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2019

    Cette page présente les comptes-rendus d’exécutions et représentations qui ont eu lieu en 2019. Nous remercions très vivement les auteurs de leurs précieuses contributions.

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Comptes-rendus en français Comptes-rendus en anglais
CHŒURS DE BERLIOZ ET DE SES CONTEMPORAINS PAR L’ENSEMBLE LE PALAIS ROYAL  ORIGINALITÉ ET EFFICACITÉ
À propos des Troyens à l’Opéra de Paris
« WEEK-END BERLIOZ 1 » À LA PHILHARMONIE DE PARIS
STRASBOURG : MÉMORABLE DAMNATION DE FAUST
Berlioz 2019 à la Philharmonie de Paris
FESTIVAL BERLIOZ 2019 : UNE ÉDITION REMARQUABLE
BERLIOZ’S LES TROYENS IN PARIS: 2019
BBC Proms at the Royal Albert Hall, 2 September 2019
Hector Berlioz - the Musical Outsider

FESTIVAL BERLIOZ 2019 : UNE ÉDITION REMARQUABLE

Pierre-René Serna

- 24 août : après-midi : récital de piano de Jean-Baptiste Fonlupt ; soir : Euphonia 2344, sous la direction de Daniel Kawka.
- 25 août : après-midi : récital de piano de Jean-Baptiste Fonlupt ; soir : la Prise de Troie, sous la direction de François-Xavier Roth.
- 28 août : après-midi : récital Albane Carrère et Karol Beffa ; soir : Roméo et Juliette, sous la direction de Valery Gergiev.
- 29 août : après-midi : récital du quatuor d’accordéons Aeolina ; soir : Benvenuto Cellini, sous la direction de John Eliot Gardiner.

    Pour commémorer l’année 2019, le Festival Berlioz de la Côte-Saint-André a su œuvrer en grand. Peut-être la plus remarquable édition de la manifestation depuis sa création dans le bourg natal du compositeur il y a maintenant vingt-cinq ans ! Avec non moins de deux opéras de Berlioz, dans des réalisations d’exception : la Prise de Troie sous la direction de François-Xavier Roth, Benvenuto Cellini dirigé par John Eliot Gardiner ; sans oublier la première venue d’un autre éminent intercesseur : Valery Gergiev pour Roméo et Juliette.

EXEMPLAIRE PRISE DE TROIE
     La première semaine s’est close en beauté, avec la Prise de Troie : première au Festival Berlioz ! François-Xavier Roth y est à l’œuvre, qui poursuit glorieusement son épopée Berlioz entamée en cette année commémorative (voir nos différents compte-rendus sur ce site [lien 1, lien 2], ainsi que celui de Christian Wasselin. Ce n’est certes que la première partie – frustrante assurément – des Troyens, dont on espère la seconde lors de prochaines éditions du festival, mais en tenant compte des moyens peut-être limités de la manifestation, pour une réalisation de concert vibrante de transmission et d’une fervente exemplarité.

    Dans l’auditorium provisoire sis dans la cour du château, la restitution en revient à une foule de musiciens amateurs. Sont ainsi réunis 120 instrumentistes issus du Jeune Orchestre européen Hector-Berlioz / Isère, orchestre-académie du festival sur instruments et stylistique d’époque fondé par Roth, après un travail préparatoire de près d’un mois. S’ajoutent une centaine de choristes constituées du Chœur européen Hector-Berlioz, préparé par Anass Ismat et autre émanation du festival, ainsi que du Chœur de l’Orchestre de Paris mené par Lionel Sow. Soit un ensemble qui allie ardeur juvénile et enthousiasme, comme le concert le prouvera, galvanisé par la science et direction impérieuse de Roth.

    Car l’exemplarité est aussi dans le respect au plus près des indications méticuleuses de la partition : entre nuances de subtilités piano et éclats forte, équilibres des pupitres, rigueur des spécifications métronomiques, répartitions et spatialisations (au rebours sur ce plan des approximations d’un Philippe Jordan récemment à l’Opéra de Paris). C’est ainsi que les passages en coulisses et réapparitions sur scène de parties de chœurs et d’orchestres de cuivres, en particulier à la fin du premier acte, surgissent dans toute leur force et leur intervention suggestive (ce que n’avait pas pu réaliser pleinement, en raison du lieu de concert, John Nelson pour ses Troyens à Strasbourg en 2017 malgré ses qualités interprétatives). On pourra cependant regretter que le petit « groupe » du chœur de Troyennes dans le second tableau du deuxième acte, ne soit pas davantage mis en exergue spatiale. Autre petite réserve : l’absence de fosse d’orchestre, parfois au détriment de la projection vocale des solistes, dans cet auditorium qui n’est pas un théâtre mais dont l’acoustique s’est nettement améliorée au fil des éditions du festival. On apprécie par ailleurs les surtitres, qui permettent à un public non initié de suivre le déroulement de l’action.

    Le plateau des solistes vocaux choisis n’est pas en reste de conviction. Isabelle Druet constitue une Cassandre d’envergure, dans une ligne de chant jamais prise en défaut (malgré un orchestre placé acoustiquement sur le même plan, comme nous disions) et une incarnation éminemment dramatique. Mirko Roschkowski figure un Énée de prestance, bien lancé mais dont on aurait peut-être goûté des aigus plus filés. Thomas Dolié constitue le grand vainqueur de Chorèbe, d’un beau legato expressif. Excellents petits rôles par les voix bien placées de Vincent Le Texier (Priam), Boris Grappe (Panthée), Damien Pass (Ombre d’Hector, fermement projetée depuis une fenêtre des murs du château) ou Éléonore Pancrazi (Ascagne, qui aussi pâtit parfois d’un orchestre sur le même plan). Et tous, d’une parfaite élocution.

    Le chœur répond d’une seule voix, si l’on peut dire, partagé qu’il est dans ses différentes apparitions judicieusement balancées et équilibrées. Et l’orchestre de s’emporter ou de se faire douce brise, au gré de ses évocations sonores changeantes, sous une direction d’une battue acérée et sans répit. Grand moment que le public, lourd d’un silence attentif, reçoit au final d’une ovation triomphale debout.

