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Comptes-rendus en anglais


Des Troyens nouveaux au disque et une louable ambition
Une transcription pour orgue de la Symphonie fantastique   
Le Requiem comme vous ne l’avez jamais entendu
Un Lélio peu fantastique  
Quelle plus belle action de grâce rêver ?  
La Symphonie fantastique par Anima Eterna : le disque après le concert 
A propos d’un dévédé de Benvenuto Cellini 
Les premiers Troyens de Covent Garden !

 

Hector Berlioz Early Vocal Recordings – A Note
Benvenuto Cellini
L’Enfance du Christ
Hector Berlioz Early Vocal Recordings
La Damnation de Faust, conducted by Piero Coppola
Lélio, ou Le Retour à la vie, conducted by Thomas Dausgaard
Moonlight lifts the soles of moondancers at dusk’s last ball
Symphonie fantastique, conducted by Seiji Ozawa
Symphonie fantastique, conducted by Pierre Monteux
La Damnation de Faust, conducted by Seiji Ozawa 
La Damnation de Faust, conducted by Markevitch
La Damnation de Faust, conducted by Munch
Requiem, conducted by Munch
Symphonie fantastique
Roméo et Juliette, conducted by Charles Munch
Overture to Béatrice et Bénédict, conducted by Charles Munch
Symphonie fantastique, conducted by Igor Markevitch
Requiem, conducted by Ozawa

DES TROYENS NOUVEAUX AU DISQUE ET UNE LOUABLE AMBITION

Par Pierre-René Serna

Coffret Erato/Warner : quatre disques compacts et un dévédé (comportant des extraits filmés du concert donné le 15 avril 2017 à Strasbourg), accompagnés d’une plaquette (avec le livret intégral, également en traduction anglaise, complété d’un judicieux texte de présentation et du résumé de l’intrigue signés Christian Wasselin).

    Disons-le d’emblée : ce nouvel enregistrement des Troyens, tant attendu, treize ans après celui de John Eliot Gardiner (en dévédés) et dix-sept ans après le second enregistrement de Colin Davis (en disques), ne bouleverse pas fondamentalement la discographie. En raison essentiellement du choix de la partition, conforme à l’édition Bärenreiter et aux habitudes finalement. John Nelson, maître d’œuvre de cet enregistrement, nous avait pourtant précédemment offert un Benvenuto Cellini dans l’esprit d’un retour aux sources (version dite « Paris 1 » peu ou prou), ou même Béatrice et Bénédict et un Te Deum attachés à présenter des passages inédits au disque. Ici point. Même si la restitution se veut scrupuleusement fidèle à la partition de 1861, telle qu’éditée, y compris certaines reprises structurellement indispensables, comme pour le chœur « Gloire à Didon » ou le duo Didon-Anna, omises par exemple chez Colin Davis et d’autres.

    On regrettera ainsi que la version originale de 1858-1859, confirmée par l’autographe du conducteur piano et chant récemment acquis par la Bibliothèque nationale de France, à notre sens la plus équilibrée (et telle que nous la présentons dans notre ouvrage Berlioz de B à Z publié chez Van de Velde), demeure toujours dans les limbes ; comportant en outre un magnifique final plus développé, créé en 2003 à Mannheim mais qui n’a jamais été laissé au disque – oublions le tripatouillage qu’en a fait Gardiner –, la « Scène de Sinon » au premier acte, que Dutoit avait enregistrée, mais sans divers passages, comme le duo entre Didon et Énée au cinquième acte et des détails ultérieurs. On aurait aussi pu rêver d’un enregistrement qui livre en bonus (en place du dévédé adjoint) les passages écartés… Comme il en avait été, précisément, du Benvenuto gravé par Nelson.

    Attendons d’autres initiatives à venir. Peut-être de la part de François-Xavier Roth qui nous promet des Troyens reconsidérés pour 2019…

    Cela dit, il convient de saluer l’ambition de cette réalisation ; d’autant plus à une époque où l’industrie discographique se fait parcimonieuse, par la force d’un commerce mis à mal par internet et autre « MP3 ». Ambition qui se note déjà par le choix de la distribution vocale, quasi idéale – sur le papier – parmi les chanteurs actuels. Avec l’avantage sur nombre d’autres versions d’une interprétation à dominante francophone (et une prononciation en conséquence), surtout pour les petits rôles puisés au meilleur du chant français de l’heure. Qui plus est, dans des tessitures et techniques tout à fait appropriées, venues du baroque ou du belcanto, conformes aux souhaits que Berlioz stipulait dans ses commentaires et son écriture vocale. Ce qui nous change heureusement des voix par trop puissantes que Davis ou même Dutoit nous avait réservées…

    John Nelson accomplit ici d’une certaine manière son destin. Le chef d’orchestre costaricain (puisqu’il vient de reprendre la nationalité du Costa Rica, pays où il est né) porte en lui les Troyens depuis ses tout débuts ; depuis un concert tout jeune à Carnegie Hall en 1970, ses premiers pas au Met de New York en 1973, avant de reprendre l’ouvrage au grand Théâtre de Genève (en 1974 et en 2007), à l’Opéra d’Amsterdam (en 2010), à Stuttgart ou récemment à Francfort… Il ne lui restait plus qu’à en laisser la trace gravée. Aboutissement désormais achevé d’une familiarité de plus de quarante-cinq ans avec le Grand Œuvre de Berlioz. Et couronnement d’une carrière amplement consacrée au compositeur.

