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LES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

Par

HECTOR BERLIOZ

DOUZIÈME SOIRÉE.

LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME,

Nouvelle vraie.

    On joue un opéra italien, etc., etc.

    Tout le monde parle à l’orchestre. Corsino surtout a le verbe très-haut ; il gesticule, il s’agite. « Eh bien ! me dit-il, nous avons été rudement secoués hier soir ! J’ai pourtant entendu parler à Paris d’un Français plus impressionnable encore que nous ne le sommes et qui adora la Vestale jusqu’à se tuer pour elle. Ceci est une histoire, non un conte, et prouve que l’enthousiasme musical est une passion comme l’amour. Il faut que je vous dise cela. — Volontiers ! — Écoutons ! — Tais-toi donc, cor Moran ! »

    Moran, le premier cor, remet son instrument dans sa boîte et Corsino commence :

    J’appelerai ma nouvelle LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME.

    En 1808, un jeune musicien remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l’emploi de premier violon dans un théâtre du midi de la France. L’ennui qu’il apportait chaque soir à l’orchestre, où il s’agissait presque toujours d’accompagner le Tonnelier, le Roi et le Fermier, les Prétendus, ou quelque autre partition de la même école, l’avait fait passer dans l’esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de goût et de science, qu’il s’imaginait, disaient-ils, avoir seul en partage, ne faisant aucun cas de l’opinion du public dont les applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celle des artistes qu’il avait l’air de regarder comme des enfants. Ses rires dédaigneux et ses mouvements d’impatience, chaque fois qu’un pont-neuf se présentait sous son archet, lui avaient fréquemment attiré de sévères réprimandes de la part de son chef d’orchestre, auquel il eût depuis longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours choisir pour victimes des êtres de cette nature, ne l’avait irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé.

    Adolphe D*** était, comme on le voit, un de ces artistes prédestinés à la souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n’y ressemble pas. Gluck, dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu’il savait par cœur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à toute heure. Un malheureux amateur, auquel il donnait des leçons de solfége, eut l’imprudence de lui dire un jour que les opéras de Gluck n’étaient que des cris et du plain-chant ; D***, rougissant d’indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une dizaine de cachets de leçons, dont l’amateur lui devait le prix, et les lui jetant à la tête : « Sortez de chez moi, dit-il, je ne veux ni de vous, ni de votre argent, et si vous osez repasser le seuil de ma porte, je vous jette par la fenêtre. »

    On conçoit qu’avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D*** ne dût pas faire fortune en donnant des leçons. Spontini était alors dans toute sa gloire. L’éclatant succès de la Vestale, annoncé par les mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et les malheureux directeurs de théâtre s’évertuaient à tourner, sinon à vaincre, les difficultés d’exécution et de mise en scène du nouvel ouvrage.

    Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement musical, annonça bientôt à son tour que la Vestale était à l’étude. D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation solide n’a pas appris à motiver leurs jugements, montra d’abord une prévention défavorable à l’opéra de Spontini, dont il ne connaissait pas une note. « On prétend que c’est un style nouveau, plus mélodique que celui de Gluck : tant pis pour l’auteur, la mélodie de Gluck me suffit ; le mieux est ennemi du bien. Je parie que c’est détestable. »

    Ce fut en pareilles dispositions qu’il arriva à l’orchestre le jour de la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n’avait pas été tenu d’assister aux répétitions partielles qui avaient précédé celle-là, et les autres musiciens, qui, tout en admirant Lemoine, trouvaient néanmoins du mérite à Spontini, se dirent à son arrivée : « Voyons ce que va décider le grand Adolphe ! » Celui-ci répéta sans laisser échapper un mot, un signe d’admiration ou de blâme. Un étrange bouleversement s’opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène, qu’il s’agissait là d’une œuvre haute et puissante, que Spontini était un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et qu’une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficiles à saisir, D*** emprunta la partition, en apprit les paroles, étudia un à un l’esprit, le caractère de chaque personnage, et se jetant ensuite dans l’analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route que devait l’amener à une connaissance véritable et complète de l’opéra entier. Depuis lors, on observa qu’il devenait de plus en plus morose et taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant d’un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier d’admiration : « Imbéciles ! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les Prétendus. »

    Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d’ironie empreinte sur les traits de D*** qu’il ne fût aussi sévère pour Spontini qu’il l’avait été pour Lemoine, et qu’il ne confondît les deux compositeurs dans la même condamnation. Le finale du second acte l’ayant ému cependant jusqu’aux larmes, un jour que l’exécution était un peu moins exécrable que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. Il est fou, disaient les uns ; c’est une comédie qu’il joue, disaient les autres. Et tous : « C’est un pauvre musicien. » D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à toutes ces impertinences ; mais un trésor de mépris et de rage s’amassait dans son cœur. L’impuissance de l’orchestre, celle plus évidente encore des chœurs, le défaut d’intelligence et de sensibilité des acteurs, les broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les tortures de toute espèce qu’il voyait infliger à l’œuvre devenue l’objet de sa profonde adoration et dont il possédait les moindres détails, lui faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien, mais que je ne saurais décrire. Après le second acte, la salle entière s’étant levée un soir en poussant des cris d’admiration, D*** sentit la fureur le submerger, et comme un habitué du parquet lui adressait, plein de joie, cette question banale :

« Eh bien ! monsieur Adolphe, que dites-vous de cela ?

— Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes tout au plus de la musique de Lemoine, puisque au lieu d’assommer le directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le génie. »

    Pour cette fois, l’incartade était trop forte, et malgré le talent d’exécution du fougueux artiste, talent qui faisait de lui un sujet précieux, malgré la misère affreuse où l’allait réduire une destitution, le directeur, pour venger l’injure du public, se vit forcé de le congédier.

    D***, contre l’ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts fort peu dispendieux. Quelques épargnes, faites sur les appointements de la place et les leçons qu’il avait données jusqu’à cette époque, assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de cette destitution et la lui firent même envisager comme un événement qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière d’artiste, en le rendant à la liberté. Mais le charme principal de cette délivrance inattendue venait d’un projet de voyage que D*** roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu. Entendre la Vestale à Paris, tel était le but constant de son ambition. Le moment d’y atteindre paraissait arrivé, quand un incident, que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant était timide auprès des femmes, et à part quelques intrigues fort peu poétiques avec les princesses de son théâtre, l’amour furieux, dévorant, l’amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n’avait point encore ouvert de cratère dans son cœur. En rentrant un soir chez lui, il trouva le billet suivant :

« MONSIEUR,

    » S’il vous était possible de consacrer quelques heures à l’éducation musicale d’une élève, assez forte déjà pour ne pas mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le soupçonnez vous-même ; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée dans votre ville, une Parisienne s’empresse de vous confier la direction de ses études dans le bel art que vous honorez et comprenez si bien.

 » HORTENSE N***. »

    Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et engageant de cette lecture, excitèrent la curiosité de D***, et, au lieu d’y répondre par écrit, il résolut d’aller en personne remercier la Parisienne de sa confiance, l’assurer qu’elle ne le surprenait nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche, fort agréable sans doute, qu’elle lui proposait. Ce petit discours, répété d’avance avec le ton d’ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l’artiste au moment où il entra dans le salon de l’étrangère. La grâce originale et mordante d’Hortense, sa mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans la démarche, dans tous les mouvements d’une beauté de la Chaussée-d’Antin, produisirent leur effet sur Adolphe. Au lieu de railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets dont le son de sa voix et le trouble de son visage décelaient la sincérité, quand madame N***, en femme habile, l’interrompit :

— « Vous partez, monsieur ? J’ai donc été bien inspirée de ne pas perdre de temps. Puisque c’est à Paris que vous allez, commençons nos leçons pendant le peu de jours qui vous restent ; immédiatement après la saison des eaux je retourne dans la capitale où je serai charmée de vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils. »

    Adolphe, heureux intérieurement de voir les raisons par lesquelles il avait motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là il ne pensa pas à la Vestale.

