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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 13 JANVIER 1863 [p. 1-2].

THÉATRE-LYRIQUE.

Première représentation d’Ondine, opéra-féerie en trois actes de MM. Lockroy et Mestépès, musique de M. Semet ; Mlle Girard, Battaille. — Les cloches, les clochers, les trois battemens. Que vouliez-vous qu’il fît contre trois?

    J’ai bien cru ces jours-ci être à tout jamais exempté de ma tâche de narrateur d’opéras-comiques. J’en étais bien aise, pour les auteurs d’abord, dont je raconte si mal les œuvres ; pour les lecteurs ensuite, que mes récits font dormir ; et pour moi enfin, qui n’ai plus guère de goût pour la musique terrestre et n’aspire qu’à aller le plus tôt possible adorer et servir les grands maîtres dans l’anneau de Saturne, où leur esprit habite aujourd’hui, au dire des tables parlantes les mieux informées.

    C’est que la poitrine de certains individus se détériore peu à peu, sous les coups du battant d’une sorte de cloche qu’elle contient. Ce battant agit de diverses manières. Il y a trois espèces de battemens, tous essentiellement destructeurs des cloches : le battement joyeux, le battement douloureux et le battement double.

    Pendant le premier, le battant ne frappe que sur le côté joyeux de la cloche.

    Par exemple, vous êtes musicien, vous vous trouvez loin de votre pays dans une grande ville très civilisée, vous y donnez un concert ; ce concert est splendidement organisé. Vous avez à vos ordres et sous votre direction un de ces merveilleux orchestres de cent et quelques artistes de choix qui chantent avec une voix d’archange, grondent et frappent comme la foudre ou murmurent doucement comme une moisson mûre au souffle de la brise du matin ; vous lui avez confié l’exécution d’une grande œuvre ; il a fait avec empressement et attention dix ou douze répétitions. Le soir du concert arrive, vous montez sur l’estrade du pupitre-chef, tous les exécutans sont pleins de votre pensée, ils ont compris, et votre âme rayonne dans leurs yeux. Vous leur dites en entrant : « Messieurs, vous savez à peu près par cœur mon ouvrage, en conséquence vous n’êtes plus obligés d’avoir constamment l’œil sur votre partie, regardez donc le bâton conducteur le plus souvent possible, et nous allons arriver à des résultats rhythmiques, à des accens expressifs réputés impossibles, et impossibles en effet pour des artistes moins habiles que vous. » La salle, une salle excellente et splendide, est remplie par un auditoire bienveillant, intelligent, sensible, plein de sympathie pour l’œuvre et pour l’auteur. On commence un de ces morceaux dont rien au début ne peut faire prévoir les développemens. A un certain endroit le public croit être arrivé au point culminant de l’édifice musical, une violente émotion l’agite, il a peine à contenir ses applaudissemens. Ce n’est qu’un stratagème pourtant, destiné à tromper l’auditeur. Cet effet n’est qu’une préparation à un autre effet plus grand qui va venir, lequel ne sera lui-même qu’un mirage nouveau précédant la grande réalité à laquelle le public est si loin de s’attendre. Vous approchez du but ; le battant précipite ses coups, vous voyez au parterre et dans les loges tant de frissonnemens, et dans l’orchestre tant d’ardeur contenue… Voilà le moment, vous faites un geste qui signifie : Lâchez tout ! et l’orchestre éclate, tourbillonne, foudroie, la salle entière vibre, l’auditoire laisse échapper des cris interrupteurs, au dernier accord une tempête de bravos se déchaîne, la grêle des archets tombe sur le bois des violons, on vous appelle, il faut aller s’incliner sur l’avant-scène ; mais cet effort vous est impossible et vous restez haletant les deux bras appuyés sur votre pupitre, et le battant sonne le carillon de la fête de Pâques dans votre poitrine bouleversée.

