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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 10 MAI 1903

REVUE MUSICALE.

Théâtre Sarah-Bernhardt

La Damnation de Faust, légende dramatique de Hector Berlioz, arrangée pour la scène, en cinq actes et dix tableaux, par M. Raoul Gunsbourg.

    Monte-Carlo à Paris. Rassurez-vous, si vous êtes contre la liberté des maisons de jeux, car ce n’est pas le transfert à Paris du célèbre établissement de jeux que je vous annonce; non, c’est simplement l’arrivée ici, avec armes et bagages, je veux dire avec costumes et décors, de la troupe, ou d’une partie de la troupe qui a chanté et joué cet hiver la Damnation de Faust sur le théâtre de Monte-Carlo. Cette adaptation scenique à beaucoup plu, nous assurent certains journaux, aux étrangers, joueurs, touristes et désœuvrés des deux sexes, qui constituent là-bas un public tout spécial, et nombre de ces spectateurs de choix abandonnant au printemps les bords de la Méditerranée pour revenir à Paris, il était tout naturel que l’ouvrage qui avait donné pleine satisfaction à leur goût musical revint avec eux dans la capitale; il était naturel aussi que cette exhibition se produisît sur la scène presque internationale du Théâtre Sarah-Bernhardt. Voilà déjà quelque dix ans que le grand maître des arts dans la principauté de Monaco, M. Raoul Gunsbourg, après s’être muni des autorisations nécessaires, a entrepris de disposer la Dmnation de Faust pour le théâtre, en composant une mise en scène dont il n’est pas peu fier, mais cette audacieuse élucubration, malgré les efforts de l’arrangeur, ne s’est jamais jouée en terre française: il était écrit là-haut que le théâtre où nous eûmes récemment une Andromaque dûe à la collaboration de MM. Saint-Saëns et Dufayel avec Racine aurait à son tour la primeur de la Damnation de Faust, opéra de feu Berlioz et M. Raoul Gunsbourg!

    Et savez-vous sur quoi s’appuient pour se justifier l’auteur ou les défenseurs de cette adaptation, tant ils se sentent morveux, comme dit le proverbe? Sur le prétendu désir qu’aurait eu Berlioz de voir son Faust joué en opéra, sur le regret qu’il aurait eu de le donner au concert, désir et regret qu’il n’a exprimés nulle part, dont il ne s’est ouvert à personne, car les amis intimes de Berlioz ne sont pas morts depuis si longtemps qu’on n’ait pu se renseigner auprès d’eux. Il en est même encore un, et non des moindres, qui fut mêlé à toute la dernière partie de la vie du maître, et qui jamais, au grand jamais, ne lui a entendu exprimer le moindre regret en ce qui touche à la Damnation de Faust; allez donc demander à M. Reyer ce qu’il pense de cette transformation! Mais d’autres qui n’ont jamais rien su des pensées, ni même de la carrière de Berlioz — je vais le prouver — sont sûrs qu’ils accomplissent tardivement un des vœnx les plus chers du maître. Et sur quoi repose leur certitude? Sur cette phrase d’une lettre à d’Ortigue, phrase connue depuis très longtemps, et qui fut pour eux, disent-ils, un trait de lumière: « Remercie Dietsch — écrit Berlioz de Breslau, le 13 mars 1846 — de l’intérêt qu’il prend à ce qui me regarde, et dis-lui que je lui prépare de la besogne avec mon grand opéra de Faust, auquel je travaille avec fureur et qui sera bientôt achevé. Il y a là des chœurs (et non pas: des choses) qu’il faudra étudier et limer avec soin. »

    Et nos gens triomphent. Cette dénomination de grand opéra, disent-ils, et cet appel à Dietsch qui était alors, en 1846, ajoutent-ils, premier chef d’orchestre de l’Opéra, ne conduisant qu’à l’Opéra, ne prouvent-ils pas, clament-ils, que Berlioz avait voulu faire un opéra de sa Damnation de Faust et qu’il la destinait à l’Académie de Musique? Eh bien! la joie où les plonge cette prétendue découverte montre simplement qu’ils ne connaissent pas un mot des questions qu’ils abordent. Quiconque a étudié d’un peu près la vie et les travaux de Berlioz sait pertinemment qu’il a d’abord qualifié sa Damnation de Faust d’« Opéra de concert »; que ce titre: « Opéra de concert », assez explicite je suppose, est écrit de sa main sur la partition manuscrite qu’il a léguée au Conservatoire; qu’il était donc tout naturel que dans ses lettres, il parlât de son « opéra » en abrégeant la mention qualificative et que d’ailleurs, par la suite, afin d’être plus clair encore, il changea ce sous-titre en celui, d’abord de « légende », puis de « légende dramatique ». Et cela seul suffit à ruiner la thèse de M. Gunsbourg.