    Madame N*** était une de ces femmes adorables (comme on dit au café de Paris, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme) qui, trouvant délicieusement originales leurs moindres fantaisies, pensent que ce serait un meurtre de ne pas les satisfaire, et professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres caprices, quelque absurdes qu’ils soient.

— « Mon cher Fr***, disait, il y a quelques années, une de ces charmantes créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui donc de ma part que son Guillaume Tell est une chose mortelle ; que c’est à périr d’ennui ; et qu’il ne s’avise pas d’écrire un second opéra dans ce style, autrement madame M*** et moi, qui l’avons si bien soutenu, nous l’abandonnerions sans retour. »

    Une autre fois :

— « Qu’est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont tous les artistes raffolent et dont la musique est si bizarre ? Je veux le voir, amenez-le-moi demain. »

— « Madame, je ferai mon possible pour cela, mais je dois vous avouer que je connais peu l’auteur des mazurkas et qu’il n’est point à mes ordres. »

— « Non, sans doute, il n’est pas à vos ordres, mais il doit être aux miens. Ainsi je compte sur lui. »

    Cette singulière invitation n’ayant pas été acceptée, la souveraine annonça à ses sujets que M. Chopin était un petit original jouant passablement du piano, mais dont la musique n’était qu’un logogriphe perpétuel fort ridicule.

    Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre passablement impertinente qu’Adolphe reçut de madame N***, au moment où il s’occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la plus grande force sur le piano et possédait une voix magnifique, dont elle se servait aussi avantageusement qu’il est possible de le faire, quand l’âme n’y est pas. Elle n’avait donc nul besoin des leçons de l’artiste provençal ; mais l’apostrophe lancée par celui-ci, en plein théâtre, à la face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville. Notre Parisienne, en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint sur le héros de l’aventure des renseignements qui lui parurent piquants. Elle voulut le voir aussi ; comptant bien, après avoir à loisir examiné l’original, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d’un nouvel instrument, lui donner un congé illimité. Il en arriva tout autrement cependant, au grand dépit de la jolie simia Parisiensis. Adolphe était fort beau. De grands yeux noirs pleins de feu, des traits réguliers qu’une pâleur habituelle couvrait d’une teinte légère de mélancolie, mais où brillait par intervalles l’incarnat le plus vif, selon que l’enthousiasme ou l’indignation faisaient battre son cœur ; une tournure distinguée et des manières fort différentes de celles qu’on aurait pu lui supposer, à lui qui n’avait guère vu le monde que par le trou de la toile de son théâtre ; un caractère emporté et timide à la fois, où se rencontrait le plus singulier assemblage de raideur et de grâce, de patience et de brusquerie, de jovialité subite et de rêverie profonde, en faisaient, par tout ce qu’il y avait en lui d’imprévu, l’homme le plus capable d’enlacer une coquette dans ses propres filets. C’est ce qui arriva, sans préméditation aucune de la part d’Adolphe pourtant ; car il fut pris avant elle. Dès la première leçon, la supériorité musicale de madame N*** se montra dans tout son éclat ; au lieu de recevoir des conseils, elle en donna presque à son maître. Les sonates de Steibelt, le Hummel du temps, les airs de Paisiello et de Cimarosa qu’elle couvrait de broderies parfois d’une audacieuse originalité, lui fournirent l’occasion de faire scintiller successivement chacune des facettes de son talent. Adolphe, pour qui une telle femme et une pareille exécution étaient choses nouvelles, fut bientôt complétement sous le charme. Après la grande fantaisie de Steibelt (l’Orage), où Hortense lui sembla disposer de toutes les puissances de l’art musical :

    « Madame, lui dit-il en tremblant d’émotion, vous vous êtes moquée de moi en me demandant des leçons ; mais comment pourrais-je vous en vouloir d’une mystification qui m’a ouvert à l’improviste le monde poétique, le ciel de mes songes d’artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant de brillantes réalités ? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les plus enivrantes jouissances qu’il m’ait été donné de connaître de ma vie. »

    L’accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres, étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n’avait surpris le jeune artiste. Si les arpéges, les traits, les harmonies pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte d’asphyxie d’étonnement, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive sensibilité, les expressions pittoresques dont il se servait, leur exagération même, ne frappèrent pas moins vivement Hortense.