    Vient un adagio. L’orchestre, qui tout à l’heure râlait et bondissait comme la mer en tourmente, se recueille maintenant. Il se transforme, il devient doux, il chante, il pleure d’amour ; un dialogue passionné s’établit entre les timbres masculins et les timbres féminins ; les voix tendres se répondent et s’enlacent, on croit entendre les vers immortels de Shakspeare :

I gave thee mine before thou didst request it ;
And yet I would it were to give again.
— Would’st thou withdraw it ? for what purpose, love ?
— But to be frank, and give it thee again,
And yet I wish but for the thing I have.
My bounty is as boundless as the sea,
My love as deep ; the more I give to thee
The more I have, for both are infinite.

    Tout en chantant votre hymne d’amour par la voix du sublime orchestre, vous parcourez de l’œil la salle émue ; vous voyez peu à peu l’attention redoubler. Un grand militaire tord sa fauve moustache d’une façon très significative ; dans une loge du rez-de-chaussée, à l’avant-scène, une dame pâle, aux yeux dévorateurs, que vous aviez remarquée la veille à la répétition générale, mordille son mouchoir, et d’un geste rapide essuie de temps en temps ses paupières. Le morceau finit, et la salle, après une sorte de soupir attendri, éclate en de nouveaux applaudissemens. On vous rappelle encore. Cette fois vous allez vous incliner sur l’avant-scène, et, en passant près de la loge du rez-de-chaussée, vous entendez la dame pâle, joignant les mains, vous dire : « Oh ! cet inoubliable adagio ! » Second rappel. La dame pâle jette à vos pieds son bouquet. En le ramassant d’un air humble, vous avez l’audace de lancer du côté de la belle enthousiaste ce monosyllabe : « Où ? » On ne répond qu’en répétant : « Oh ! cet inoubliable adagio ! » Troisième rappel. Cette fois vous vous rapprochez le plus possible de la loge d’avant-scène, et, en vous inclinant plus bas que les deux premières fois, vous osez dire : « Quand ? » et une voix vous répond rapidement : « Demain, midi, au pont de Séménoff. »

    Le concert s’achève avec le même succès. Vous sortez de la scène brisé de fatigue, brûlé de soif, et vous parcourez les corridors en criant : A boire ! à boire ! — On vous conduit dans un salon où une bouteille de bière fraîche vous attendait. Vous aspirez le contenu de la bouteille, et en vous essuyant le visage vous vous approchez d’une glace. Vous adressez de la main droite un geste courtois à votre reflet qui vous le rend de la main gauche, en lui disant : « Je suis content de vous, Monsieur, vous avez bien conduit l’orchestre ce soir ! je vous remercie. » Un visage animé se présente, c’est celui de votre secrétaire, de votre factotum, de votre homme d’action, de votre homme d’intelligence et de probité, de votre Belloni. En le voyant, vous pensez à la recette du concert, et vous l’accueillez par cette brusque question : « Combien ? — Vingt mille francs ! — Eh ! allons donc ! »

    Pour ressentir les secousses de ce battement joyeux, il faut aller loin, très loin, être jeune, robuste, et braver longuement la neige et les frimats.

    Le deuxième battement, celui qui frappe sur le côté douloureux de la cloche, se fait sentir sans qu’il soit nécessaire de s’expatrier, au contraire. Si vous avez l’absurde faiblesse de vouloir donner un concert dans votre chère patrie, il vous est impossible d’abord d’obtenir la disposition d’une bonne salle. La bonne salle, car il n’y en a qu’une, est réservée pour les artistes étrangers, qui l’obtiennent par l’intervention de leurs ambassadeurs et des princes souverains, leurs protecteurs naturels.

    Malgré cet inconvénient grave, vous engagez un bel orchestre ; mais cet orchestre ne peut pas répéter plus de deux fois. A toutes vos réclamations on répond par la phrase de Leporello : Tempo non ha ! il n’a pas le temps. Encore à ces deux répétitions, fort insuffisantes, une partie des musiciens arrive une heure après qu’elles sont commencées, une autre s’en va une demi-heure avant qu’elles soient finies. Rien n’est que dégrossi, c’est à peine si les musiciens se souviennent des mouvemens de quelques morceaux ; les nuances sont brutales ou nulles. Il faut que le malheureux compositeur se contente de cet à-peu-près. Il s’avance plein d’anxiété vers son pupitre le soir du concert. Un silence gros d’ennui l’accueille. On applaudit un peu le premier morceau, parce qu’il a de l’éclat et de la pompe. Mais l’orchestre fait fautes sur fautes dans l’inoubliable adagio qu’il a déjà oublié ; un violon part seul au milieu d’une pause, les clarinettes donnent l’accord de la mineur au lieu de l’accord de la majeur, la phrase principale est platement chantée, les traits sont écorchés.

