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Le Monde Illustré  No 88. 18 Décembre 1858 [p. 391]

MÉMOIRES D’UN MUSICIEN1.

(Suite.)
_______

XIII

Premières compositions pour l’orchestre. — Mes études à l’Opéra.
     — Mes deux maîtres, Lesueur et Reicha.

    Ce fut à cette époque que je composai mon premier grand morceau instrumental : l’ouverture des Francs-Juges. Celle de Waverley lui succéda bientôt après. J’étais si ignorant alors du mécanisme spécial de certains instruments, qu’après avoir écrit le solo en bémol des trombones dans l’introduction des Francs-Juges, je craignis qu’il ne présentât d’énormes difficultés d’exécution, et j’allai, fort inquiet, le montrer à un des trombonistes de l’Opéra. Celui-ci, en examinant la phrase, me rassura complétement : « Le ton de bémol est, au contraire, un des plus favorables à cet instrument, me dit-il, et vous pouvez compter sur un grand effet pour votre passage. » Cette assurance me donna une telle joie, qu’en revenant chez moi, tout préoccupé et sans regarder où je marchais, je me donnai une entorse. J’ai mal au pied maintenant, quand j’entends ce morceau. D’autres, peut-être, ont mal à la tête.

    Mes deux maîtres ne m’ont rien appris en instrumentation. Lesueur n’avait de cet art que des notions fort bornées. Reicha connaissait bien les ressources particulières de la plupart des instruments à vent ; mais je doute qu’il ait eu des idées très-avancées au sujet de leur groupement par grandes et petites masses. D’ailleurs, cette partie de l’enseignement, qui n’est point encore maintenant représentée au Conservatoire, était étrangère à son cours, où il avait à s’occuper seulement du contre-point et de la fugue. Avant de m’engager au théâtre des Nouveautés, j’avais fait connaissance avec un ami du célèbre maître des ballets Gardel. Grâce aux billets de parterre qu’il me donnait, j’assistais régulièrement à toutes les représentations de l’Opéra. J’y apportais la partition de l’ouvrage annoncé et je la lisais pendant l’exécution. Ce fut ainsi que je commençai à me familiariser avec l’emploi de l’orchestre et à connaître l’accent et le timbre, sinon l’étendue et le mécanisme, de la plupart des instruments. Cette comparaison attentive de l’effet produit et du moyen employé à le produire me fit même apercevoir le lien caché qui unit l’expression musicale à l’art spécial de l’instrumentation. Mais personne ne m’avait mis sur la voie. L’étude des procédés des trois maîtres modernes : Beethoven, Weber et Spontini, l’examen impartial des coutumes de l’instrumentation, celui des formes et des combinaisons non usitées, la fréquentation des virtuoses, les essais que je les ai amenés à faire sur leurs divers instruments, et un peu d’instinct ont fait, pour moi, le reste.

    Reicha professait le contre-point avec une clarté remarquable ; il m’a beaucoup appris en peu de temps et en peu de mots. En général, il ne négligeait point, comme la plupart des maîtres, de donner à ses élèves, autant que possible, la raison des règles dont il leur recommandait l’observance.

    Ce n’était ni un empirique, ni un esprit stationnaire ; il croyait au progrès dans plusieurs parties de l’art, et son respect pour les pères de l’harmonie n’allait pas jusqu’au fétichisme. De là les dissensions qui ont toujours existé entre lui et Cherubini ; ce dernier ayant poussé l’idolâtrie de l’autorité en musique au point de faire abstraction de son propre jugement, et de dire, par exemple, dans son traité de contre-point : « Cette disposition harmonique me paraît préférable à l’autre, mais les anciens maîtres ayant été de l’avis contraire, il faut s’y soumettre. » Reicha, dans ses compositions, obéissait encore à la routine, tout en la méprisant. Je le priai une fois de me dire franchement ce qu’il pensait des fugues vocalisées sur le mot Amen ou sur Kyrie eleison, dont les messes solennelles ou funèbres des plus grands compositeurs de toutes les écoles sont infectées. « Oh ! s’écria-t-il vivement, c’est de la barbarie ! — En ce cas, monsieur, pourquoi donc en écrivez-vous ? — Mon Dieu, tout le monde le fait ! » Miseria