    Il y avait si loin des suffrages passionnés, des joies si vraies de l’artiste, aux bravos tièdes et étudiés des incroyables de Paris, que l’amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder sans trop de rigueur un homme d’un extérieur moins avantageux que notre héros. L’art et l’enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois ; le résultat d’une pareille rencontre était facile à prévoir... Adolphe, ivre d’amour, ne cherchant ni à cacher, ni même à modérer les élans de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi, sans s’en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela était si neuf pour elle ! Sans sentir réellement rien qui approchât de la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu’il y avait là tout un monde de sensations (sinon de sentiments), que de fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilé. Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques semaines ; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond, le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion, et d’où ils revenaient plus brûlants à son cœur. Pour Hortense, au contraire, l’art musical n’était qu’un délassement sur lequel elle était blasée dès longtemps ; il ne lui procurait que d’agréables distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant était bien souvent le mobile unique qui pût l’attirer au piano.

    Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe, dans les premiers jours, avait un peu oublié le fanatisme qui jusqu’alors avait rempli sa vie. Quoiqu’il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame N***, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son répertoire, il lui faisait néanmoins d’étonnantes concessions, évitant, sans trop savoir pourquoi, d’aborder dans la conversation, les points de doctrine musicale sur lesquels un vague instinct l’avertissait qu’il y aurait eu entre eux une divergence trop marquée. Il ne fallait pas moins qu’un blasphème affreux, comme celui qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire l’équilibre existant dans le cœur d’Adolphe entre son violent amour et ses convictions d’art despotiques et passionnées. Et ce blasphème, les jolies lèvres d’Hortense le laissèrent échapper.

    C’était par une belle matinée d’automne ; Adolphe aux pieds de sa maîtresse savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux qui succède aux grandes crises de volupté. L’athée lui-même, en de pareils instants, entend au-dedans de lui s’élever un hymne de reconnaissance vers la cause inconnue qui lui donna la vie ; la mort, la mort rêveuse et calme comme la nuit, suivant la belle expression de Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux, voilés de pleurs célestes, nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en prose, où l’on marche au lieu de voler, où l’on parle au lieu de chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et sans grâce, où le génie n’obtient que le culte d’un jour et des hommages glacés, où l’art trop souvent contracte d’indignes alliances ; la vie enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l’homme noyé dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui offrant un refuge assuré contre l’existence insipide qu’il redoute par-dessus tout.

    Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu’il effaçait par des baisers sans nombre, pendant que de son autre main, Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant.

    En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation irrésistible le saisit à l’improviste.

    « Oh ! dis-moi l’élégie de la Vestale, mon amour, tu sais :

Toi que je laisse sur la terre,
Mortel que je n’ose nommer.

Chantée par toi, cette belle inspiration doit être d’un sublime inouï. Je ne sais comment je ne te l’ai pas encore demandée. Chante, chante-moi Spontini ; que j’obtienne tous les bonheurs ensemble !

— Quoi ! c’est cela que vous voulez ? répliqua madame N***, en faisant une petite moue qu’elle croyait charmante ; cette grande lamentation monotone vous plaît ?... Oh Dieu ! que c’est ennuyeux ! quelle psalmodie ! Pourtant, si vous y tenez... »

    La froide lame d’un poignard en entrant dans le cœur d’Adolphe ne l’eût pas déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un homme qui découvre un animal immonde dans l’herbe sur laquelle il s’était assis, il fixa d’abord sur Hortense des yeux pleins d’un feu sombre et menaçant ; puis, se promenant avec agitation dans l’appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la rupture ; car pardonner un pareil mot était chose impossible. L’admiration et l’amour avaient fui ; l’ange devenait une femme vulgaire ; l’artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et superficiels, qui veulent que l’art les amuse, et n’ont jamais soupçonné qu’il eût une plus noble mission ; Hortense n’était plus qu’une forme gracieuse sans intelligence et sans âme ; la musicienne avait des doigts agiles et un larynx sonore... rien de plus.