    On ne s’étonne pas dès lors de sa direction d’une égale ferveur dans les emportements comme dans les multiples et infinies subtilités (le deuxième ballet du quatrième acte, vibrant et détaillé comme rarement). John Nelson maintient ses troupes d’une battue ferme et vigoureuse, sans un quelconque relâchement dans une partition qui réclame une vigilance de chaque seconde et qu’il maîtrise comme peu. On relève aussi, dans cette direction stricte et sans rodomontades, le respect au plus près des indications écrites, y compris métronomiques (le quintette du quatrième acte, par exemple, plus vif que chez Davis). La prise de son favorise toutefois les cordes, aux dépens des vents et du chœur (nous reviendrons sur ce point). Sachant, autre témoignage de l’ambition du projet, que l’Orchestre philharmonique de Strasbourg se complète de son chœur, le Chœur philharmonique de Strasbourg, étoffé du Chœur de l’Opéra national du Rhin et du Badischer Staatsopernchor (ou Chœur de l’Opéra de la voisine ville de Carlsruhe). Puisque l’enregistrement provient des prises des deux concerts donnés à Strasbourg les 15 et 17 avril 2017, mais aussi de séances en studio. Soit plus de 150 choristes, une centaine d’instrumentistes et une quinzaine de solistes !

    Pour ce qui est des solistes, malgré chez tous une réelle et palpable conviction, avouons une légère déception. C’est ainsi que les uns et les autres témoignent à des degrés divers d’un vibrato que ne laisseraient pas supposer leurs pratiques balcantistes ou baroqueuses (est-ce ici aussi l’effet de la prise de son ?). En rapport avec ces pratiques, le trio des ténors, Énée, Iopas et Hylas, ne profite guère non plus de la technique de voix mixte, à l’exemple que chantait Berlioz en son temps d’un Adolphe Nourrit, versant dans des aigus regrettablement tirés en voix de poitrine. Michael Spyres s’empare néanmoins d’Énée avec les moyens adaptés que l’on connaît à ce ténor déjà rompu à Berlioz (avec talent dans la Damnation de Faust, Lélio ou le Requiem), sachant jouer de nuances et changements de registres sans éclats déplacés. Ce qui vaut de beaux moments ineffables, comme ses phrases d’adresse d’Ascagne à Didon ou celles à l’Ombre d’Hector. Bien que l’on puisse déplorer une délivrance uniforme dans les instants que l’on attendrait mieux évanescents (l’andante de son air). Cyrille Dubois, légèrement forcé, retrouve au bon moment la couleur di grazia qui convient aux Strophes d’Iopas. Alors que Stanislas de Barbeyrac jette un peu trop pleinement sa Chanson d’Hylas (dont un Ryland Davies savait trouver la couleur élégiaque, dans le premier enregistrement de Davis qui pourtant par ailleurs faisait appel à des grandes voix).

    Vocalement, la grande triomphatrice reste cependant Joyce DiDonato, Didon royale, dans la prestance ou la souffrance, entre emportements d’une ligne toujours assurée et délicatesses finement phrasées. Grande parmi les grandes interprètes de Berlioz ! Surtout dans ses pages finales (son duo avec Énée, son monologue et air « Adieu, fière cité ») où sa véhémence fait merveille. Son apparition au troisième acte, débitée plus uniformément, ne fait toutefois pas oublier d’autres Didon illustres (comme Arda Mandikian, dans ce même moment gravé sous la direction de Hermann Scherchen). Marie-Nicole Lemieux semble mettre plus d’efforts, Cassandre aux accents soulevés parfois en force, mais poursuivis d’un beau et digne maintien vocal. Les seconds rôles se conforment aux espérances. À quelques nuances près. Stéphane Degout campe un Chorèbe de juste legato mais que l’on aurait aimé plus diaphane dans son andante ; Marianne Crebassa figure un Ascagne joliment lisse ; et Nicolas Courjal offre un Narbal expressivement tenu. Hanna Hipp présenterait une Anna limitée par sa tessiture aiguë dans son duo avec Didon, mais convenant mieux à son autre duo, avec Narbal, et par ailleurs d’une réelle conviction tragique. Excellents, Jean Teitgen, Philippe Sly, Jérôme Varnier et Frédéric Caton, forment tout un luxe pour les plus épisodiques Ombre d’Hector / Dieu Mercure, Panthée, Première Sentinelle, Seconde sentinelle.

    Quant au chœur, il constituerait la part plus incertaine de la restitution, telle que nous l’avions déjà relevée lors du concert du 15 avril dernier. La prise de son ne parvient pas toujours à maintenir les équilibres de son interprétation, projetée avec outrance ou avec des décalages, surtout dans ses premières interventions, sans respecter (à l’audition) souvent les nuances entre forte et piano, entre petits et grands effectifs. Ni les effets de passages entre coulisse et scène, en particulier à la fin du premier acte.