    Lesueur, à cet égard, était plus logique. Ces fugues monstrueuses qui, par leur ressemblance avec les vociférations d’une troupe d’ivrognes, paraissent n’être qu’une parodie impie du texte et du style sacrés, il les trouvait, lui aussi, dignes des temps et des peuples barbares ; mais il se gardait d’en écrire, et les fugues assez rares qu’il a disséminées dans ses œuvres religieuses n’ont rien de commun avec ces grotesques abominations. L’une d’entre elles, au contraire, commençant par ces mots : Quis enarrabit cœlorum gloriam ! est un chef-d’œuvre de dignité de style, de science harmonique, et, bien plus, un chef-d’œuvre aussi d’expression, que la forme fuguée sert ici elle-même. Quand après l’exposition du sujet (large et beau), commençant par la dominante, la réponse vient à entrer avec éclat sur la tonique, en répétant ces mots : Quis enarrabit ? (qui racontera la gloire des cieux ?) il semble que cette partie du chœur, échauffée par l’enthousiasme de l’autre, s’élance à son tour pour chanter avec un redoublement d’exaltation les merveilles du firmament. Et puis, comme le rayonnement instrumental colore avec bonheur toute cette harmonie vocale ! Avec quelle puissance ces basses se meuvent sous ces dessins de violons qui scintillent, dans les parties élevées de l’orchestre, comme des étoiles ! Quelle stretta éblouissante sur la pédale ! Certes ! voilà une fugue justifiée par le sens des paroles, digne de son objet et magnifiquement belle ! C’est l’œuvre d’un musicien dont l’inspiration a été là d’une élévation rare, et d’un artiste qui raisonnait son art ! Quant à ces fugues dont je parlais à Reicha, fugues de tavernes et de mauvais lieux, j’en pourrais citer un grand nombre signées de maîtres bien supérieurs à Lesueur ; mais, en les écrivant pour obéir à l’usage, ces maîtres, quels qu’ils soient, n’en ont pas moins fait une abnégation honteuse de leur intelligence et commis un outrage impardonnable au bon sens musical.

    Reicha, avant de venir en France, avait été, à Bonn, le condisciple de Beethoven. Je ne crois pas qu’ils aient jamais eu l’un pour l’autre une bien vive sympathie. Reicha attachait un grand prix à ses connaissances en mathématiques. « C’est à leur étude, nous disait-il pendant une de ses leçons, que je dois d’être parvenu à me rendre complétement maître de mes idées ; elle a dompté et refroidi mon imagination, qui auparavant m’entraînait follement, et, en la soumettant au raisonnement et à la réflexion, elle a doublé ses forces. » Je ne sais si cette idée de Reicha est aussi juste qu’il le croyait, et si ses facultés musicales ont beaucoup gagné à l’étude des sciences exactes. Peut-être le goût des combinaisons abstraites et des jeux d’esprit en musique, le charme réel qu’il trouvait à résoudre certaines propositions épineuses qui ne servent guère qu’à détourner l’art de son chemin en lui faisant perdre de vue le but auquel il doit tendre incessamment, en furent-ils le résultat ; peut-être cet amour du calcul nuisit-il beaucoup, au contraire, au succès et à la valeur de ses œuvres, en leur faisant perdre en expression mélodique ou harmonique, en effet purement musical, ce qu’elles gagnaient en combinaisons ardues, en difficultés vaincues, en travaux faits plutôt pour les yeux que pour l’oreille. Au reste, Reicha paraissait aussi peu sensible à l’éloge qu’à la critique ; il ne semblait attacher de prix qu’aux succès des jeunes artistes dont l’éducation harmonique lui était confiée au Conservatoire, et il leur donnait ses leçons avec tout le soin et toute l’attention imaginables. Il avait fini par me témoigner de l’affection ; mais dans le commencement de mes études, je m’aperçus plus d’une fois que je l’incommodais à force de lui demander la raison de toutes les règles, raison qu’en certains cas il ne pouvait me donner, puisque..... elle n’existait pas. Ses quintettes d’instruments à vent ont joui d’une certaine vogue, à Paris, pendant plusieurs années. Ce sont des compositions intéressantes, mais un peu froides. Je me rappelle, en revanche, avoir entendu un duo magnifique plein d’élan et de passion, dans son opéra de Sapho, qui eut quelques représentations.

1 La traduction et la reproduction sont interdites. 

HECTOR BERLIOZ.          

Errata du dernier fragment des Mémoires d’un musicien.

    Première colonne, vingt-cinquième ligne :
    Au lieu de : Il est aussi inutile et aussi dangereux à une volonté étrangère de vouloir contrecarrer la mienne, etc., lisez : Il est aussi inutile et aussi dangereux pour une volonté étrangère de contrecarrer, etc.

    Deuxième colonne, vingt-neuvième ligne :
    Au lieu de : Ce que j’avais apporté, lisez : Ce que j’ai apporté.

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Page Hector Berlioz: Mémoires d’un musicienLe Monde Illustré 1858-1859 créée le 15 janvier 2010; cette page ajoutée le 1er octobre 2010.

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