    Mais voyez aussi, disent nos gens, que Berlioz se promet d’avoir recours à Dietsch, premier chef d’orchestre de l’Opéra, ne conduisant qu’à l’Opéra, spécifient-ils. Le malheur est qu’en 1846, lorsque Berlioz écrivait sa lettre à d’Ortigue, Dietsch n’était pas chef d’orchestre à l’Opéra: il ne le devint qu’en 1860. En 1846, Dietsch était simplement maître de chapelle (comme il le fut toute sa vie dans de grandes églises de Paris), et chef des chœurs à l’Opéra. Donc, quand Berlioz pensait à lui, c’était pour lui demander de recruter des choristes, de l’aider sans doute à les préparer, et c’est pour cela qu’il disait: « Il y a là des chœurs qu’il faudra étudier et limer avec soin », ce qui constitue la besogne spéciale d’un maître des chœurs, et non pas: « Il y a là des choses qu’il faudra étudier et limer avec soin », comme nos arrangeurs l’impriment, le mot vague choses étant beaucoup moins limitatif que celui de chœurs et pouvant s’adresser au chef d’orchestre qui a la haute main sur toute l’exécution dans son ensemble. Pour qui dispose en maître de toute une partition, ce n’est rien que de changer un mot dans une lettre afin de la mettre d’accord avec ce qu’on prétend faire et justifier.

    Si M, Gunsbourg et ses porte-paroles veulent légitimer leurs façons d’agir, ils feront bien de trouver des arguments plus solides. Mais un aveu leur échappe. Ils jurent leurs grands dieux qu’il n’y a pas une ligne, pas une mesure de changée ni d’ajoutée dans la Damnation de Faust ainsi transportée du concert au théâtre; mais, en parlant des Huit scènes de Faust qui furent comme l’embryon de la Damnation, ils ajoutent qu’elles furent gravées (ce qui est juste) et trouvèrent leur place dans la Damnation (très juste encore), à l’exception de quelques feuillets manuscrits dont Raoul Gunsbourg se servit très heureusement pour son adaptation (ce qui me laisse rêveur). Ah! bah! mais alors ledit M. Gunsbourg aurait donc ajouté quelque chose à la Damnation que nous avions accoutumé d’applaudir! Et ce quelque chose serait un fragment manuscrit de la première grande œuvre reconnue par Berlioz, de celle qu’il avait publiée avec amour et marquée op. 1; mais qu’il s’efforça de détruire après l’avoir fondue dans la Damnation de Faust! Et Berlioz, lorsqu’il faisait graver avec un soin infini cet important ouvrage, auquel s’accrochaient toutes ses espérances, en aurait soigneusement distrait un passage manuscrit pour que, soixante-dix ans plus tard, cette page inconnue arrivât précisément entre les mains de celui qui projetait d’exploiter la Damnation de Faust sur un théâtre! Ah! pour le coup, voilà qui tient du miracle, et cette découverte inespérée, comme celle que fit Jeanne d’Arc derrière l’autel de Sainte-Catherine de Fierbois, ne suffirait-elle pas, si elle était vraie, à indiquer la mission providentielle de M. Raoul Gunsbourg?

    Et comment osez-vous bien parler d’exactitude et de respect du maître, après avoir pratiqué les additions et suppressions que je vais signaler? Qui donc s’est permis d’établir un solo de ténor sur le morceau d’orchestre qui enchaîne le premier monologue de Faust au chœur des villageois? Et cette étrange idée de faire chanter à Faust Hosannah! et de le faire tomber à genoux en entendant les chants de la fête de Pâques! Et ce fragment de dialogue, poésie et musique, intercalé pour allonger le pacte conclu entre le docteur et le diable, avant ces paroles railleuses de Faust: Eh bien! pauvre Démon, fais-moi voir tes merveilles! En revanche, ils n’interviennent plus ni l’un ni l’autre après le ballet des Sylphes; ils ne se joignent plus aux étudiants ni aux soldats et ne s’associent plus à leurs chants, qui commencent maintenant un acte au lieu de terminer la première moitié de l’ouvrage, ainsi que Berlioz l’a suffisamment indiqué, je pense. Et le nouveau monologue du diable après l’Invocation à la nature, est-ce dans les papiers secrets de Berlioz qu’on l’a trouvé (M. Gunsbourg, du reste, a eu la pudeur de couper cet ajouté-ci pour Paris)? Enfin, qui donc a supprimé les mesures où le Démon rappelle au docteur de quelle dangereuse potion se servait Marguerite afin d’endormir sa mère pendant leurs entrevues nocturnes? Qui donc, ensuite, a ajouté des vers et de la musique avant que le diable et son captif n’enfourchent leurs cavales d’enfer?… Mais je m’arrête, désespérant de noter tous les changements apportés au chef-d’œuvre par ce respectueux admirateur de Berlioz.