    On voit, à partir de ces impressions d’écoute personnelles, entre multiples éloges et quelques réserves, qu’il s’agit nonobstant d’un enregistrement que l’on ne saurait trop recommander. Pour une approche renouvelée dans un juste sens de l’œuvre. L’orchestre et le chœur, même s’il est fait appel à des effectifs en rapport avec les dimensions réclamées (dont six harpes), sont certes conventionnels. Ce qui est forcément dommageable pour le style et la couleur ; Simon Rattle ne disait-il pas : « Berlioz sur instruments modernes, ce n’est plus une interprétation, c’est une transcription. » On chercherait donc en vain les saxhorns que Berlioz cite dans le Post-Scriptum des Mémoires à propos du premier acte. À cet égard, la version Gardiner reste irremplaçable (avec, en outre, Anna Caterina Antonacci et Ludovic Tézier, Cassandre et Chorèbe inégalés au disque ; mais en fermant les yeux sur la pitoyable mise scène illustrée par ces dévédés ; Opus Arte, 2004). On peut aussi garder une tendresse pour la flamme du premier Davis (et l’incarnation de Jon Vickers ; Philips, 1969), ou la tension de son second enregistrement (LSO Live, 2000). Ou la valeureuse gravure de Charles Dutoit (Decca, 1994), ou celle historique de Hermann Scherchen des seuls Troyens à Carthage (avec la Didon d’Arda Mandikian citée, et une réelle ferveur ; 1952, reprise en CD, TAH/EMI 1995). Voire la version impétueuse de Valery Gergiev sortie en dévédé (C Major, 2011). Chacune de ces versions, au bout du compte, recélant ses vertus. En sus de celles de la nouvelle venue.

Pierre-René Serna

Une transcription pour orgue de la Symphonie fantastique

Par Christian Wasselin

    Il y avait la Symphonie fantastique transcrite par Liszt pour le piano, il y a désormais la même Fantastique transcrite pour l’orgue par Yves Rechsteiner. Ce travail a été effectué en plusieurs étapes : l’organiste a d’abord transcrit deux mouvements de la symphonie sur l’orgue de l’église de La Dalbade à Toulouse (construit en 1844 par Prosper Moitessier, reconstruit en 1888 par Puget, restauré en 2009 par Gérard Bancells et Denis Lacorre), puis deux autres sur l’orgue de Seysses (dû au même facteur, Puget), dans la région toulousaine ; l’intégralité de la partition a ensuite été jouée sur l’orgue Mooser (1832) de la cathédrale de Fribourg en Suisse, enfin la même transcription intégrale vient d’être enregistrée à La Dalbade.

    Henri Busser avait transcrit en 1935 la seule « Marche au supplice », expérience restée sans lendemain. Trois quarts de siècle plus tard, Yves Rechsteiner a relevé le défi en s’inspirant de Liszt, mais d’une manière différente de celle qu’on imaginerait de prime abord. Car l’orgue et le piano ont peu à voir entre eux : « Si le piano permet les plus subtiles gradations dynamiques, il lui manque la palette des timbres solistes : hautbois, flûte, trompette, et surtout la puissance des sons tenus d’un orchestre fortissimo. (…) La version pour piano ne pouvait donc pas servir de seul modèle pour une version pour orgue, la nature des instruments étant trop différente. C’est ailleurs qu’il faut chercher la présence de Liszt : dans ses œuvres pour orgue et dans l’influence qu’elles ont sur le mode de jeu des organistes ». Et notamment dans la Fantaisie et Fugue sur Ad nos, ad salutarem undam, dont les « fanfares guerrières » et le « fugato diabolique » ne sont pas sans rapport, selon Yves Rechsteiner, avec les deux derniers mouvements de la Fantastique.

    Le résultat, comme on peut s’y attendre, est à la fois spectaculaire et dépaysant. La Fantastique sonne comme une immense œuvre d’orgue mais réserve des surprises là où l’on ne s’y attend pas. Le « Bal », notamment, séduit et ravit, alors que la couleur de l’instrument a peu à voir, a priori, avec l’ambiance d’un salon brillamment éclairé et la sensuelle ductilité d’une valse. Mais la manière très imaginative avec laquelle Yves Rechsteiner transcrit les parties de harpe force l’admiration. Il faut préciser que l’œuvre n’est ici lestée, du début à la fin, d’aucune force d’inertie. Les tempos de Berlioz sont respectés, les accelerandos, rinforzandos et autres diminuendos sont bien là ; Yves Rechsteiner effectue en outre la reprise dans le premier mouvement – alors qu’il fait une reprise écourtée dans le quatrième, bizarrement, sans reprendre le morceau depuis le début.

    Malgré la délicatesse du tout début des « Rêveries », malgré l’imagination, là encore, avec lequel est traité le passage qui précède l’exposition de l’idée fixe dans le premier mouvement, c’est dans les deux dernières parties que se déchaînent les idées de l’organiste et les possibilités de l’instrument. La violence de la « Marche » puis les grouillements fantastiques du « Sabbat » et l’ajout de vraies cloches (seul aveu d’échec de la part du transcripteur ?) font vraiment de ces pages un « chant de mort religieux et impie, funèbre et burlesque » comme le dit si bien Lélio.

    Au bout du compte, c’est la « Scène aux champs » qui est la moins convaincante, peut-être parce qu’il y a beaucoup d’espace, de ciel et de silence dans ce mouvement, alors que l’orgue a tendance à tout embrasser ; peut-être aussi parce que l’horizontalité du paysage a peu à voir avec la verticalité des tuyaux de l’instrument. Le tonnerre, à la fin, ressemblerait plutôt à un hululement lugubre ; hululement qui a son charme, certes, mais qui est pour le coup assez loin de la symphonie.

