ; mais je suis bien aise de la juger à mon tour... Si un mauvais pianiste n’a pas pu l’accompagner, cela ne prouve point qu’elle soit inexécutable pour un bon orchestre. 
     — C’est une insulte alors, que vous voulez faire à l’Académie ?... 
     — C’est une simple expérience, monsieur. Si, comme il est probable, l’Académie a eu raison de déclarer ma partition inexécutable, il est clair qu’on ne l’exécutera pas. Si, au contraire, elle s’est trompée, on dira que j’ai profité de ses avis et que depuis le concours j’ai corrigé l’ouvrage.
     — Je vais écrire au surintendant pour qu’il vous retire son autorisation.
     — Vous êtes bien bon, monsieur ; mais M. de La Rochefoucault ne manquera pas à sa parole. Je vais, d’ailleurs, lui écrire aussi de mon côté, en lui envoyant la reproduction exacte de la conversation que j’ai l’honneur d’avoir en ce moment avec vous. Il pourra ainsi apprécier vos raisons et les miennes. » 

     Je l’envoyai en effet, telle qu’on vient de la lire. J’ai su, plusieurs années après, par un des secrétaires du bureau des beaux-arts, que ma lettre dialoguée avait fort diverti le surintendant.

    Aussi me répondit-il immédiatement comme tout homme de bon sens devait le faire, et, en me donnant de nouveau son autorisation, ajouta-t-il ces mots dont je lui saurai toujours un gré infini : « Je vous engage à montrer cette lettre à M. Cherubini, qui a reçu à votre égard les ordres nécessaires. » Sans perdre une minute après la réception de la pièce officielle, je cours au Conservatoire, et, la présentant au directeur : « Monsieur, veuillez lire ceci. » Cherubini prend le papier, le lit attentivement, le relit, de pâle qu’il était devient verdâtre, et me le rend sans dire un seul mot.

     Ce fut le premier serpent à sonnettes qui lui arriva de ma main, pour répondre à la couleuvre qu’il m’avait fait avaler en me chassant de la bibliothèque, lors de notre première entrevue. 

XIX

Le chef d’orchestre qui ne sait pas conduire. — Les choristes qui ne chantent pas.

    Les artistes sur lesquels je comptais pour l’orchestre m’ayant formellement promis leur concours, les choristes étant engagés, la copie terminée et la salle arrachée à M. le director du Conservatoire, il ne me manquait donc plus que des chanteurs solistes, et un chef d’orchestre. Bloc, qui était à la tête de celui de l’Odéon, voulut bien accepter la direction du concert dont je n’osais pas me charger moi-même ; Duprez, à peine connu, et récemment sorti des classes de Choron, consentit à chanter un air des Francs-Juges, et Alexis Dupont, quoique indisposé, reprit sous son patronage la Mort d’Orphée qu’il avait essayé déjà de faire entendre au jury de l’Institut. Je fus obligé, pour le soprano et la basse du trio des Francs-Juges, de me contenter de deux coryphées de l’Opéra qui n’avaient ni voix ni talent.

     La répétition générale fut ce que sont toutes les études ainsi faites par complaisance ; il manqua beaucoup de musiciens au commencement de la séance et un plus grand nombre disparurent avant la fin. On répéta pourtant à peu près bien les deux ouvertures, l’air et la cantate. L’introduction des Francs-Juges excita dans l’orchestre de chaleureux applaudissements, et un effet plus grand encore résulta du finale de la cantate. Dans ce morceau, non exigé, mais indiqué par les paroles, j’avais, après la bacchanale, fait reproduire le thème de l’hymne d’Orphée à l’Amour par les instruments à vent, et le reste de l’orchestre l’accompagnait d’un bruissement vague, comme celui des eaux de l’Hèbre roulant la tête pâle du poëte, pendant qu’une mourante voix élevait à longs intervalles ce cri douloureux répété par les rives du fleuve : Eurydice ! Eurydice ! ô malheureuse Eurydice !!....