    La question de principe ainsi réglée, il me reste à juger la façon dont cette métamorphose a été opérée, en ce qui regarde la mise en scène. Eh bien! tous les efforts ingénieux de l’arrangeur auront tourné à sa confusion, puisqu’en plus d’un endroit il a dû se mettre en contradiction formelle avec le bon sens d’abord, ensuite avec les indications que Berlioz a ajoutées à son « opéra de concert » pour que chaque auditeur pût se le jouer en imagination. Dès le début, par exemple, Faust célèbre le charme resplendissant de la campagne ensoleillée, au milieu de la nuit, dans son cabinet de travail, et l’instant d’après, devenant subitement prophète, il s’écrie, toujours entre quatre murs: Mais d’un éclat guerrier les campagnes se parent, avant d’avoir entendu la moindre fanfare. Dans deux tableaux seulement, dans la cave d’Auerbach, où les chants lourdement rythmés des ivrognes ont fait merveille, et dans le ballet des Sylphes, où il y a des envolées d’elfes délicieusement colorées, M. Gunsbourg a, je ne dirai pas ajouté, mais légèrement coopéré à l’effet, au charme de la musique. Partout ailleurs il les a détruits. Quelle cohue pesante et mal d’accord avec l’élan furieux du morceau que cette réalisation scénique de la Marche hongroise! Quelle ridicule invention que ce rêve de Marguerite, mimé par elle-même au milieu de larves qui rampent à terre ou se dressent devant elle, sur le charmant menuet des Follets! Quelle piteuse Course à l’abîme, sans cavalier ni coursiers, une sorte de lanterne magique avec une toile très confuse qui se déroule, tandis que de l’eau naturelle tombe abondamment du cintre, en faisant un bruit insupportable, le tout aboutissant, après le chœur infernal, à une explosion de poudrière. « Tiens, cela tourne à la pièce militaire! » s’écriait en fuyant un spectateur exaspéré.

    L’exécution est dirigée par M. Colonne en personne, oui, par M. Colonne qui n’a pas pu se desintéresser de cette précieuse Damnation de Faust; entre lui et M. Gunsbourg l’accord s’est vite fait sur toutes les parties, et je n’ai pas à vous apprendre ce que devient le chef-d’œuvre de Berlioz sous la direction de ce chef circonspect et précis. Mlle Calvé fait une Marguerite imposante, très minaudière comme actrice, très expérimentée comme chanteuse, n’ayant plus rien d’une jeune fille et chantant avec une voix très pure les deux airs de Gretchen, qui n’excèdent pas ses moyens actuels. « Si j’étais croyante, a-t-elle dit à quelqu’un qui l’interrogeait, je me jetterais à genoux et je prierais Berlioz comme un Dieu pour qu’il me protège. » Que n’essaye-t-elle, à tout hasard! M. Alvarez, que nous rend l’Amérique, a toujours son bel organe, mais pourrait chanter plus juste et, contrairement à notre attente, a beaucoup mieux rendu le Salut à la chambre de Marguerite que l’Invocation à la nature. Enfin, M. Renaud, supérieurement grimé, un démon long, sec et noir, au pied fourchu, aux doigts crochus, détaille à merveille son rôle, mais le chante d’une voix sans mordant et ne met aucune nuance, aucun charme dans la caressante mélodie: Voici des roses. Je parle ici, bien entendu (ah! n’oublions pas le ventripotent M. Chalmin dans Brander), des chanteurs de grand renom qui ont paru le premier soir, les seuls qui figurassent sur l’affiche tant que les représentations n’avaient pas commencé. D’autres, moins connus, pourront venir et viendront sûrement; mais, quels qu’ils soient, si l’assistance est encore des plus élégantes, ce seront toujours là, comme le dit l’affiche, des représentations de gala.

    Conclusion: il ne me déplaît nullement que ce faux opéra de la Damnation de Faust se soit joué sur une scène parisienne — à titre exceptionnel, bien entendu, mais non pas dans un théâtre régulier et classé — d’abord parce qu’il n’est jamais ennuyeux d’entendre un tel chef-d’œuvre, même dans des conditions anormales; ensuite parce que cette représentation à Pans, que l’adaptateur appelait de tous ses vœux, aura tourné contre son désir en démontrant deux choses. La première est que, pour arriver à ses fins, il a dû rompre absolument l’équilibre de l’œuvre, tantôt en la morcelant, tantôt en la ramassant outre mesure, alors qu’au concert les quatre parties, malgré les hors-d’œuvre dont elles sont bourrées, sont à peu près équivalentes. Remarquez en effet que Berlioz, si fort qu’il aimât à faire l’école buissonnière, était très soucieux d’établir une juste pondération entre les diverses parties d’une œuvre; qu’il observait toujours cette règle au théâtre et s’en préoccupait même au concert, lorsqu’il pouvait, comme dans la Damnation de Faust, grouper les scènes les plus disparates sans s’occuper des changements de décor ou des nécessités de la mise en scène. L’autre point que ces représentations de la Damnation auront clairement prouvé, c’est que toutes les inventions de l’arrangeur n’ajoutent aucun éclat, aucune force à cette musique si colorée, si vibrante, si suggestive et qui se suffit merveilleusement à elle-même. Telle est, en effet, sa puissance d’évocation que notre imagination, fortement frappée, dépassera de beaucoup tout ce que l’ingéniosité du metteur en scène ou du décorateur aura pu réaliser sur le théâtre. Opéra de concert, soit, comme l’avait d’abord dit Berlioz; mais opéra véritable, opéra pour se jouer à l’Opéra, non, non; cent fois non!

ADOLPHE JULLIEN.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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