BENVENUTO CELLINI EN FUSION
     John Eliot Gardiner, autre prestigieux fidèle désormais du Festival Berlioz, revient cette fois avec Benvenuto Cellini, clou de la seconde semaine. Gardiner a opté, peu ou prou, pour la version dite « Paris 2  », selon l’édition Bärenreiter de la partition (sans toutefois le premier air de Cellini, mais avec d’autres passages ultérieurs comme l’introduction orchestrale de la scène du Carnaval romain ou l’entracte instrumental avant le deuxième air d’Ascanio). Ce qui peut se concevoir, bien que l’on puisse préférer la toute première version, originale donc, dans son initiale audace (version gravée par John Nelson pour Virgin/Erato, et donnée par François-Xavier Roth à Cologne et en ce même Festival Berlioz – voir nos deux compte-rendus sur ce site) [lien 1, lien 2]

    Ce concert avec mise en espace inaugurait à la Côte-Saint-André une tournée européenne (au Berliner Festspiele le 31 août, aux BBC Proms de Londres le 2 septembre et à l’Opéra royal de Versailles le 8 septembre). C’est dire combien il s’agit d’un événement, et à de multiples égards. En raison d’une part de l’œuvre, un opéra jaillissant mais difficile dans son interprétation et dans ses choix, et un opéra peu souvent donné. En raison d’autre part de la présence de Gardiner, qui revient à une œuvre de Berlioz qu’il n’avait abordée qu’une seule fois, à l’Opéra de Zurich en 2002, malgré ces dernières années une tentative avortée pour l’Opéra-Comique à Paris, lui le transmetteur et spécialiste justement célébré de notre compositeur. L’attente était donc forte. Elle n’est pas déçue.

    Il n’est que de faire l’éloge de la transmission qu’en livrent Gardiner et ses troupes. D’autant qu’elle ne se contente pas d’un simple concert, mais s’agrémente d’une significative mise en espace dans l’auditorium provisoire du château côtois. Les mouvements, réglés par Noa Naamat, les suggestifs costumes, conçus par Sarah Denise Cordery, les lumières, bien choisies par Rick Fisher, épousent l’action et les péripéties de ce geste opératique tout à la gloire de l’artiste créateur (en sus de surtitres, bien venus pour qui méconnaît les soubresauts de cette trame échevelée).

    À cette action participe un plateau vocal de première volée, qui sait allier incarnation juste et chant approprié. Michael Spyres, habitué des grands rôles de Berlioz, campe le héros de l’histoire avec l’entregent combiné à la finesse du style, de ténor en voix mixte, qu’il sait si bien ménager. Sophia Burgos dispense une Teresa d’une voix de soprano joliment lancée. Fieramosca bénéficie de la projection claire et de la prestation irrésistible de Lionel Lhote – l’un des grands triomphateurs de la soirée. Balducci, grommeleur à souhait sous les traits de Maurizio Muraro, le pétulant Ascanio d’Adèle Charvet, le Pape à l’autorité et la dérision de basse profonde de Tareq Nazmi, complètent l’adéquation générale des principaux rôles.

    Pareillement mis à contribution dans un jeu scénique tout de vie et d’allant, le Monteverdi Choir intervient avec puissance et subtilité dans cet opéra où il est mis à large contribution. Et l’Orchestre révolutionnaire et romantique, la phalange d’époque de Gardiner pour le répertoire du XIXe siècle, d’éclater et de percuter (la fameuse scène du « Carnaval romain », ophicléides inclus) ou de déployer un jeu évanescent (le tissu des cordes soutenant le trio du premier acte). Et tous de répondre au plus près à la direction d’une infinie précision, telle que cette partition bouillonnante le réclame, à travers ce feu de métal en fusion (à l’instar de celui de la fonte de la statue au final de l’opéra), du maître ès-Berlioz Gardiner.

ROMÉO ET JULIETTE DANS SON HÉRITAGE
     Valery Gergiev fait son apparition au Festival Berlioz ! Grande première, due à l’initiative de Bruno Messina, l’entreprenant directeur du festival, qui permet enfin à ce chef qui n’a cessé de diriger Berlioz l’occasion d’œuvrer in situ. Dans l’auditorium provisoire de la Côte, il offre ainsi Roméo et Juliette à la tête de ses forces du théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, chœur et orchestre, ainsi que les solistes.

    En l’espèce, comme il en est quasiment de tout le répertoire de Berlioz, Gergiev renoue avec la tradition historique russe, quand on sait les deux exécutions intégrales de sa symphonie que le compositeur avait données, avec le plus grand succès, à Saint-Pétersbourg en 1847 lors de son premier voyage en Russie. Gergiev est d’une certaine manière porteur de cet héritage, lui qui dirige de par le monde les plus grandes œuvres Berlioz (dont, Les Troyens et Benvenuto Cellini). Son interprétation en témoigne qui sait allier connaissance et stricte restitution.

    Ainsi de ce Roméo et Juliette, qui conjugue ainsi un allant sans temps mort – une symphonie qui avance implacablement au long de ses sept parties – à une forme d’intériorité. Élégante et dépouillée de tout effet, la battue du chef (avec petit bâton, dans le style du bâton avec lequel Berlioz dirigeait) sculpte au plus près l’entrelacs fouillé de chaque mesure, dans une façon de respect qui confine à l’autorité, depuis un Prologue nimbé de délicatesses à un Final éclatant dans toute sa splendeur.

    Yulia Matochkina expose ses Strophes initiales d’un chant diaphane auquel ne faillit pas l’expression. Grande mezzo assurément. Le petit scherzetto aérien à la charge du ténor revient à un Alexander Mikhailov bien posé. Dans son « récitatif et air » jusqu’à son « serment final de réconciliation », la basse Mikhail Petrenko se projette avec l’ampleur de circonstance. Le chœur réagit en phase, vibrant dans ce final ou léger (dans le « Convoi funèbre » ou « la Nuit sereine », passage dont on aurait toutefois aimé qu’il soit en coulisses). Et tous, d’une excellente élocution française, étonnante chez ces Russes.

    L’orchestre, disposé façon XIXe siècle, violons 1 et 2 de part et d’autre, s’affirme démultiplié dans ses différentes options (en dépit d’une acoustique parfois mal maîtrisée dans ce lieu inhabituel pour cette formation), diaphane dans le « Scherzo de la reine Mab », saisissant dans les soubresauts de « Roméo au tombeau ». Berlioz tel qu’en lui-même, transmis par les garants d’une tradition plus que séculaire.