     Je m’étais souvenu de ces beaux vers des Géorgiques :

Tum quoque, marmoreâ caput a cervice revulsum
Gurgite, etc...... 

Ce tableau musical, plein d’une tristesse étrange, mais dont l’intention poétique échappait néanmoins nécessairement aux trois quarts et demi des auditeurs, peu lettrés en général, fit naître le frisson dans tout l’orchestre et souleva une tempête de bravos. J’ai regret maintenant d’avoir détruit la partition de cette cantate, les dernières pages auraient dû m’engager à la conserver. A l’exception de la bacchanale2, que l’orchestre rendit avec une fureur admirable, le reste n’alla pas aussi bien. A. Dupont était enroué et ne pouvait qu’à grand’peine se servir des notes hautes de sa voix ; il le fut même tellement que, dans la soirée, il me prévint de ne pas compter sur lui pour le lendemain. Je fus ainsi, à mon violent dépit, privé de la satisfaction de mettre sur le programme du concert : La Mort d’Orphée, scène lyrique déclarée inexécutable par l’académie des beaux-arts de l’Institut, et exécutée le *** mai 1828. Cherubini ne manqua pas, sans doute, de dire que l’orchestre n’avait pas pu s’en tirer, n’admettant point pour vraie la raison qui m’avait fait la retirer du programme.

     Je remarquai, à l’occasion de cette malheureuse cantate, combien les chefs d’orchestre qui ne conduisent pas ordinairement le grand opéra sont inhabiles à se prêter aux allures capricieuses du récitatif. Bloc était dans ce cas ; on ne jouait à l’Odéon que des opéras mêlés de dialogue. Or, quand vint, après le premier air d’Orphée, un récitatif entremêlé de dessins d’orchestre concertants, il ne put jamais venir à bout d’assurer certaines entrées instrumentales. Ce qui fit dire à un amateur en perruque présent à la répétition : « Ah ! parlez-moi des anciennes cantates italiennes ! C’est de la musique qui n’embarrasse pas les chefs d’orchestre ; elle va toute seule. — Oui, répliquai-je, comme les vieux ânes qui trouvent tout seuls le chemin de leur moulin ! »

     C’est ainsi que je commençais à me faire des amis.

     Quoiqu’il en soit, la cantate ayant été remplacée par le Resurrexit de ma messe que les choristes et l’orchestre connaissaient, le concert eut lieu. Les deux ouvertures et le Resurrexit furent généralement approuvés et applaudis ; l’air, que Duprez, avec sa voix alors faible et douce, fit bien valoir, eut le même bonheur : — c’était une invocation au sommeil. Mais le trio avec chœur, pitoyablement chanté, le fut en outre sans chœur ; les choristes, ayant manqué leur entrée, se turent prudemment jusqu’à la fin. La scène grecque, dont le style exigeait de grandes masses vocales, laissa le public assez froid. Elle n’a jamais été exécutée depuis lors et j’ai fini par la détruire.

     En somme pourtant, ce concert me fut d’une utilité réelle : d’abord en me faisant connaître des artistes et du public ; ce qui, malgré l’avis de Cherubini, commençait à devenir nécessaire ; puis en me mettant aux prises avec les nombreuses difficultés que présente la carrière du compositeur, quand il veut organiser lui-même l’exécution de ses œuvres. Je vis par cette épreuve combien il me restait à faire pour les surmonter entièrement. Inutile d’ajouter que la recette fut à peine suffisante pour payer l’éclairage, les affiches, le droit des pauvres, et mes impayables choristes qui avaient su se taire si bien.

1 La traduction et la reproduction sont interdites.
2 C’est précisement dans ce morceau que le pianiste de l’Institut était demeuré accroché.

HECTOR BERLIOZ.          

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Page Hector Berlioz: Mémoires d’un musicienLe Monde Illustré 1858-1859 créée le 15 janvier 2010; cette page ajoutée le 15 juin 2011.

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