    Yves Rechsteiner n’a pas été paralysé par la question de la fidélité à la partition originale en signant sa transcription. Il a fait son ouvrage avec un mélange de fantaisie et de méticulosité. Et il a réussi à vêtir d’une robe de mariée à la coupe inattendue une symphonie sauvage qui s’est prêtée de bonne grâce à l’hommage qu’on lui proposait.

Christian Wasselin

Hector Berlioz : Symphonie fantastique. Yves Rechsteiner à l’orgue Puget de La Dalbade (Toulouse). 1 CD VDE-Gallo 1416.

Le Requiem comme vous ne l’avez jamais entendu

Par Christian Wasselin

    Le Requiem de Berlioz bénéficie d’une discographie relativement abondante, mais il faut se rendre à l’évidence : seuls cinq ou six de ces enregistrements méritent vraiment le détour, la plupart, curieusement, se caractérisant par un sentiment de grisaille, de monotonie, d’ennui, avec des timbales qui marmonnent et des fanfares sonnant comme des marches militaires ou d’aimables parties de chasse. Rares sont les versions qui donnent l’impression que le chef, comme le recommandait Berlioz lui-même, sente avec le compositeur. Rares également sont celles qui allient le théâtre et la ferveur, la délicatesse et la fièvre, l’angoisse et la consolation, en un mot : qui transportent.

    Ces dernières années, la seconde version dirigée par Sir Colin Davis (enregistrée sur le vif à Dresde par Hänssler, et peu différente dans sa conception de la version Philips) et celle emmenée par Sir Roger Norrington (également chez Hänssler) avaient réussi à nous captiver, pour des raisons différentes. Et voici qu’arrive un tout nouvel enregistrement, effectué sur le vif en septembre 2010 à l’église Marie-Madeleine de Wroclaw (Pologne), par l’un de ceux qu’on attendait : Paul McCreesh. Car c’est bien les chefs issus de l’univers qu’on appelle baroque qui peuvent nous donner le plus et le mieux, désormais, quand il s’agit de Berlioz. Gardiner et Norrington hier, Marc Minkowski aujourd’hui nous l’ont montré.

    On est ici aux antipodes de la routine, le chef ayant par ailleurs réuni des forces musicales a priori hétéroclites mais portées par le même engagement, comme c’est toujours le cas lorsqu’on rassemble de jeunes interprètes pour une occasion exceptionnelle : les Gabrieli Consort & Players, familiers de Purcell et de Monteverdi, le Chœur et l’Orchestre philharmonique de Wroclaw, l’ensemble de cuivres de l’École de musique de Chetham, qui joue sur instruments historiques. La prise de son brouille parfois les détails, notamment dans les cordes (celle de l’enregistrement Norrington constituait à cet égard un magnifique exemple de clarté et permettait de goûter l’usage particulier que fait ce chef du vibrato), mais on imagine tout à fait quelle dut être l’intensité de ces moments pour ceux qui étaient présents dans la cathédrale. Tempos retenus mais maîtrisés (sauf dans le « Quaerens me », étonnamment rapide), sens du relief, couleur particulière des timbales françaises du XIXe siècle, sauvagerie des moments dramatiques (ah, la danse des morts dessinée par la perspective lointaine de la grosse caisse à la toute fin du « Lacrymosa » !), étrangeté de certaines phrases (l’introduction archaïque et rugueuse du « Dies irae »), tout concourt à l’émerveillement. Avec un « Hosannah » pris dans une lenteur bienheureuse (et préparé par la voix de ténor idéalement planante de Robert Murray, situé dans les hauteurs de la cathédrale), qui renouvelle entièrement le « Sanctus ».

    On peut toujours discuter tel ou tel détail, regretter que le chef ne marque pas le sforzando des cuivres dans l’« Hostias » comme le fait Norrington par exemple, mais cette Grande Messe des morts innove par ailleurs car il s’agit de la première qui utilise la prononciation du latin telle qu’elle était pratiquée en France à l’époque de Berlioz. Prononciation qui a perduré jusqu’à ce que l’usage de cette langue disparaisse dans les églises. Entendre « Tuba mirome » et non pas «Touba miroume », « Quid somme miser to’nc dicturus » et non pas « Quouid soum miser tounc dictourous », « Judicantus » et non pas « Youdicantous », « Jésu » et non pas « Yésou », etc., donne une tout autre couleur à l’ensemble et renouvelle entièrement notre écoute, au point que le « Quid sum miser » sonnerait presque à la manière d’un moment de chant grégorien ! Où il est prouvé, s’il le fallait encore, que les paroles et la manière de les aborder constituent un élément essentiel dans l’image sonore d’une œuvre musicale.

    Dépaysant à plus d’un titre, ce nouvel enregistrement mérite qu’on se précipite pour l’écouter et s’enivrer. Comme le dit un commentateur anglais, « Now, Paul, how about a Troyens… ».

Christian Wasselin

Berlioz, Grande Messe des morts, dir. Paul McCreesh. 2 CD NFM. A noter qu’il s’agit là du premier enregistrement de la série NFM créée par Paul McCreesh.