    Le compositeur, étourdi par les battemens douloureux de sa cloche intérieure, voit, au moment le plus pathétique de son œuvre chérie, trois gros messieurs dont l’un s’assoupit, dont l’autre sommeille et dont le troisième est complétement endormi. Tout près de ces hommes énormes, des dames agitent vivement leur éventail, et il reconnaît au mouvement de leurs lèvres dédaigneuses qu’elles prononcent cette phrase idiote : « Cela manque de gaîté. » L’adagio finit, six ou sept artistes épars dans la salle applaudissent, les dormeurs se réveillent, et les dames ont l’air de dire en se retournant vers les applaudisseurs : « Qu’arrive-t-il donc à ces messieurs ? » Le concert se traîne ainsi jusqu’à la fin devant un auditoire de plus en plus inattentif et de plus en plus rare, dix ou douze personnes s’esquivant après chaque morceau ; et quand enfin, rentré au foyer, il voit arriver son Belloni, celui-ci répond à l’interrogation muette par : « Tout va bien, nous ne perdons que huit cents francs. » Le surlendemain, le battement douloureux redouble si le compositeur, qui après tout a obtenu un succès d’estime, et se laisse aller à un sot espoir, va parler de quelque projet musical à l’un de ces savans conseillers de qui dépend quelquefois le sort des artistes. Le malheureux explique à son juge l’idée poétique qu’il a conçue, qu’il a caressée si longtemps. L’autre l’écoute d’un air ébahi, comme ferait une gardeuse de dindons à qui l’on réciterait des vers de Virgile en l’appelant Amaryllis ; puis il répond froidement par de lourdes absurdités, détruisant de fond en comble les nobles espérances du rêveur, qui n’est ni de son temps ni de son pays : ainsi un bœuf égaré au milieu d’un parterre effondre les tapis de verdure, renverse les potiches japonaises, brise les vases de Sèvres, écrase les plus belles fleurs.

    Ah ! ces battemens-là détériorent cruellement les clochers…..

    Enfin vient le battement double, celui qui frappe alternativement sur le côté joyeux et sur le côté douloureux de la cloche. Voici comment on l’obtient :