    Toutefois, malgré la torture affreuse qu’Adolphe ressentait d’une pareille découverte, malgré l’horreur d’un si brusque désenchantement, il n’est pas probable qu’il eût manqué d’égards et de ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout, était de n’avoir qu’une organisation inférieure à la sienne, d’aimer le joli sans comprendre le beau. Mais incapable, comme l’était Hortense, de croire à la violence de l’orage qu’elle venait de soulever, la contraction subite de tous les traits d’Adolphe, sa promenade agitée dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si comiques, qu’elle ne put résister à un accès de folle gaieté, et laissa échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que le rire éclatant a d’odieux dans certaines femmes ?... Pour moi il est l’indice le plus sûr de la sécheresse de cœur, de l’égoïsme et de la coquetterie. Autant l’expression d’une joie vive a de charme et de pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d’autres pleine d’une indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté, impudique, d’autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus jolie ; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je cherche machinalement sous ma main l’oreiller d’Othello. Adolphe avait sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n’aimait déjà plus madame N*** l’instant d’auparavant ; mais il la plaignait d’avoir des facultés aussi bornées ; il l’eût quittée avec froideur, mais sans outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s’abandonna sans réserve, au moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer, l’exaspéra. Un éclair de haine et d’un indicible mépris brilla soudain dans ses yeux, et essuyant d’un geste rapide son front couvert d’une froide sueur :

    « Madame, lui dit-il d’une voix qu’elle ne lui avait jamais vu prendre, vous êtes une sotte ! »

    Le soir même, il était sur la route de Paris.

    Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas attendre. Hortense n’était pas femme à demeurer ainsi dans l’inaction. Il fallait un aliment à l’activité de son esprit et de son cœur. C’est la phrase consacrée, au moyen de laquelle ces dames poétisent et veulent justifier leurs écarts les plus prosaïques.

    Quoi qu’il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe, complétement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait entendre ce magnifique orchestre de l’Opéra, ces chœurs si nombreux, si puissants, entendre madame Branchu dans la Vestale... Un feuilleton de Geoffroy, qu’il lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore son impatience. Contre l’ordinaire du célèbre critique, il n’avait eu que des éloges à donner.

    « Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n’a été rendue avec un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres, s’est élevée au plus haut degré de pathétique ; cantatrice habile, douée d’une voix incomparable, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet le plus précieux dont ait pu s’enorgueillir l’Opéra depuis sa fondation ; n’en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti. Madame Branchu, est petite malheureusement ; mais le naturel de ses poses, l’énergique vérité de ses gestes et le feu de ses yeux, font disparaître ce défaut de stature ; et dans ses débats avec les prêtres de Jupiter, l’expression de son jeu est si grandiose qu’elle semble dominer le colosse Dérivis de toute la tête. Hier un entr’acte fort long a précédé le troisième acte. La raison de cette interruption insolite dans la représentation était due à l’état violent où le rôle de Julia et la musique de Spontini avaient jeté la cantatrice. Dans la prière (O des infortunés), sa voix tremblante indiquait déjà une émotion qu’elle avait peine à maîtriser, mais au finale (De ces lieux prêtresse adultère), son rôle, tout de pantomine, ne l’obligeant pas aussi impérieusement à contenir les transports qui l’agitaient, des larmes ont inondé ses joues, ses gestes sont devenus désordonnés, incohérents, fous, et au moment où le pontife lui jette sur la tête l’immense voile noir qui la couvre comme un linceul, au lieu de s’enfuir éperdue, ainsi qu’elle l’avait fait jusqu’alors, madame Branchu est tombée évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui prenait cela pour de nouvelles combinaisons de l’actrice, a couvert de ses acclamations la péroraison de ce magnifique finale ; chœurs, orchestre, tamtam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La salle était en ébullition. »

    Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval ! s’écriait Richard III. Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l’instant même quitter Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes ; ses artères battaient dans son cerveau à le rendre sourd ; il avait la fièvre. Force lui fut cependant d’attendre le départ de la lourde voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu’il dut passer à Lyon, Adolphe n’eut garde d’entrer dans un théâtre. En toute autre occasion, il s’en fût empressé ; mais certain aujourd’hui d’entendre bientôt le chef-d’œuvre de Spontini dignement exécuté, il voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture, perdu dans ses pensées, gardait une farouche attitude, ne prenant aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à l’ordinaire ; et quand vint le tour de la musique, les mille et une absurdités débitées à ce sujet purent à peine arracher à Adolphe ce laconique aparté : « Bécasses !! » Il fut obligé pourtant, le lendemain, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s’avisa de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps en temps sur ses traits, elles avaient décidé qu’il parlerait et qu’on saurait le but de son voyage.

« — Monsieur va à Paris sans doute ?

— Oui, madame.

— Pour étudier le droit ?

— Non, madame.

— Ah ! monsieur est étudiant en médecine ?

— Vous vous trompez, madame.

    L’interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le jour suivant avec une insistance bien propre à faire perdre patience à l’homme le plus endurant.

— Il paraît que monsieur va entrer à l’école polytechnique.

— Non, madame.

— Alors, monsieur est dans le commerce ?

— Oh ! mon Dieu, non, madame.

— A la vérité, rien n’est plus agréable que de voyager pour son plaisir, comme fait monsieur, selon toute apparence.

— Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu’il me sera difficile de l’atteindre, si l’avenir ressemble quelque peu au présent. »

    Cette répartie faite d’un ton sec, imposa enfin silence à l’impertinence questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations. Qu’allait-il faire en arrivant à Paris... n’emportant pour toute fortune que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer pour utiliser l’un et épargner l’autre... Pourrait-il tirer parti de son talent... Qu’importaient après tout de pareilles réflexions, de telles craintes pour l’avenir... N’allait-il pas entendre la Vestale ? N’allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps rêvé ? Dût-il mourir après cette immense jouissance ! avait-il le droit de se plaindre ?... N’était-il pas juste, au contraire, que la vie eût un terme, quand la somme des joies qui suffit d’ordinaire à toute la durée de l’existence humaine est dépensée d’un seul coup.

    C’est dans cet état d’exaltation que l’artiste provençal arriva à Paris. A peine descendu de voiture, il court aux affiches ; mais que voit-il sur celle de l’Opéra ? les Prétendus !. « Insolente mystification, s’écria-t-il ; c’était bien la peine de me faire chasser de mon théâtre, de m’enfuir devant la musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver encore au grand Opéra de Paris ! » Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, qui semble avoir été écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur l’affiche de l’Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d’Adolphe, ce rapprochement était une profanation ; il lui semblait que la scène illustrée par les plus beaux génies de l’Europe ne devait pas être ouverte à d’aussi pâles médiocrités, que le noble orchestre, tout frémissant encore des mâles accents d’Iphigénie en Tauride ou d’Alceste, n’aurait pas dû être ravalé jusqu’à accompagner les fredons de Mondor et de la Dandinière. Quant à un parallèle entre la Vestale et ces misérables tissus de ponts-neufs, il s’efforçait d’en repousser l’idée ; cette abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore aujourd’hui quelques esprits ardents ou extravagants (comme on voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet.