Un Lélio peu fantastique

Par Christian Wasselin

    Il est toujours frustrant de porter un jugement mitigé sur un enregistrement qui n’a rien de médiocre. Mais comment éprouver de l’enthousiasme devant un résultat qui conjugue à ce point la réussite et l’échec ? La réussite, ici, est du côté de la musique. Sans avoir choisi de publier la Symphonie fantastique en compagnie de Lélio (le second étant pourtant le complément et la fin de la première), Thomas Dausgaard trouve très vite le ton juste : sa direction respire, son orchestre est plein de couleurs et de relief (les bois, les percussions dans le Chœur d’ombres), ses chœurs – pourtant danois – chantent le français avec beaucoup de naturel. Les deux ténors, eux aussi (Berlioz en réclame en effet deux, volonté à laquelle ne se plient pas tous les chefs), sont parfaitement à l’aise avec notre langue, et arrivent à créer un climat en quelques secondes, sans affectation aucune, et avec le style qui convient. On a rarement entendu prestations aussi élégantes, avec un surcroît de mélancolie très bienvenu chez Sune Hjerrild ; seuls les ténors de l’enregistrement de Charles Dutoit (Decca), Richard Clement et Gordon Gietz, peuvent prétendre faire aussi bien, et John Mitchinson (avec Boulez, Sony) et José Carreras (avec Davis, Philips) sont largement distancés.

    Tout irait pour le mieux, donc, sans oublier au passage le solide Jean-Philippe Lafont dans la Chanson de brigands, s’il n’y avait... Jean-Philippe Lafont en récitant. Quelle idée d’avoir confié à un chanteur le soin de dire le texte tour à tour noir, exalté, drôle, mélancolique, écrit par Berlioz ! Car Jean-Philippe Lafont a beau articuler lentement, ne négliger ni les liaisons ni les e muets, se garder d’être trop enflammé, il n’est pas comédien un seul instant, là où il faudrait jouer, faire preuve d’humour, savoir s’emporter, s’abandonner, être vif. Avec quelle emphase, malgré lui, il dit : «Mon cœur se brise !» Jean-Louis Barrault, Daniel Mesguich, Lambert Wilson ont été chacun à leur manière, au disque, un Lélio convaincant, le deuxième ayant du personnage la conception la plus nerveuse et la plus riche à la fois. Mais quitte à donner dans l’artifice ou à essayer de retrouver un accent, il faudrait demander à un Benjamin Lazar, par exemple, d’imaginer ce que pouvait être une diction française sur une scène parisienne en 1830. Laquelle diction, avec des chanteurs ni plus ni moins talentueux que ceux réunis ici et un orchestre d’instruments historiques, donnerait sans doute un résultat des plus captivants.

    Ajoutons que le célèbre Carnaval romain et que la version pour chœur et orchestre de la mélodie Hélène (no 2 du recueil Irlande), déjà enregistrée elle aussi par Dutoit, servent à étoffer ce disque sans ajouter à sa cohérence.

Christian Wasselin

Berlioz : Lélio, ou Le Retour à la vie - Le Carnaval romain - Hélène. Jean-Philippe Lafont, baryton et narrateur ; Gert Henning-Jensen, ténor ; Sune Hjerrild, ténor ; Chœur national danois, Orchestre symphonique national danois, dir. Thomas Dausgaard (1 CD Chandos 10416)

Quelle plus belle action de grâce rêver’?

Par Christian Wasselin

    Indépendamment de ses qualités, on peut s’étonner que le cycle LSO Live consacré à Berlioz par Colin Davis ne reprenne que quelques grandes œuvres du compositeur, certes choisies avec soin, sans s’aventurer en des terres inconnues. On peut s’attrister également qu’il néglige une grande partie des partitions religieuses de Berlioz. Mais les concerts donnés à la Kreuzkirche de Dresde avec la Staatskapelle sont là – et la marque Hänssler pour les préserver. C’est ainsi qu’après un Requiem enregistré en 1994, voici un Te Deum daté, lui, de 1998.

    Colin Davis, on l’a déjà dit, c’est un peu le Charles X de l’interprétation. Malgré l’Histoire, malgré les révolutions (celles des baroqueux et les autres), il n’a rien appris ni rien oublié. Et nous livre ici un Te Deum qui ressemble beaucoup à son enregistrement réalisé en 1969 pour Philips. Même vision, même tempos (le «Te ergo quaesumus» dure 7’33 contre 7’34 dans la version Philips, le «Tibi omnes» exactement 9’51 dans les deux cas !), mêmes choix musicologiques : en 1998 comme en 1969, Davis ne retient ni le Prélude (écarté de la première édition par Berlioz lui-même, il est vrai), ni la Marche pour la présentation des drapeaux. C’est sans doute ce qui nous vaut étrangement, en prime, le bref Kyrie K 341 de Mozart.

    Est-ce à dire que les enregistrements de 1969 et de 1998 se valent ? Non, car le Te Deum de Dresde, comme l’était le Requiem, est porté par l’urgence du concert, et c’est peu dire qu’il y a là un souffle phénoménal, celui du direct, celui de la vie. Il suffit d’écouter le premier mouvement, pris (comme le finale) dans un tempo un peu plus rapide qu’en 1969, pour s’en convaincre. On tient là un moment d’éloquence éperdue, quelque chose d’immense et d’embrasant comme la foi elle-même, qui dépasse tout. La prise de son, évidemment, modifie certains plans (les voix d’enfants, insuffisamment distinctes du reste) ou étouffe certains détails (tels pizzicatos dans le quatrième mouvement), mais elle fait sonner les cuivres et nous donne à entendre l’espace.