    Vous arrivez une demi-heure trop tôt dans une chambre donnant sur la rue ; vous vous y enfermez… Vous allumez du feu… La pendule marche bien lentement, son balancier semble se ralentir. Vous faites dix ou douze tours à grands pas dans la chambre. Enfin l’heure s’avance, elle est venue, elle sonne… On va arriver. Mais, non, on n’arrive pas. Vous faites encore dans la triste chambre onze ou dix-huit tours, vous marchez en rond, en carré, en losange. Le balancier de la pendule a l’air maintenant de précipiter ses mouvemens… Vous regardez votre montre, votre montre avance sur la pendule… Allons, il peut y avoir eu des fâcheux, on n’aura pu se débarrasser d’eux…. Vous buvez un verre d’eau. Vous ouvrez la fenêtre, vous regardez au loin… — Rien, personne. — Ah oui, vous voyez venir quelqu’un qui ressemble… On approche… C’est… une vieille femme portant les légumes de son pot-au-feu dans un cabas. Ah ! cette fois, c’est le bord d’un manteau bien connu, une bordure rouge… Oui, oui, vous ne doutez plus de reconnaître… l’épaulette d’un sergent de la garde nationale. Voilà qu’il pleut maintenant. C’est la cause, c’est la cause ! On aura été obligé de retourner chez soi chercher un parapluie ; non, on aura voulu venir en voiture, et il n’est pas facile d’en trouver par un pareil temps. Justement en voilà une qui débouche de la rue voisine, au grand trot de deux chevaux. C’est cela… on accourt. Votre poitrine craque et frémit comme le clocher d’une cathédrale quand on en sonne le bourdon. La voiture… passe. Malédiction ! long silence. Vous trouvez une poignée d’épingles sur la cheminée ; vous employez le temps à les piquer une à une sur une pelote. Cela fait, vous allez recommencer votre promenade de lion en cage quand vous apercevez encore une épingle sur le tapis. Vous la ramassez et la piquez sur la pelote à côté des autres en disant : Il est heureux que j’aie vu cette épingle ; elle aurait pu me blesser au genou. Autre silence ; personne ne vient. Vous avancez votre tête hors de la fenêtre pour voir plus loin ; la pluie tombe sur vos cheveux, si vous en avez. Vous ne voyez rien que les ruisseaux qui clapotent et des passans qui barbotent. D’une main fiévreuse vous refermez la fenêtre, et vous reconnaissez, en la fermant, que des dames, dans la maison d’en face, vous regardaient en riant et avaient l’air de dire : « Voilà un monsieur fort tourmenté et très impatient. » Vous êtes en effet très impatient et fort tourmenté. Vous vous plongez alors dans un fauteuil, immobile, morne, souffrant dans tout votre être autant qu’un de ces rats enduits de goudron que d’abominables enfans brûlent vivans dans les carrefours. Faut-il partir ? faut-il attendre encore ? On peut être malade… on ne viendra pas… C’est fini, un accident : tout est possible. Et l’infernale pendule semble à présent prendre le galop, quand deux coups secs rapidement frappés à l’extérieur de la porte vous font bondir comme une balle sur une raquette. Un tour de clef, — la porte est ouverte, — on entre, — deux haleines haletantes, — quatre éclairs en des yeux effarés, — deux sourires, — on s’élance, — vous vous élancez, et… et la pendule est oubliée…

……………………………………………………………………………..

    Ce sont de pareils carillons qui font qu’un jour, en allant dîner en ville, on hésite à monter l’escalier de l’amphitryon, s’il n’est pour vous qu’une simple connaissance. Vous vous dites : « Le clocher s’écroule, le battant s’arrête, je vais mourir, évidemment. Et dans une maison étrangère… répondre à une politesse par un tel manque de savoir-vivre, cela ne serait pas honnête. Il vaut mieux aller dîner chez un ami intime, chez X, par exemple, qui a du monde ce soir. Au moins là je pourrai mourir sans faire d’esclandre. X en sera quitte pour envoyer chercher une voiture qui me rapportera chez moi, puis il se remettra à table et dira à ses convives : Nous étions un peu serrés tout à l’heure, mettons-nous à l’aise maintenant. Antoine, enlevez ce couvert. »

    Telle est l’histoire des battemens qui démolissent tant de clochers. Quand il arrive à un pauvre homme d’en être ébranlé, que voulez-vous qu’il fasse ? — Contre les trois ? qu’il meure, parbleu ! — Et c’est ce qu’il fait, ne vous impatientez pas. Ave, Cæsar, te moriturus salutat.

ONDINE

AU THÉÂTRE-LYRIQUE.

    L’affiche annonçait cela il y a deux mois, et l’affiche mentait. Cela n’est devenu vrai qu’après le retour de M. Carvalho à la direction de ce théâtre. Ce calembour est de la façon d’un de mes confrères qui s’est souvent moqué de mes jeux de mots. Me voilà forcé de lui rendre la monnaie de sa pièce en lui envoyant tout à l’heure, au moment où il s’y attendra le moins, quelques mots de la force du sien, supérieurs même au sien, parce que l’orthographe n’y sera pas. On sait que les calembours bien orthographiés sont fades, usés, classiques, académiques, et, partant, peu comiques.