SÉDUISANT MÉLODRAME LYRIQUE
     Pour son œuvre Euphonia 2344, commande et création mondiale du Festival Berlioz, le compositeur Michaël Levinas (né en 1949) a repris le sujet de la nouvelle Euphonia ou la Ville musicale, sur le texte même de Berlioz. Il en avait d’abord composé une première version en 2003, mais dont il n’était pas entièrement satisfait, avant cette version remaniée et définitive, plus étoffée dans l’orchestration et le chant. Le livret, entièrement tiré de Berlioz avec de légères adaptations du compositeur lui-même, reprend la nouvelle originale, sa narration et ses différents participants. Ou Berlioz librettiste de musique contemporaine ! à partir d’un texte qui appelait, il est vrai, la musique. Levinas a choisi une formule qui s’apparente au mélodrame lyrique, avec une constante déclamation et des passages alternant parlé-chanté et chant au-dessus d’un chœur et d’un orchestre. L’assemblage se fait prenant et convaincant, sur une musique qui n’hésite pas souvent à la consonance ou à des citations (de Gluck et de Berlioz), dans une continuité dramatique théâtralement pensée (à condition de suivre le livret remis aux spectateurs, en l’absence de tout surtitre). Une réalisation séduisante qui renouvelle le genre du mélodrame lyrique (illustré historiquement par Georg Benda, Rousseau et… Berlioz dans Lélio).
     Dans la chapelle de la Fondation des apprentis d’Auteuil, évocateur édifice du XIXe siècle, la représentation de la pièce est à la charge de l’Ensemble orchestral contemporain, du chœur Spirito préparé par Nicole Corti, d’un bouquet de solistes vocaux, sous la direction de Daniel Kawka et une mise en espace de Stanislas Nordey. L’interprétation s’insère au plus près aux intentions du livret et de la musique, avec des voix quelque peu sonorisées (selon les désirs du compositeur, pour s’accorder à certains effets d’électroacoustique). Le baryton Mathieu Dubroca distille le personnage de Xilef d’un élan fermement déclamé entre un chant joliment lisse. La soprano Élise Chauvin s’empare du rôle de la cantatrice Minna avec ce qu’il faut de passages en coloratoure lyrique. Le haute-contre Guilhem Terrail campe un Shetland assuré. Alors que les 12 voix du chœur Spirito interviennent avec élan. Tout comme l’orchestre dans sa partie assez parcimonieuse, sous la direction précise de Kawka. La mise en espace ajoute une touche de mouvements, éclairages et gestes en phase avec le propos. Succès des interprètes et du compositeur (et du librettiste ?) auprès d’un public conquis.

AUTRES CONCERTS
     À la petite église de la Côte-Saint-André, se succèdent, comme il est de coutume pour le festival, des séries de récitals dont Berlioz n’est plus que le prétexte lointain. Jean-Baptiste Fonlupt s’inspire ainsi de la trame de la Symphonie fantastique pour distribuer des pages de Chopin, Schumann et Liszt, de ses doigts à l’agilité athlétique devant un Steinway peu d’époque mais bien sonnant. Ce même piano offre à Karol Beffa d’accompagner la mezzo Albane Carrère dans des mélodies bien transmises de Gounod, Debussy, Reynaldo Hahn et Beffa soi-même. Lequel s’attaque aussi à de virtuoses improvisations. Le quatuor d’accordéons Aeolina livre pour sa part à une affriolante transcription de la Symphonie fantastique (due à Thibaut Trosset) et une œuvre spécifique contemporaine de Jean-Pierre Drouet.

COLLOQUE ET EXPOSITION
     Les trois derniers jours de la première semaine s’ouvraient à un colloque, dans la petite salle de conférence du Musée Hector-Berlioz, qui offrait à de prestigieux spécialistes internationaux (David Cairns ou Kern Holoman) de se partager avec des intervenants français (dont votre serviteur), pour débattre de la réception de Berlioz depuis les 150 ans de sa disparition. Le tout, mené par Alban Ramaut et Emmanuel Reibel, dans une ambiance détendue et fort sympathique.

    Dans les salles inférieures de ce même Musée, prend place l’exposition « Trop fort Hector ! », qui entend présenter l’iconographie, depuis des billets de banque aux médailles et autres jeux de cartes, qui représente des images de notre héros pendant le temps écoulé qui a suivi sa disparition. Une série de documents, dont un lot conséquent de bustes et statuettes peu connus, en sus d’innombrables portraits, qui offrent un parcours inédit de la thématique de la représentation du compositeur comme objet de quasi culte. Une fois encore, une imaginative initiative à mettre au compte d’Antoine Troncy, l’infatigable tête chercheuse et conservateur du Musée (jusqu’au 31 décembre).

Pierre-René Serna

Berlioz 2019 à la Philharmonie de Paris

Christian Wasselin

    L’Impériale, Chant des chemins de fer, Euphonia 2344, Le Temple universel, Hymne des Marseillais, Symphonie funèbre et triomphale. Julien Dran, ténor ; Chanteurs des Chœurs et Orchestre des Grandes Écoles, Chanteurs du Chœur et Orchestre Sorbonne Université, Chorale de la Cité internationale universitaire de Paris, Chœur Calligrammes, Chœur des Universités de Paris, Chœur InChorus (Frédéric Pineau, chef de chœur) ; Jeune Orchestre européen Hector Berlioz ; Les Siècles, dir. François-Xavier Roth. Lundi 14 juin 2019, Philharmonie de Paris.

    LE CENT-CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE de la mort de Berlioz a permis d’entendre, à la Philharmonie de Paris, plusieurs concerts particulièrement réussis dont, pour couronner en beauté ce semestre de festivités, une Symphonie funèbre et triomphale interprétée avec faste sous la direction de François-Xavier Roth.

    Les concerts donnés à la Philharmonie étaient distribués en deux week-ends. Le premier a permis d’entendre le 11 janvier, en particulier, Harold en Italie interprété par l’orchestre Les Siècles de François-Xavier Roth, l’un des champions, aujourd’hui, en matière d’interprétation berliozienne. Mais aussi, le lendemain, un récital donné par deux pianistes : Marie-Josèphe Jude et Jean-François Heiser, qui avaient choisi d’interpréter, non pas la transcription pour piano seul de la Symphonie fantastique réalisée par Liszt en 1834, mais une nouvelle version pour deux pianos ou, en l’occurrence, pour un piano vis-à-vis. C’est Jean-François Heisser en personne qui s’est chargé de cette transcription, en s’appuyant sur deux précédents arrangements, pour piano à quatre mains, signés Charles Bannelier (en 1878) et Otto Singer (en 1900).

    Des pianos qui explorent

    C’est à une plongée dans l’architecture de la partition que nous avons été conviés, mais comme il s’agit d’une partition d’orchestre, le résultat était fort dépaysant. La musique se déploie ici dans un espace inédit, que ne rend pas la version pour piano seul, or l’on sait combien le salon du « Bal » (deuxième mouvement) ou le paysage de la « Scène aux champs » (troisième mouvement) sont musicalement mis en scène par Berlioz. Le dialogue entre les deux pâtres, dans la même « Scène aux champs », prend un tout autre relief, tout comme les martèlements terrifiants de la « Marche au supplice » (Jean-François Heisser n’a pas escamoté la reprise qui a lieu dans ce quatrième mouvement ni celle qui est prévue dans le premier). Le son clair mais légèrement mat du piano, parfois un peu dur dans le grave, permet d’exalter la polyphonie et l’étagement des plans sonores, comme si la musique nous arrivait sans filtre.