    Berlioz est un artiste irréductible, mais les métaphores qu’utilisait Heine pour qualifier sa musique trouvent là leur éclatante illustration. Alors que tant de concerts et de représentations navrent par leurs mesquineries ou leurs options sordides, on s’enivre à écouter chanter ici un rossignol colossal dans un décor à la manière de John Martin.

Christian Wasselin

Berlioz : Te Deum (+ Mozart : Kyrie K 341). Neill Stuart, ténor.Hans-Dieter Schöne, orgue. Chor der Sächsischen Staatsoper Dresden, Singakademie Dresden, Kinderchor der Dresden Philharmonie, Kinderchor der Sächsischen Staatsoper Dresden, Sächsischen Staatskapelle Dresden, dir. Sir Colin Davis. 1 CD Hänssler PH 06039.

La Symphonie fantastique par Anima Eterna : le disque après le concert

Par Christian Wasselin

    Le 17 mai 2008, à la Cité de la musique, Jos van Immerseel dirigeait son ensemble Anima Eterna (ou «âme éternelle», c’est-à-dire le sens exact du mot néerlandais immerseel !), et nous y étions, pleins de curiosité. Mais à l’issue du concert, notre déception était à la mesure de notre espoir. Résumons : nous avions goûté à leur juste mesure les cordes jouées sans vibrato avec un beau mordant, les deux ophicléides, le cor anglais. Mais aussi le dialogue naturel entre les violons I et les violons II disposés de part et d’autre du chef, et celui des deux harpes installées de la même façon. Oui mais voilà, nous étions restés sur notre faim : le chef doit «sentir comme moi», dit Berlioz. Or Jos van Immersel, ce soir de mai, semblait ne pas savoir ce que poésie, fureur ou tendresse veulent dire.

    Depuis lors, Immerseel a pu méditer sa vision, la raffiner, mais au bout du compte rien n’a changé. Et au disque, la Symphonie fantastique d’Anima Eterna n’étonne pas (même si elle fait entendre des pianos dans le grave au moment du Dies irae, pis-aller prévu par Berlioz au cas où l’orchestre ne disposerait pas de cloches). On goûte l’impeccable mise en place de l’orchestre, les tempos maîtrisés, la beauté des cordes sans vibrato, les harpes cristallines, etc. Mais on ne trouve toujours aucun climat, aucune angoisse, aucune tension, aucun abandon. Ni folie, ni mélancolie : cette symphonie est belle mais n’est pas fantastique. Elle est de plus servie par une prise de son splendide qui, paradoxalement, gomme l’effet de rugosité produit par les instruments historiques (comme c’est le cas d’ailleurs dans la version dirigée par Gardiner, un peu trop enveloppée). Ce disque est d’abord une démonstration sonore : de la matière – mais où est l’âme ?

    Quand on pense au procès qui fut intenté jadis à Roger Norrington, le premier à avoir osé la Fantastique sur instruments d’époque : les London Classical Players, par leur intitulé même, ne formaient pas un orchestre, n’étaient qu’une juxtaposition d’instrumentistes, on ne pouvait donc pas attendre du chef la moindre vision ! Procès injuste, mais qu’on est à deux doigts de faire à Immerseel : où est l’élan qui vous empoigne, où est le cauchemar ?

    L’Ouverture du Carnaval romain qui étoffe le programme est de la même frustrante retenue. Le solo de cor anglais est d’une discrétion et d’une légèreté qui confine à la pâleur. L’Allegro est bien mené mais n’a rien de dionysiaque.

    Attendons l’arrivée prochaine de la Fantastique de l’orchestre Les Siècles dirigé par François-Xavier Roth, que nous promet la nouvelle collection Actes Sud. Avec, cette fois, des cloches de riche métal !

Christian Wasselin

Berlioz : Symphonie fantastique - Ouverture du Carnaval romain. Anima Eterna Brugge, dir. Jos van Immerseel. 1 CD Zig-Zag Territoires ZZT 060901.

A propos d’un dévédé de Benvenuto Cellini

Par Christian Wasselin

    Un opéra, c’est la conjonction d’une partition et d’un livret. C’est donc au chef d’orchestre, aux musiciens, aux chanteurs qu’il convient d’abord de le faire vivre. Avec un dévédé, le contraire exactement se produit : le théâtre est réduit à un écran, l’image dévore le spectacle, ce dévédé de Benvenuto Cellini en apporte la preuve éclatante. Encore est-ce une image altérée puisqu’il s’agit d’une mise en scène passée à la moulinette d’un réalisateur. Or n’est pas Jean-Christophe Averty qui veut : la réalisation d’Andreas Morell, à la fois plate et indiscrète (les gros plans ! la mise en lumière de détails que le metteur en scène a voulu laisser dans l’ombre !!), n’aide ici en rien à la compréhension du spectacle.