    Il y a déjà un opéra d’Ondine dont la partition, écrite par le général Lwoff, l’ex-directeur de la chapelle impériale russe, contient des choses fraîches, charmantes et d’une grande vivacité de coloris. Celui dont nous allons nous occuper est de M. Semet, l’auteur de Gil Blas, l’auteur de deux autres opéras joués déjà, si je ne me trompe, au Théâtre-Lyrique, et encore de deux actes reçus, dit-on, à l’Opéra-Comique, lequel M. Semet s’est vu forcé de refuser un ballet dont l’administration de l’Opéra le priait de composer la partition, le temps lui manquant pour cette nouvelle œuvre. On se demande comment le jeune compositeur est parvenu à inspirer une telle confiance à MM. les directeurs, d’ordinaire si méfians. Il y a des gens qui font observer à ces messieurs que l’argent n’est pas tout dans la fortune d’un théâtre lyrique, ce à quoi ils répondent : « Non, c’est l’or » ; ayant donc remarqué que les opéras de M. Semet faisaient recette, ils en sont venus à proclamer cette vérité : Il faut Semet pour recueillir. Seul M. Calzado se refuse à reconnaître l’évidence de la proposition. Il ne sème rien et n’en recueille que davantage. Il se moque des beaux orchestres, des chœurs nombreux, des costumes, des décors, de la mise en scène, mettant toute sa foi et toute son espérance dans le vieil adage latin : Oportet pati, que les savans de l’Académie des Inscriptions traduisent par : Il faut souffrir ; les moines par : Apportez le pâté, et les abonnés du Théâtre-Italien par : Il nous faut Patti. Quoi qu’il en soit, M. Semet ne recueille guère lui-même, et probablement il est de l’avis des académiciens sur le sens de l’adage latin, car il fait partie de l’orchestre de l’Opéra, où ses appointemens, en plusieurs années, se sont élevés de huit cents à neuf cent cinquante francs. Ondine est une enfant trouvée, fille adoptive d’une pauvre famille de pêcheurs. Ces braves gens en avaient une autre qui se noya dans le lac voisin de leur demeure. Quelques jours après ce malheur, le ciel sembla vouloir les en consoler en leur offrant sur le bord du même lac une petite fille du même âge dont ils n’ont jamais connu l’origine. Ondine seule sait qu’elle appartient à cette race mystérieuse des habitans des eaux nommés ondins ; elle a un oncle de la même race, Fraisondin, qui s’occupe d’elle et la protège. Elle sait qu’elle n’a pas d’âme et qu’elle n’en acquerra une que lorsqu’elle aura ressenti et fait éprouver l’amour. Justement voici venir dans la pauvre chaumière du pêcheur un jeune et beau cavalier, le duc Rodolphe ; il voit Ondine, il l’aime, il est aimé d’elle, voilà une bonne occasion pour la jeune fille d’acquérir une âme. L’oncle Fraisondin pourvoit à tout, fait venir le chapelain d’un château du voisinage, et voilà nos amans époux. Mais Rodolphe est le fils du maître de ce château, le duc d’Arenberg. Or ce duc, lui aussi, a une fille adoptive nommée Berthe qu’il a trouvée il y a dix-huit ans dans les roseaux du lac ; il l’a fiancée à son fils, et Rodolphe, avant d’avoir vu Ondine, l’aimait éperdument. Les nouveaux mariés sont donc assez mal reçus au château paternel ; on leur a pardonné néanmoins, quand Rodolphe sent revenir son ancien amour pour la belle Berthe. Ondine est éclairée sur l’infidélité de son mari par l’oncle Fraisondin, qui voit tout, entend tout, est partout. Alors la malheureuse éprouve une douleur si vive qu’elle en vient à souhaiter de n’avoir plus d’âme et de revenir à son premier état : ce qui lui est accordé. Berthe est rendue à ses premiers parens ; car on a bien deviné qu’elle est la fille miraculeusement sauvée du pêcheur, et Ondine redescend sous les ondes. De sorte que ce pauvre Rodolphe demeure, comme dit le proverbe, entre deux chaises, etc.

    Le public a trouvé ce drame fantastique un peu obscur et un peu long ; il prêtait à la musique pourtant, et M. Semet en a tiré un très bon parti. Le style du compositeur est en général distingué, clair, et j’avoue que j’étais loin de m’attendre à toutes les choses originales et charmantes que j’ai trouvées dans sa partition.

    Il y a de très beaux effets dans l’ouverture, dont l’introduction contient un solo de cor anglais, en quelque sorte noyé dans les harmonies des instrumens à cordes et d’un caractère poétique.