    Mais c’est le « Songe d’une nuit de sabbat » qui est le plus époustouflant. Le tout début de ce dernier mouvement permet un jeu de timbres inédit, ce qui est paradoxal, car ce moment, dans la partition de Berlioz, est un pur exercice d’orchestre. Plus loin, l’instrument « restitue le spectre inharmonique d’une cloche, par notes ajoutées » (Lucie Kayas), d’où des résonances réellement fantastiques. À la fin, le télescopage des accords, des harmoniques, des fusées, des grondements dans les basses, sans oublier l’utilisation indépendante de la pédale, fait qu’on ne sait plus où on se trouve : chez Stravinsky ? chez Ravel ? chez Stockhausen ? Mais non, on est bien chez Berlioz, mais chez un Berlioz transcrit, ne l’oublions pas. Un Berlioz qui, ultime paradoxe, n’a jamais conçu ses partitions pour le piano, les a au contraire toujours directement pensées pour l’orchestre, mais dont les couleurs se trouvent ici, comme par une prodigieuse ironie de la musique, étonnamment éclairées par les vertus du noir et blanc.

    Noir et diabolique

    Avant le second week-end, était d’abord inscrite à l’affiche une Damnation de Faust de haute volée, le 3 février, conduite par un Charles Dutoit magistral d’exigence et de précision, à la tête de l’Orchestre national de France et du Chœur et de la Maîtrise de Radio France. Une Damnation d’un seul tenant, sans entr’acte, tendue, haletante, avec un Dutoit contrôlant tout, le chœur autant que l’orchestre et les solistes. On a rarement entendu une Damnation aussi nerveuse, aussi clairement articulée, aussi fouillée dans le détail (l’accompagnement de la « Chanson de la puce » et de la « Sérénade », les bois commentant l’entrée de Marguerite, les tréfonds instrumentaux de l’« Invocation à la nature »). La distribution était cependant un doigt en-dessous de celle réunie par John Nelson à Strasbourg, avec John Osborn en Faust (meilleur qu’en Benvenuto à la Bastille ! ), Nahuel di Pierro en Méphistophélès, Edwin Crossley-Mercer en Brander, et, en Marguerite, Kate Lindsey produisant d’abord et avant tout du beau son.

    Était aussi à l’affiche, les 20 et 21 février, un Requiem dirigé par Pablo Heras-Casado, magnifiquement mis en place, avec un latin prononcé comme à l’époque de Berlioz (« tuba mirome » et non pas « touba miroume »), un ténor idéal de chaleur et de légèreté en la personne de Frédéric Antoun, et une vraie dynamique : contrairement à ce qui arrive souvent, les fanfares, installées à bonne distance, jouent ensemble, sans que l’une écrase ou masque l’autre. Conséquence : le chef ne se contente pas d’exiger que ses cuivres soient en place ; il leur demande quelque chose de plus, qui est de l’ordre du drame et de la poésie, fût-elle « d’un sublime gigantesque ». Les timbales, alternant au fond de l’orchestre avec un nombre adéquat de cymbales suspendues, peuvent aussi s’épanouir. Rien n’est plus désolant que de voir dix timbaliers débonnaires produire un tremblement mesquin ; a contrario, rien n’est plus saisissant que les grands écarts de dynamique rendus tels que les a prévus le compositeur. L’Orchestre de Paris, augmenté ici de l’Orchestre du Conservatoire de Paris, est en forme, avec en particulier des contrebasses convulsives, des violons et altos jouant sans vibrato à des moments choisis, et des cors anglais de toute beauté.

    Grandeur et beauté du chemin de fer

    Le second week-end affichait notamment le Te Deum et la version intégrale de l’Épisode de la vie d’un artiste (Pierre-René Serna en a rendu compte dans ces mêmes colonnes). À la lecture de cette énumération, on se rend compte que, mis à part les opéras, la musique de Berlioz a été particulièrement bien servie, par des interprètes qui avaient à cœur d’exprimer ce qu’il y a là de plus beau, de plus neuf, de plus saisissant. Berlioz est trop souvent traité avec négligence sinon avec mépris (ne revenons pas sur Les Troyens de l’Opéra Bastille !) pour qu’on ne souligne pas, a contrario, la réussite de la plupart de ces concerts.

    Le couronnement de ces festivités, car on peut parler légitimement de couronnement, a eu lieu le 24 juin, à la faveur d’un concert dirigé par François-Xavier Roth, dans une Philharmonie de Paris modifiée : car tous les sièges du parterre avaient été enlevés, pour laisser la place à un public qui pouvait rester debout ou s’asseoir par terre, mais aussi aux violons et altos qui interviendraient dans la Symphonie funèbre et triomphale.

    Le concert commence avec L’Impériale, d’une grandeur impétueuse, avec ses cordes nerveuses et sa péroraison soutenue par les tambours. Le vaste chœur et l’orchestre, non moins imposant, réuni autour des musiciens des Siècles, font merveille. Suit le Chant des chemins de fer, dont on découvre qu’il est riche d’imprévus et de difficultés rythmiques : par exemple quand le chœur, divisé, s’exclame sur un tempo rapide « Le peuple accourt de toutes parts » ou quand, moment suspendu, les voix murmurent dans une atmosphère recueillie, comme une seule et immense voix, « Que dans les campagnes si belles ».

    Berlioz n’a pas laissé d’orchestration pour Le Temple universel, mais Bruno Messina en a commandé une à Yves Chauris, laquelle a été créée en 2018 au Festival de La Côte-Saint-André. Sobre, efficacement colorée et dépourvue d’effets superflus, elle est reprise à la Philharmonie de Paris, le chœur chantant en français d’abord, en anglais ensuite, puis dans les deux langues superposées, comme le souhaitait Berlioz. On reste rêveur, un siècle et demi plus tard, quand on voit ce que le XXe siècle et le XXIe commençant ont fait des grands projets de fraternité qui avaient fleuri au XIXe. Les textes de Victor Hugo et quelques autres, lus par des élèves du Lycée Diderot (Paris 19e), entre les morceaux du concert, vont dans le même sens et ne nous attristent que davantage.

