Site Hector Berlioz

À propos de la Grande Messe des morts

Par

Christian Wasselin

© 2018 Christian Wasselin

    Trois interprétations récentes du Requiem de Berlioz nous rappellent combien cette partition est un drame et une prière, et combien est essentielle l’acoustique des lieux où on l’interprète.

    « La Grande Messe des morts est l’une des partitions de Berlioz les moins difficiles à exécuter (…) et l’une des plus faciles à bien rendre si l’on est prêt à suivre ses indications », écrit David Cairns. Certes. Encore faut-il « suivre ses indications ». Car le Requiem souffre de bien des malentendus. L’œuvre a encore auprès de quelques-uns la réputation d’être vainement fracassante, alors que les moments de terreur sont là pour rompre avec la texture d’ensemble, faite avant tout d’humilité et de dépouillement. Inversement, beaucoup de chefs semblent intimidés par la partition et n’osent pas jouer le jeu, apocalypse et douceur télescopées, qui exige de zébrer l’espace de fanfares quand la panique ou l’effroi l’exigent, de ne pas étouffer les timbales dans les moments d’intensité, de susciter un corps à corps sans pitié entre les voix et l’orchestre.

    Et puis, il y a cette question scolaire, mais qu’il n’est pas inutile de rappeler : le Requiem, messe ou drame ?

    Trois interprétations récentes nous rappellent que la Grande Messe des morts n’est pas en réalité si facile à bien rendre. Il convient d’abord de réunir des interprètes (chef, chœur, orchestre, ténor solo) de très grand talent, puis de les faire jouer dans un lieu ad hoc. Et de trouver l’esprit qui convient à la musique.

   Franck en avril

   Le 27 avril dernier, rendez-vous était pris à la Philharmonie de Paris avec l’Orchestre philharmonique et le Chœur de Radio France, augmenté du WDR Rundfunkchor, l’ensemble étant placé sous la direction de Mikko Franck. Très beau de sonorité, l’orchestre nous livre une vision contemplative, sans heurt, qui semble avancer avec naturel et aller de soi. La parfaite fusion des deux ensembles choraux est pour beaucoup dans cette dimension monumentale mais apaisée. On peut ne pas aimer l’acoustique de la Philharmonie, mais au parterre l’image sonore est précise, claire, présente, avec des plans sonores nettement étagés. La musique respire, le « Quaerens me » est à la fois solide et humble, l’Offertoire réussit à combiner le luxe des couleurs et le côté lancinant de la mélopée. Dans les moments dramatiques cependant, si l’on distingue parfaitement la polyphonie des timbales, les fanfares ne sont pas à la fête : elles jouent parfaitement mais on a étudié trop tard la manière de les disposer, si bien que certaines semblent trop proches et d’autres trop lointaines. Mikko Franck attaque le « Tuba mirum » avec majesté, presque avec lenteur, pour leur laisser le temps de s’installer.

   Quant au ténor (John Irvin), il fait ce qu’il a à faire, et fort bien, mais reste un peu trop sur la terre.

    Gergiev en juillet

   Le 5 juillet, c’est au tour de l’Orchestre national de France de s’attaquer au Requiem, lui aussi en compagnie du Chœur de Radio France. On est cette fois dans la basilique de Saint-Denis où, ces quinze ou vingt dernières années, Charles Dutoit, Colin Davis et John Eliot Gardiner ont interprété cette partition avec ces deux formations.* L’acoustique est bien sûr tout autre : dans les premiers rangs, il est possible d’entendre quelque chose ; à partir du dixième, il faut avoir un peu de mémoire et d’imagination pour se faire une idée de ce qu’on perçoit par les oreilles (!) ; tout au fond, on se demande bien ce qu’il est possible de distinguer, sinon des clameurs et un murmure secoué par l’écho. Mais les exécutants font preuve d’une précision et d’une cohésion à toute épreuve, ce qui sauve la soirée.

   La conception de Valery Gergiev, au pupitre ce soir-là, est très différente de celle de Mikko Franck. Nerveuse, tendue, dramatique, elle est à l’image du chef russe qui, une toute petite baguette en forme de cure-dent à la main, enchaîne les six premiers mouvements comme s’il y avait urgence à aller jusqu’au drame. En mars, la gestique de Mikko Franck était ample, un sourire illuminait le visage du chef finlandais ; par contraste, Gergiev est nerveux mais surtout concentré. Le chœur invité (celui de l’Académei Sainte-Cécile de Rome) n’atteint pas à la même homogénéité que celui de la WDR, mais il y a de l’animation et de la chaleur dans cette lecture menée en commun avec le Chœur de Radio France.