    Le trio suivant est bien conduit. L’air d’Ondine : Il vient, le bien-aimé, m’a semblé d’une expression très vraie, plein d’élégance, et celui de Fraisondin, supérieurement chanté par Battaille, meilleur encore. Le compositeur, comptant sur la science consommée de son interprète, a su donner à la voix de basse des accens d’une douceur extrême, que la gravité des sons n’altère presque pas. Ce morceau, en outre, est accompagné avec beaucoup d’art.

    Au second acte, l’air de bravoure de Berthe (Mlle Moreau) n’est pas, il est vrai, de ceux que j’aime avec une passion bien violente ; tel qu’il est pourtant, il ne faut pas nier son mérite spécial. Cet air est aussi bien fait que la plupart des non-sens de cette espèce, dont l’unique but est de faire briller les chanteurs. Ajoutons même que plusieurs des vocalises qu’il contient sont d’un bon style et exemptes de tournures vulgaires.

    Vient ensuite un trio dans lequel se trouve un ravissant passage pour Ondine :

Tenez, voilà
Que votre colère s’en va !

Rien de plus doux et de plus câlin que ce chant. Je regrette seulement que le compositeur, si soigneux de la prosodie partout ailleurs, ait fait la faute grave de placer sur la première syllabe du mot colère un accent qui ne doit pas s’y trouver. La chanson du roi des grillons, à deux voix, est un morceau délicieux et fort original, et l’accompagnement de la voix de basse chantant à bouche fermée produit, avec les folâtreries du soprano, le plus piquant contraste. La marche en chœur à trois temps est élégante et forme un final brillant, mais un peu laconique. Il semble que ce morceau ait été coupé de façon ou d’autre pendant les répétitions.

    Le troisième acte s’ouvre par un chœur original. L’air de Rodolphe :

Mais je ne sais quel charme,

est d’un accent passionné et dramatique.

    Les couplets de la Taupe sont de la plus heureuse étrangeté ; l’accompagnement monotone des instrumens graves, accentué d’ailleurs par deux légers coups de grosse caisse à chaque mesure, semble donner une idée du travail souterrain de l’aveugle mineur des prairies. Ce serait un effet nouveau de tout point si le rhythme de l’orchestre ne rappelait trop fidèlement celui de l’accompagnement de la chanson du chevrier dans la Sapho de M. Gounod. Je dois citer encore un duo et un trio fort remarquables, le trio surtout, dans lequel se trouve une belle phrase d’Ondine : « Mon âme, ô toi que je reçus ! » L’instrumentation de M. Semet est très soignée et se distingue tout à fait des vulgarités brutales de l’école parisienne ; il traite aussi fort bien les voix et ne module qu’avec art et une sage réserve.

    En somme, sa partition, à mon sens, mérite dix fois plus de succès qu’elle n’en a obtenu. Elle est d’ailleurs bien exécutée. Mlle Moreau et Cabel ne chantent pas toujours d’une façon irréprochable. Ils sont pourtant l’un et l’autre mieux placés dans cet ouvrage que partout ailleurs. Quant à Mlle Girard et à Battaille, leur succès est incontestable et bien mérité. Battaille abuse un peu de ses bras, il fait trop souvent le même geste, mais dans tout le cours de ce rôle, qui contient d’ailleurs une scène de dialogue qu’il a dite en comédien consommé, son chant est du style le plus pur et d’un goût irréprochable. Mlle Girard fait chaque jour de nouveaux progrès, sa voix gagne en force et en expression ; le timbre en est des plus sympathiques ; elle chante juste et en musique, sans torturer le texte de ses auteurs par des grimaces rhythmiques, sans continuels ritardando, sans notes poussées, tremblées, chevrotées, et sans couvrir les mélodies d’une vermine d’ornemens. Cette jeune personne est évidemment appelée à un bel avenir musical. Elle a mis beaucoup de vivacité, de pétulance dans la première partie du rôle d’Ondine, et n’a point manqué de sensibilité dans la seconde.

    La mise en scène du nouvel ouvrage est bien conçue, et le décor de la fin surtout produit un bel effet.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 10 mai 2009.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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