    Berlioz a en revanche orchestré La Marseillaise (plus précisément : Hymne des Marseillais) et nous en retrouvons six couplets ponctués de l’éclatant « Aux armes, citoyens ! ». Exclamation qui prend là un éclat tout particulier, d’autant que le chœur est encore renforcé par une partie du public, partition en main, qui a choisi de participer au concert et a répété avec ferveur. Le ténor Julien Dran paraît un peu perdu au milieu de cette foule enthousiaste, d’autant que l’acoustique de la salle, privée des fauteuils du parterre, comme on l’a dit, est plus réverbérante que de coutume. (Mais l’absence de chœur d’enfants nous prive du couplet « Nous entrerons dans la carrière ».)

    La Symphonie funèbre et triomphale, enfin !

    La seconde partie du concert était tout entière consacrée à la Symphonie funèbre et triomphale, peut-être la plus malmenée des œuvres de Berlioz. Non pas, comme Les Troyens, qu’elle fasse l’objet de mutilations et de tripotages odieux, mais elle est souvent confiée à des orchestres symphoniques peu concernés ou à des harmonies militaires indigentes. Le mot souvent est d’ailleurs de trop : l’auteur de ces lignes, qui parcourt le monde depuis plusieurs décennies en quête de grandes heures berlioziennes, a dû attendre ce concert pour enfin entendre la Symphonie funèbre de ses rêves. Quelle interprétation en effet ! Quelle masse instrumentale sur la scène – mais disposée avec soin, avec les bassons à la droite du chef, les dix trombones au fond, sur une seule ligne, les onze cors derrière eux, etc. Résultat : une fusion et une clarté (ce n’est pas incompatible) remarquables, avec des flûtes dans l’aigu d’une acidité expressive, des ophicléides incisifs, mais un chapeau chinois, dans le finale, malheureusement peu audible.

    Ce n’est pas tout : dans la version définitive de sa partition, Berlioz a ajouté des instruments à cordes et un chœur. Les cordes sont pour moitié sur scène (violoncelles et contrebasses), pour moitié en contrebas du plateau, dirigées par un autre chef d’orchestre (violons et altos) : cette disposition, utilisée trois fois par Berlioz de son vivant, semble n’avoir jamais été reprise depuis lors. L’ensemble est d’une couleur orageuse et d’une dynamique splendide. Quant au chœur, il est un peu moins audible que dans la première partie : preuve que l’acoustique est un art délicat et que Berlioz avait mille fois raison de s’y intéresser.

    Il faut avoir éprouvé la pulsation lancinante de la Marche funèbre et ses crescendos implacables, il faut avoir goûté la noblesse du récitatif et de l’air du trombone solo dans l’Oraison, il faut avoir goûté l’euphorie de l’Apothéose pour mesurer la grandeur d’une partition fragile entre toutes, malgré sa silhouette et les moyens qu’elle requiert, ou plutôt à cause de cette silhouette et de ces moyens. Il faut la précision et la générosité de François-Xavier Roth, et l’extrême sentiment de sympathie qu’il éprouve envers la musique de Berlioz, pour que la Symphonie funèbre et triomphale atteigne à un pareil degré de lustre.

    Christian Wasselin

« WEEK-END BERLIOZ 2 » À LA PHILHARMONIE DE PARIS

Pierre-René Serna

- 25 mai 2019 : Reflections de Michael Jarrell, Te Deum de Berlioz ; Bertrand Chamayou (piano), Barry Banks (ténor), Thomas Ospital (orgue), Chœur de Radio France, Chœur de l’Armée française, Maîtrise de Radio France, Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris, Maîtrise Notre-Dame de Paris, Orchestre philharmonique de Radio France, Kazuki Yamada (direction).

- 26 mai 2019 : Épisode de la vie d’un artiste (Symphonie fantastique et Lélio) de Berlioz ; Michel Fau (récitant), Michael Spyres (ténor), Florian Sempey (baryton), National Youth Choir of Scotland, orchestre les Siècles, François-Xavier Roth (direction).

    Parmi une programmation générale à la Philharmonie de Paris qui laisse déjà cette saison une belle place à notre compositeur, ce second « Week-end Berlioz » propose un marathon de différents concerts, petits spectacles et ateliers, avec pour point focal les deux grands concerts de samedi et dimanche dans la grande salle, et ces œuvres emblématiques que sont le Te Deum et Épisode de la vie d’un artiste.

    Commande de Radio France et de l’Orchestre de la Suisse romande au compositeur Michael Jarrell, la création mondiale du concerto pour piano et orchestre Reflections, chatoyant continuo accompagné des doigts pianistiques virtuoses de Chamayou, précède le grand œuvre liturgique de Berlioz. Une entrée en matière comme une autre, assez artificielle en l’espèce… Puis vient la pièce de consistance, ce Te Deum qui réunit des effectifs imposants (quelque 150 instrumentistes et 350 choristes), assez proches des intentions voulues, mais non imposées par Berlioz (« il n’y a pas besoin de mille exécutants dans cette affaire »). Si ce n’est que les répartitions spatiales, elles bien spécifiées, ne sont pas reprises. Et c’est ainsi que les nombreux chœurs d’enfants ne distinguent guère leur contrepoint, écrasés dans l’ensemble de la masse chorale. De même pour les (théoriquement deux) chœurs d’adultes, regroupés d’un seul bloc. Et de même que l’orgue, sur un même plan sonore que l’ensemble, et non pas « à l’extrémité opposée ». De même que la répartition instrumentale, à la façon d’un orchestre XXe siècle, ses premiers et seconds violons à la suite. En dépit d’effectifs conséquents, dont onze contrebasses et huit harpes. De bonnes intentions donc, mais restées quelque peu sur le papier.

    On salue néanmoins, en leur place, les rares et bienvenus « Prélude » et « Marche pour la présentation des drapeaux ». L’ensemble ne convainc cependant qu’en partie, après un premier mouvement tout d’un bloc, puis de meilleurs équilibres entre moments de recueillement et de flammes d’un orchestre et de chœurs attentifs aux ordres assez conventionnels de Kazuki Yamada. François-Xavier Roth, en cette même Philharmonie il y a quatre ans puis au Festival Berlioz, savait distiller une autre urgente intensité. Excellente apparition du ténor Barry Banks, entre élan et extase, dans cette acoustique pourtant peu propice à la voix soliste.

    Le lendemain, Roth est précisément à l’œuvre, qui gratifie Épisode de la vie d’un artiste de son éminent savoir-faire avec instruments et stylistique d’époque de son orchestre les Siècles. À une Symphonie fantastique flamboyante comme au premier jour, succède un Lélio égal d’expression. On pourra émettre une petite réserve pour un cor anglais, dans la « Scène aux champs » de la symphonie, légèrement trop concertant, ou un récitant, Michel Fau, certes justement emporté mais dépourvu de l’humour que son texte réclame. Broutilles… Quelques jeux lumières remédient dans Lélio à l’absence du rideau de scène que l’œuvre réclame. Spyres figure toujours ce ténor de style et d’émission appropriés, alors que Sempey campe un impétueux Capitaine de Brigands, devant un chœur efficace. Grand moment, répondant à son attente, en clôture de ce « Week-end Berlioz 2 ».