   Le ténor ? C’est Alexander Mikhailov. Il n’a rien de la grâce séraphique qu’on attend du ténor du « Sanctus ». Mais il est d’une jeunesse et d’une forme insolente et on ne peut que l’applaudir.

   Roth en août

   Avec François-Xavier Roth, à la tête du Jeune Orchestre européen Hector Berlioz, le 21 août à La Côte-Saint-André, il n’est question ni d’outrance, ni de timidité. Le chef prend à bras-le-corps la partition, et communique à son jeune effectif son seul et unique souci : donner à entendre la partition telle qu’elle est écrite. Effectif (douze contrebasses, quatre flûtes, douze cors, huit timbaliers, etc.), disposition des instruments (violons de part et d’autre du chef, contrebasses à sa gauche, cors devant lui, à portée de main, etc.), attaques incisives, précision et lyrisme, tout fait de l’approche de Roth, qui d’année en année devient un champion de la musique de Berlioz, un modèle du genre. Derrière l’orchestre, un vaste ensemble choral réunissant le chœur de chambre Spirito, le Jeune Chœur symphonique, le Chœur d’oratorio de Lyon et le Chœur régional d’Auvergne, est prêt à affronter les assauts de l’orchestre.

   Le concert a lieu dans la cour du château Louis XI de La Côte-Saint-André, dans un dispositif plusieurs fois amélioré mais qui n’a rien d’une salle de concert. Aussi, il faut quelques minutes avant que l’oreille s’accoutume à l’acoustique. Au début, le chœur est d’une telle présence que l’orchestre paraît lointain : on voit les contrebasses, on ne les entend guère, jusqu’à ce que l’équilibre soit retrouvé, ce qui n’empêche pas le chœur, toujours homogène, toujours vaillant, de manquer parfois de nuances : peut-être aurait-il fallu, dans les moments d’introspection comme le « Quaerens me » a capella, ne faire chanter que la moitié des choristes. Mais la prononciation gallicane du latin (« tuba mirome » et non pas « touba miroum ») fait merveille et donne une couleur dépaysante à l’ensemble.

   La conception de François-Xavier Roth est plus engagée que contemplative. La tension du « Dies irae » est constante, la fugue sur « Hosannah » jubilante, l’Offertoire est un moment de lyrisme lumineux, exalté, l’un des mouvements les plus réussis avec le splendide « Rex tremendae », ce dernier introduit par des accords impeccables et cuivrés (magnifique pupitre de cors), alors que ce passage est souvent rendu avec un son maigrelet. Dans les moments dramatiques, les quatre orchestres de cuivres (avec ophicléides des années 1840, évidemment !) s’avancent côté cour et côté jardin pour les deux premiers, à une fenêtre dans les hauteurs pour le troisième, derrière le public pour le dernier. Instants tumultueux, toujours clairement articulés, même si on n’a pas le temps de goûter mesure après mesure la fin panique du « Lacrymosa », pris très rapidement, qui nous décoiffe plus qu’elle nous dresse les cheveux sur la tête.

   Le ténor Toby Spence, dans le « Sanctus », chante lui aussi dans les hauteurs, d’une fenêtre ; sa seconde intervention, qui lui a permis de prendre ses marques, est un beau moment de concentration avec des cymbales frappées doucement dans la nuit. De même, les flûtes et trombones du début de l’« Agnus dei », repris de l’« Hostias », sont plus assurés, plus majestueux, et nous conduisent vers la poignante série d’« Amen » qui culmine sur un silence très longtemps maintenu par le chef.

   Et pour se faire une idée de la manière dont les chefs « suivent les indications » de Berlioz (sans oublier la manière dont le compositeur, dans le Post-Scriptum de ses Mémoires, indique la manière dont il faut interpréter la musique et « sentir avec lui »), on consultera les deux sites suivants. Le premier propose une interprétation désespérément plate du Requiem sous la direction d’Ann Howard ; la seconde est un reportage sur la manière dont le chef Robert Shaw a su communiquer sa ferveur à ses exécutants :

https://vimeo.com/97327088
https://www.youtube.com/watch?v=Cz0QFHF_Io0

Christian Wasselin

* L’Orchestre philharmonique l’avait donnée sous la direction de Gustavo Dudamel à Notre-Dame-de-Paris en janvier 2014, avec la participation de l’Orchestre Simon Bolivar.

Nous remercions vivement notre ami Christian Wasselin de nous avoir envoyé cet article.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er septembre 2018.

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