    Car à la vue de ce Benvenuto Cellini capté au Festival de Salzbourg 2008, se pose une question très simple : mais enfin, de quoi s’agit-il ? Car ici, l’artiste inspiré ou maudit, le démiurge en proie à ses démons, le pape à la fois hostile et magnanime ne sont plus guère que des clichés de notre temps, juxtaposés, secoués, télescopés sans la moindre nécessité. Cellini porte un blouson et des jeans, le Pape a quelque chose de Claude François, mais surtout, surtout, rien n’a de cohérence ni de beauté. Au moins La Fura dels Baus, lors des récents Troyens de Valence, laissait chanter les solistes et se contentait de bombarder la scène d’écrans et d’accessoires, mais toujours en parallèle à l’action réelle de l’opéra. Ici, le dynamitage est au cœur du propos. Il ne s’agit pas de raconter Benvenuto, ou de transposer l’action à telle époque, ou d’accuser le côté bouffon de l’opéra. Il s’agit de prendre un chef d’œuvre pour prétexte, d’en faire un objet burlesque et de dire : voyez, ce n’est que ça. Les références à Metropolis, à Fellini, à Star Wars, à je ne sais quoi, empilées les unes sur les autres, épuisent et ne signifient rien. Prenons Ascanio : il arrive déguisé en femme de métal, comme dans le film de Fritz Lang précité. Costume doré, crânes aux neurones apparents, gestes saccadés, yeux clignotants. Voilà qui pourrait convenir, éventuellement, pour un air. Oui mais après, il faut bien qu’il bouge, qu’il joue, le malheureux Ascanio ! Et c’est là que la mise en scène de Philip Stölzl montre sa vacuité : Ascanio ? Ah oui... eh bien, il n’a qu’à se débrouiller.

    N’insistons pas. Ce spectacle est démonstratif mais ne montre rien. Comme on aimerait revoir la mise en scène symbolique, presque abstraite, que Tim Albery avait signée jadis à l’Opéra d’Amsterdam !

    Restent les solistes. A Salzbourg, certains étaient inaudibles. Avec des micros, on les entend tous... mais est-ce vraiment plus réjouissant ?

    Brindley Sherratt (Balducci) n’est qu’une caricature, Mikhaïl Petrenko n’a rien de cette onction soyeuse qu’on attendrait d’un pape, Kate Aldrich fait peine à entendre tant ses efforts pour trouver le style (et elle le trouve, souvent) sont à contrepied du personnage qu’elle doit jouer et qui la bride. Seuls Laurent Naouri (Fieramosca) et la radieuse Maija Kovalevska (Teresa) nous comblent, car ils sont dans leur élément. Par sa présence, d’ailleurs, Maija Kovalevska devient le personnage principal de l’affaire. Car Burkhard Fritz n’a rien d’un Benvenuto, ni les couleurs, ni l’audace, ni cette impertinence dans l’orgueil qui fait le personnage. A sa décharge, il faut rappeler que c’est Neil Shicoff qui aurait dû chanter le rôle. Mais le chanteur ayant renoncé au dernier moment, il a bien fallu trouver un ténor de remplacement, lequel en outre a dû reprendre à son compte toutes les coupures que Shicoff, incapable d’aborder un pareil rôle, avait prudemment prévues : la romance du deuxième tableau (comment imaginer qu’elle a pu être enlevée par scrupule musicologique ?), le récit tumultueux «Ma dague en main», la seconde partie du duo avec Teresa et le finale du troisième tableau ont purement et simplement disparu.

    Au pupitre, Valery Gergiev dirige avec feu un Orchestre philharmonique de Vienne en petite forme. Mais il s’agit d’un dévédé, rappelons-le, et ce type d’objet n’est fait en rien pour que l’orchestre occupe le premier rôle. Alors, ce dévédé ? à fuir !

Christian Wasselin

Benvenuto Cellini, 1 DVD Naxos 2.110271

Les premiers Troyens de Covent Garden !

Par Christian Wasselin

    Les amoureux de Berlioz vivent dans des mythes. Ils évoquent des souvenirs qui parfois illuminent leur imagination sans que rien de précis vienne donner corps à ces références glorieuses. Les Troyens représentés à Covent Garden en 1957 font partie de ce roman berliozien : chacun y fait référence, mais peu y étaient, et ceux qui n’y étaient pas n’ont rien pour alimenter leur ivresse.

    Et voici qu’un disque arrive, qui fait du mythe une réalité. Il était temps ! Car enfin, ces Troyens s’inscrivent dans la glorieuse lignée des initiatives prises par les Anglais, au XXe siècle, pour donner enfin à entendre les opéras de Berlioz. Des Troyens fondateurs, donc, à ce détail près (qui n’en est pas un) que Sir Thomas Beecham, dès 1947, avait eu la bonne idée de diriger l’opéra – en deux soirées – pour la BBC (il en existe un enregistrement disponible chez Malibran Music).

    Mais les Troyens de 1957, représentés en une seule soirée, sont la tentative de prouver que l’ouvrage fut conçu avec un tel soin par Berlioz qu’il trouve parfaitement sa place, avec son architecture et sa durée (les deux notions allant de pair), sur une scène de théâtre. Quatre ans plus tard, à l’Opéra de Paris, on donnera des Troyens amputés de quinze cents mesures (soit une heure et demie de musique environ), ce qui aux yeux et aux oreilles de certains n’était pas suffisant. Affront affreux ? Évidemment.