Pierre-René Serna

STRASBOURG : MÉMORABLE DAMNATION DE FAUST

Concert du 25 avril 2019 à la salle Érasme du Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg

Pierre-René Serna

    John Nelson poursuit son cycle Berlioz en compagnie de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, sous l’égide de la firme Warner et une sortie de disque prévue (pour l’an prochain). Et comme en 2017, pour les Troyens dans de similaires conditions (et dont témoigne l’enregistrement discographique), le public accourt nombreux à Strasbourg pour cette Damnation de Faust de concert, public parfois venu de loin (de Paris, mais aussi de la voisine Allemagne). Tant il est vrai, dans le cadre des multiples manifestations de l’année Berlioz, que ce concert d’exception fait figure d’événement.

    Et cela se sent dans le silence lourd d’attention recueillie du public. Car l’interprétation se révèle digne de l’annonce. Elle reprend en grande partie les composants qui avaient fait le succès des précédents Troyens en ce même lieu : le chef, l’orchestre, les trois principaux solistes, solistes puisés à ce qu’il y a de meilleur parmi les interprètes actuels de Berlioz. Michael Spyres figure assurément le Faust berliozien du moment, et le confirme une fois encore avec sa technique maîtrisée et adaptée de ténor mixte (quand bien même certains aigus de tête se font davantage tirés que naguère), une expression souveraine d’une incarnation profonde quasi théâtrale, et une projection toujours ferme à travers ses multiples nuances. À ses côtés, Joyce DiDonato offre la Marguerite immanente attendue, à partir d’un legato infiniment distillé. Et l’un comme l’autre, avec une parfaite élocution française dans la moindre parole et la couleur de son sentiment. Nicolas Courjal porte un Méphisto intensément éloquent, bien que parfois aux dépens de la clarté de son émission chantée. Pour l’épisodique Brander, Alexandre Duhamel livre la juste note. Un quatuor vocal de belle classe.

    Aux ordres méticuleux du chef d’orchestre costaricain (puisque John Nelson a repris la nationalité de son pays de naissance), l’Orchestre philharmonique de Strasbourg répond avec la rigueur dans la complexité que l’œuvre exige, au sein d’une force démultipliée et des mille subtilités de la partition. On regrettera cependant une répartition des pupitres à la manière du XXe siècle (notamment les cordes à la suite : premiers violons, seconds violons, altos, violoncelles, puis contrebasses) qui dessert la polyphonie instrumentale ; en particulier dans la sublime orchestration du duo de la troisième partie, où les premiers et seconds violons se répondent, mais ici fondus et rassemblés (à l’encontre, par exemple, de l’interprétation révélatrice de cet échange polyphonique, donnée par l’Orchestre national de France dans une disposition façon XIXe siècle avec premiers et seconds violons de part et d’autre, sous la direction de Charles Dutoit à la Philharmonie de Paris le 3 février dernier). On peut aussi déplorer des questions de balance, qui font que le pianissimo des trombones, placés en résonnance du fond de plateau de scène, couvre le chant de Méphisto dans « Voici des roses ». Questions d’acoustique, nous y reviendrons.

    Le chœur pour sa part, le Coro Gulbenkian venu de Lisbonne, accomplit sans accroc sa tâche difficile, entre la diversité de ses contributions, parfois en coulisse, entre grand et petit ensemble, entre piano et forte. Sinon que l’acoustique de la moderne salle de concert provoque un déséquilibre avec un orchestre et des solistes isolés au premier plan et couverts trop souvent par une projection chorale lancée d’un fond de plateau surélevé en forme d’enveloppante conque (cas des deux solistes, inaudibles lors de leur contrepoint chanté de la fin de la deuxième partie). Dans l’« Apothéose » finale, l’intervention des Petits Chanteurs de Strasbourg, maîtrise d’enfants placée elle au centre de la salle de public, se perd totalement (tout du moins où nous étions situés, en partie avant de la salle). Déséquilibres sonores appelés à se rectifier, sans aucun doute, par la captation prévue pour le disque.

Pierre-René Serna

CHŒURS DE BERLIOZ ET DE SES CONTEMPORAINS PAR L’ENSEMBLE LE PALAIS ROYAL : ORIGINALITÉ ET EFFICACITÉ

Concert-spectacle donné le 12 mars 2019

Pierre-René Serna

    Parmi les multiples concerts et manifestations destinés à commémorer 2019 et le 150e anniversaire de la disparition de Berlioz, le concert-spectacle concocté à Paris par l’ensemble le Palais Royal se distingue. Tout d’abord en raison du lieu : la salle de concert, ô combien historique et ô combien liée à Berlioz, du premier Conservatoire, rue du Conservatoire. Un concert-spectacle donc, qui s’intitule « Épisodes de la vie d’un artiste », comme de juste (et pourquoi pas ?). De fait, autre singularité, il s’agit d’une mise en regard (mise en abyme ?) de pages chorales brèves de Berlioz, face à des chœurs extraits d’opéras de compositeurs dont Berlioz s’était fait l’écho, accompagnés au piano. C’est ainsi que « Le More est en fuite » et « Épithalame grotesque » de Béatrice et Bénédict, le chœur de la Fantaisie sur la Tempête, la transcription par Liszt de « Un bal » de la Symphonie fantastique, le Ballet des ombres, le « Chœur des ciseleurs » de Benvenuto Cellini, la « Ronde des paysans » de la Damnation de Faust, la Mort d’Ophélie, et enfin l’« Adieu des bergers » de l’Enfance du Christ, alternent avec des extraits des Danaïdes de Salieri, d’Armide, Orphée et Eurydice et Alceste de Gluck, de la Missa solemnis dite « du sacre » de Cherubini, d’Iphigénie en Tauride de Piccini, de Guillaume Tell et La Pietra del paragone de Rossini. Le tout dans une mise en espace, animée joliment par Bernard Prins, autour d’un texte de liaison et d’une dramaturgie dus à Emmanuel Reibel, avec un comédien, Frédéric Le Sacripan, incarnant d’une belle voix claironnante un Berlioz plus vrai que nature. La trentaine de choristes du Palais Royal exprime une ardeur appropriée, sous la direction incisive de Jean-Philippe Sarcos, accompagnée du piano (Érard, d’époque) subtil d’Orlando Bass.

    On est frappé d’emblée par l’acoustique saisissante de cette salle, qui, bien que modifiée depuis l’époque de Berlioz (voir notre article sur ce site : Les Mésaventures de la Salle du Conservatoire), garde un impact dont jouissent bien peu de salles de concert. Pour l’occasion, le décor de concert d’époque a été remis en place, ressorti des réserves où il dormait. Autre raison de l’acoustique ?...

    Le texte de liaison à la manière du monologue de Lélio, en grande partie puisé aux écrits de Berlioz et dit valeureusement par notre comédien, insiste peut-être trop sur le caractère bouillant du personnage. Suivant des poncifs qui ont longtemps eu cours et au rebours de témoignages d’observateurs d’époque ; comme celui du compositeur Ferdinand Praeger citant un être « raffiné et gracieux qui s’exprime de façon élevée et presque classique » lors d’une rencontre en compagnie de Wagner à Londres le 25 juin 1855, en « contraste frappant » avec le « tempérament nerveux » de Wagner (repris par le Dictionnaire Berlioz, p. 438) ; ou du critique Eduard Hanslick qui parle de sa « personnalité noble et séduisante ». Nous avons ainsi donc droit à un Berlioz excité, quasi hystérique, comme souvent représenté à tort, avec des effets théâtraux. Mais il est vrai que nous sommes au théâtre !...

    Ce texte de liaison, bien tourné, revient à un connaisseur de notre compositeur, en la personne d’Emmanuel Reibel. On regrette d’autant quelques lieux communs qui se doivent d’être battus en brèche ; le caractère du personnage ainsi que que nous disions, mais aussi sa prétendue détestation de Rossini (alors que, s’il n’appréciait pas toujours l’homme, il loue fréquemment son œuvre, dont Guillaume Tell, le Comte Ory et même le Barbier de Séville, qu’il classe parmi les sept opéras élus qui imposent un silence respectueux aux musiciens habituellement bavards des Soirées de l’orchestre). Ou l’éternelle reprise, sans surprise, de la citation « Ma vie est un roman qui m’intéresse beaucoup », phrase répétée partout et à satiété, y compris en exergue de l’édition de poche française des Mémoires (mais non pas dans le corps du texte !) comme de la même façon dans les premiers mots de la préface de l’ouvrage biographique d’Henry Barraud ; mais une phrase seulement incidente, quelque peu teintée d’ironie, d’une lettre de jeunesse (du 12 juin 1833 à Humbert Ferrand) et que son auteur ne reprendra jamais par la suite… Alors que, selon Reibel pour situer son livret, « nous sommes à la fin de la vie de Berlioz au moment des répétitions de Béatrice et Bénédict »… On déplore aussi que ce livret ne fasse pas davantage place à l’humour, pour le coup très caractéristique de la verve de notre compositeur ; en particulier lors de l’introduction des deux chœurs « Le More est en fuite » et « Épithalame grotesque », qui figurent dans Béatrice et Bénédict comme des dérisions mais ici délivrés à froid et tout à trac… Petites réserves en forme de broutilles qui n’entachent pas l’intention générale.

    Parmi d’autres légères réserves, on reprochera aux choristes une vigueur un peu trop constante, et certes bien lancée, mais où font défaut les nuances piano, comme pour le quadruple piano stipulé pour la reprise finale du « Chœur des bergers ». On peut aussi se demander, alors que la plupart des accompagnements au piano des pages de Berlioz semblent bien de sa main, de qui provient l’arrangement pour piano seul accompagnant le chœur italien extrait de la Fantaisie sur la Tempête… Mais, au final, pour un spectacle attachant dans l’ensemble, qui marie l’originalité, notamment du répertoire musical choisi, et l’efficacité de sa transmission tant vocale que scénique.

Pierre-René Serna

À propos des Troyens à l’Opéra de Paris

      Opéra Bastille, 31 janvier 2019

Christian Wasselin

      Le chroniqueur chargé de rendre compte des Troyens est las. Las, une fois sur deux, de dresser la liste des coupures dont fait l’objet la partition. Las de dénoncer tel metteur en scène incapable de comprendre le pourquoi et le comment de l’ouvrage, las de jeter ses anathèmes sur tel chef d’orchestre qui renonce à diriger la partition telle qu’elle est écrite. Une fois sur deux : quand il s’agit des Troyens représentés en Angleterre (au Barbican Centre en 2000, par exemple, sous la direction de Davis, ou à Covent Garden, en 2012, avec Pappano), ou bien ailleurs, sous la direction d’un grand chef (Gardiner au Châtelet en 2003, Nelson à Francfort et à Strasbourg en 2017), tout va bien : on se sent dès la première mesure en confiance, on peut s’abandonner au drame et à la musique avec volupté, on peut ensuite commenter sans ressentiment la mise en scène, la direction musicale, la santé de l’orchestre et des chœurs, la cohérence de la distribution. Mais une fois sur deux, après avoir souffert pendant trois ou quatre heures (selon le nombre et la durée des coupures !), il faut reprendre le costume du gardien du temple, ou du procureur, ou du justicier. Et c’est désolant, et c’est décourageant.

      À l’Opéra Bastille, on ne demandait même pas à Philippe Jordan d’être inspiré. Après sa désolante Damnation de Faust et son calamiteux Benvenuto Cellini, et malgré son Béatrice et Bénédict étonnamment réussi, on ne s’attendait pas à grand’chose. Et pourtant ! Pourtant, le cœur y était, et le muscle, et le nerf, durant les deux premiers actes. Deux actes incandescents, avec des chœurs véhéments, une distribution concernée, dominée par le Chorèbe élégant entre tous de Stéphane Degout et la Cassandre enflammée, bondissante, d’une intelligence dramatique à toute épreuve (même si la voix est peu volumineuse) de Stéphanie d’Oustrac. La mise en scène ? Efficace, habitée par la terreur dans les paroxysmes (la fin du deuxième acte, où Cassandre s’immole par le feu), à peine polluée par deux ou trois clichés qu’on oublie vite (Cassandre allume une cigarette, Helenus ricane quand elle dit à Chorèbe « Voilà ma main », le chœur agite de petits drapeaux). On est cloué sur place.