    Il faut reconnaître, toutefois, que les Anglais, en 1957, n’eurent pas tout à fait le courage d’aller jusqu’au bout de leur audace puisqu’ils effectuèrent eux aussi des coupures, étonnantes dans un pareil contexte : une petite partie de la Marche troyenne au premier acte, la reprise variée de l’air de Didon et les trois entrées au troisième acte, la Danse des esclaves au quatrième (le Pas des almées est quant à lui un peu écourté), la scène située entre le duo et l’air « Je vais mourir » au cinquième, Kubelik déplaçant par ailleurs la Chasse royale au début du cinquième acte. Problème de partition ? Certes : Bärenreiter ne publiera ses Troyens qu’en 1969, et les représentations dirigées par Colin Davis dans le même théâtre, cette année-là, profiteront de cette aubaine, ainsi bien sûr que l’enregistrement Philips que nous avons tous écoutés mille fois avec fièvre. Mais Beecham, lui, avait osé la presque intégrale (il manque dans ses Troyens une note ou une reprise par-ci, un Pas de ceste par-là), et la langue française !

    Car il conviendrait, à propos de Kubelik, de parler des Trojans plutôt que des Troyens : le chef et le metteur en scène John Gielgud en effet, à moins que ce soit le directeur de Covent Garden, ont fait le choix de donner l’ouvrage dans une traduction anglaise d’Edward Dent, comme d’ailleurs l’ont fait plus tard le Scottish Opera, puis le Welsh Opera dans les années 80, et jusqu’à l’English National Opera (où la règle est de donner tous les ouvrages en anglais) en 2003. Inutile, donc, de chercher ici l’écho de la tragédie lyrique à la manière de Lully, Rameau ou Gluck, où l’articulation, le mouvement et la musique de la langue ont une si grande importance. Le résultat est exotique, comme on l’imagine, la prosodie bousculée, avec des choix singuliers comme, par exemple, l’expression « Veuve d’Hector » tantôt traduite par « Widow of Hector », tantôt par « Hector’s Widow ».

    Quant au résultat lui-même, on devine sans peine la fièvre éprouvée ce 20 juin 1957 par chacun des participants, qui donnent l’impression de découvrir un continent englouti. L’orchestre est vif (entrée de Chorèbe, transition rapide entre les deux tableaux du deuxième acte), palpitant (Ottetto du premier acte, Chasse royale) et, même si la lenteur de tel ou tel tempo surprend (le « Reviens à toi » de Chorèbe, l’air de Didon « Errante sur les mers »), il ne s’alanguit jamais et se pare de belles couleurs instrumentales (le solo de clarinette du premier acte, les cuivres dans le duo entre Anna et Narbal). Quant au chœur, fervent du début à la fin, il participe de l’élan général.

    Si le chef a su trouver là sa manière, ce constat se vérifie plus inégalement pour les solistes. Il est vrai qu’en 1957 aucune tradition, bonne ou mauvaise, ne pouvait guider une équipe de chanteurs se lançant dans l’aventure des Troyens. Richard Verreau (Iopas) se contente d’aigus claironnés, mais Dermot Troy est un Hylas plein de nostalgie. On regrettera que Jess Walters fasse de Chorèbe un personnage à la voix épaisse et peu juvénile, mais on appréciera le timbre fruité de Joan Carlyle (Ascagne), et surtout le soyeux de celle de Lauris Elms, magnifique Anna. C’est à elle que revient la palme, ainsi qu’à Amy Shuard, qui compose une Cassandre emportée par l’urgence de la tragédie. Son naturel convainc dès le départ, là où Blanche Thebom, malgré une voix plus belle (mais aussi un vibrato parfois désagréable), ne sait pas choisir entre la raideur (au IIIe acte) et, dans « Je vais mourir... Adieu, fière cité », des accents déclamatoires soulignés par des graves poitrinés.

    Jon Vickers, qu’on le veuille ou non, est l’attraction de cet enregistrement, surtout si on se plaît à comparer sa prestation à son Énée de 1969. En 1957, étrangement, le ténor canadien ne semble pas avoir davantage de moyens, ses aigus paraissent même plus tirés qu’ils le seront douze ans plus tard. Mais son timbre est plus clair, et le fait qu’il chante dans sa langue maternelle rend sa prestation plus fluide. En 1969, le mûrissement du rôle aidant, Vickers livrera un Énée sculptural, avec une violence raffinée qu’on peut détester mais qui donnent au personnage la dimension monumentale qu’il n’a pas encore en 1957. C’est en réalité à partir de ses adieux à Ascagne, au IIIe acte, que Vickers est vraiment lui-même, et dans son air du V qu’il atteint au sublime par cette douceur et cette vaillance qu’il marie à chaque instant.

    Dans le bref entretien qui accompagne l’enregistrement, Vickers s’exprime sur ce rôle impossible qui au début est « a big spinto » et exige par la suite des compromis entre différents styles, et révèle comment ces Trojans ont lancé sa carrière.

Christian Wasselin

The Trojans. Amy Shuard (Cassandre) – Jess Walters (Chorèbe) – Jon Vickers (Énée) – Joan Carlyle (Ascagne) – Joseph Rouleau (Le Spectre d’Hector) – Blanche Thebom (Didon) – Lauris Elms (Anna) – David Kelly (Narbal) – Richard Verreau (Iopas) – Dermot Troy (Hylas). Covent Garden Opera Chorus and Orchestra, dir. Rafael Kubelik. 4 CD Testament SBT4-1443.

Site Hector Berlioz créé par Michel Austin et Monir Tayeb le 18 juillet 1997; page Comptes-rendus créée le 10 novembre 2009.

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