      Plus dure est la chute

      Mais à Carthage, c’est la débandade. Dmitri Tcherniakov, le metteur en scène, n’a plus aucune idée. Alors, il coupe – c’est si facile ! Philippe Jordan ne lève pas le petit doigt : les entrées du troisième acte disparaissent, les ballets du quatrième aussi, on raccourcit le chœur « Gloire à Didon » et tel ou tel récitatif ; on enlève aussi le duo des sentinelles, pendant qu’on y est, et la strophe de la chanson d’Iopas où elles interviennent, et le chœur des compagnons d’Énée ; au passage, on a taillé dans la scène entre Anna et Narbal… Bref, un saccage, une imposture – et l’esthétique du ridicule. Comme on ne sait pas quoi faire, on se moque des héros, des situations, de la musique, de tout. Les personnages sont habillés en jeans ou en gilets rouges (les gentils organisateurs des clubs de vacances !), ils évoluent dans un univers de canettes et d’écrans de télévision. Des mythes, des légendes ? Vous n’y êtes pas : il s’agit de tout ramener à notre époque, à sa vacuité, à sa vulgarité. Le dépaysement ? Mais non voyons, il faut patauger dans le réel, montrer que les héros rêvés par Berlioz sont des gueux comme vous et moi, et surtout leur couper l’envie de chanter. Bref, on a devant soi une somme de poncifs qui pourraient servir aussi bien (aussi mal !) à mettre en scène Ariodante ou La Veuve joyeuse.

      Dans la salle, le public sait-il qu’on l’a trompé ? On lui a dit : « Voici Les Troyens, voici Berlioz », mais il ne peut même pas juger sur pièces puisque l’ouvrage, précisément, est mis en pièces. Alors, faut-il louer Brandon Jovanovich d’être un Énée solide, au premier degré, sans nuance mais sans complexe ? Faut-il saluer Cyrille Dubois, toujours impeccable en Iopas (sauf « Que d’heureux tu fais ! » qu’on aimerait entendre vraiment en voix de tête ineffable), faut-il se désoler du reste de la distribution, mais qui est tributaire d’un spectacle où tout le monde se moque de tout ?

      Encore et toujours les vulgaires oiseaux

      Voilà trois fois que Les Troyens sont représentés à l’Opéra Bastille. En 1990, il s’agissait de la toute première production montée dans ce théâtre : Les Troyens essuyaient les plâtres et on pouvait, en faisant preuve d’indulgence, pardonner à Chung et à Pizzi d’avoir enlevé les ballets. La deuxième fois, à cause du manque de réflexion d’Herbert Wernicke, on avait coupé mais aussi ajouté de la musique (le Lamento des Troyens à Carthage en plein milieu du deuxième acte !!!) : il avait bien sûr été hors de question de modifier un spectacle étrenné au Festival de Salzbourg, et Sylvain Cambreling avait dû se soumettre. Cette fois, c’est encore à cause d’un metteur en scène sans foi ni loi que Les Troyens sont moqués, éborgnés, traînés dans la boue.

Le chroniqueur chargé de rendre compte des Troyens est las. À ce degré d’épuisement, il est prêt à ne plus voir pendant vingt ans son opéra vénéré, s’il le faut, et à garder le souvenir des quelques concerts et des quelques représentations qui lui ont permis d’entendre Les Troyens tels qu’ils ont été imaginés par Berlioz.

Les Troyens, ni plus, ni moins et voilà tout : est-ce trop demander ?

Christian Wasselin

PS : l’idée de panthéoniser Berlioz revient actuellement sur le tapis. Ne serait-ce pas là cynisme atroce alors qu’on vient de dévaster sa partition ? Faut-il sauver les ossements et jeter les œuvres au panier ?

« WEEK-END BERLIOZ 1 » À LA PHILHARMONIE DE PARIS

Pierre-René Serna

- 11 janvier 2019 : ouvertures, extrait de Roméo et Juliette, Harold en Italie : Orchestre les Siècles, François-Xavier Roth (direction).

- 12 janvier 2019 : L’Enfance du Christ : solistes, Chœur de la Radio Flamande, Orchestre de chambre de Paris, Douglas Boyd (direction).

    « Ce soir, j’ai été pendant un quart d’heure entièrement heureux : j’ai entendu le Carnaval romain de Berlioz ». Reviennent à l’esprit ces paroles de Nietzsche, que l’on ne peut que partager après l’écoute du Carnaval romain dans la grande salle de la Philharmonie de Paris sous la direction de François-Xavier Roth, transmis dans une relecture renouvelée avec instruments et stylistiques d’époque et au plus près des subtiles indications de la partition.

    C’était l’une des pages de ce premier concert du « Week-end Berlioz 1 » à la Philharmonie de Paris, qui entend s’inscrire dans le cadre des commémorations de « Berlioz 2019 ». Le concert, donné par l’Orchestre les Siècles, regroupe des œuvres de notre compositeur inspirées par l’Italie. Se succèdent ainsi l’ouverture de Benvenuto Cellini, puis celle de Béatrice et Bénédict, celle du Carnaval romain et « Roméo seul. Tristesse. Bruits lointains de concert et de bal. Grande fête chez les Capulets » extrait de Roméo et Juliette. Avec éclat ou subtilité, malgré l’acoustique sèche du lieu. La seconde partie de concert revient à Harold en Italie, servi par l’alto évanescent de Tabea Zimmermann, artiste on ne peut plus sensible, et un orchestre emporté. Grand moment de ce « cycle Berlioz » que nous promet tout au long de l’année François-Xavier Roth.

    Le lendemain, entre d’autres concerts et animations, la même grande salle de la Philharmonie se donne à l’Enfance du Christ. On pouvait craindre l’acoustique du lieu, peu propice au chant, mais l’ensemble dégage une délicatesse ardemment soutenue. Le concert bénéficie, il est vrai, d’un plateau de solistes vocaux de haute tenue, recrutés parmi le gratin du chant francophone : Jean Teitgen, Hérode incarné avec une prestance souveraine, Anna Stéphany, Marie toute en subtilités, Jean-Sébastien Bou, ferme Joseph, et Frédéric Antoun, Récitant bien lancé puis élégiaque (comme il convient à son arioso final). Passons sur de frustes Polydore et Centurion, à la charge de solistes issus du chœur. Mais de son côté, Jan Van der Grabben, également venu du chœur, plante un magnifique Père de famille, d’une autorité vocale assurée et d’une expression affirmée.

    Le Chœur de la Radio Flamande s’affirme excellent comme toujours, vibrant quand il faut (dans ses répliques à Hérode) ou judicieusement aérien (ses pages finales), et avec une élocution toujours aussi parfaite. Même si les interventions du petit chœur en coulisses pâtissent d’un son un peu trop lointain. L’Orchestre de chambre de Paris accomplit sa mission, dans l’éclat (du seul passage de cuivres après l’air tumultueux d’Hérode) et un soutien général en sonorité déliée, sous la direction des plus investies de Douglas Boyd. Bon départ pour l’année Berlioz à Paris !

Pierre-René Serna

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