    Dévorant son désappointement, Adolphe retournait tristement chez lui, quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur, fort répandu dans le monde musical, s’empressa de mettre son maître au courant de tout ce qui s’y passait et lui apprit que les représentations de la Vestale, suspendues par l’indisposition de madame Branchu, ne seraient vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du répertoire de l’Opéra, n’y figurèrent pas pendant les premiers temps du séjour d’Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile l’accomplissement du vœu qu’il avait fait, de conserver pour Spontini sa virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun théâtre, et s’abstint de toute espèce de musique. Cherchant une place qui pût le faire vivre, sans le condamner de nouveau à la tâche humiliante qu’il avait remplie si longtemps en province, il se fit entendre à Persuis, alors chef d’orchestre à l’Opéra. Persuis lui trouva du talent, et lui promit la première place qui deviendrait vacante parmi les violons de l’Opéra. Tranquille de ce côté, et deux élèves que son protecteur lui avait procurés facilitant ses moyens d’existence, l’adorateur de Spontini sentait redoubler son impatience d’entendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux affiches, chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au coin de la rue Richelieu, au moment où l’afficheur montait sur son échelle, Adolphe, après avoir vu placarder successivement le Vaudeville, l’Opéra-Comique, le Théâtre Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer lentement une grande feuille brune qui portait en tête : Académie Impériale de Musique, et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin ce nom tant désiré : la Vestale.

    A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l’affiche qui lui annonçait la Vestale pour le lendemain, qu’une sorte de délire s’empara de lui. Il commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures, parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton.

    Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s’arrêta enfin dans un café, demanda à dîner, dévora, sans presque s’en apercevoir, ce que le garçon avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d’un effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de l’événement immense qui allait s’accomplir pour lui, il écouta quelque temps les rudes battements de son cœur, pleura, et laissant tomber sa tête amaigrie sur la table, s’endormit profondément. La journée du lendemain fut plus calme ; une visite à Persuis en abrégea la durée. Celui-ci, en voyant Adolphe, lui remit une lettre portant le timbre de l’administration de l’Opéra : c’était sa nomination à la place de second violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement ; cette faveur qui, dans un autre moment, l’eût comblé de joie, n’était plus à ses yeux qu’un accessoire de peu d’intérêt ; quelques minutes après il n’y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui devait avoir lieu le soir même ; un pareil sujet de conversation eût ébranlé jusqu’aux fibres les plus intimes de son cœur ; il l’épouvantait. Persuis, ne sachant trop que penser de l’air singulier et des phrases incohérentes du jeune homme, s’apprêtait à lui demander le motif de son trouble ; Adolphe, qui s’en aperçut, se leva aussitôt et sortit. Quelques tours devant l’Opéra, une revue des affiches qu’il fit pour se bien assurer qu’il n’y avait point de changement dans le spectacle, ni dans le nom des acteurs, l’aidèrent à atteindre le soir de cette interminable journée. Six heures sonnèrent enfin. Vingt minutes après, Adolphe était dans sa loge ; car pour être moins troublé dans son admiration extatique et pour mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait, malgré la folie d’une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette mémorable soirée. Quelques lignes qu’il écrivit en rentrant, à la suite de l’espèce de journal d’où j’ai extrait ces détails, montrent trop bien l’état de son âme et l’inconcevable exaltation qui faisait le fond de son caractère ; je vous les donne ici sans y rien changer.

23 mars, minuit.

    « Voilà donc la vie ! je la contemple du haut de mon bonheur... impossible d’aller plus loin... je suis au faîte... » Redescendre ?... rétrograder ?... non certes, j’aime mieux partir avant que de nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si je la prolongeais ?... celle de ces milliers de hannetons que j’entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un pupitre, obligé d’exécuter alternativement des chefs-d’œuvre et d’ignobles platitudes, je finirais comme tant d’autres par me blaser ; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du vulgaire, s’émousserait peu à peu ; mon enthousiasme se refroidirait, s’il ne s’éteignait pas tout entier sous la cendre de l’habitude. J’en viendrais peut-être à parler des hommes de génie comme de créatures ordinaires ; je prononcerais les noms de Gluck et de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais toujours de toutes les forces de mon âme ce que je déteste aujourd’hui ; mais n’est-il pas cruel de ne conserver d’énergie que pour la haine ? La musique occupe trop de place dans mon existence. Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière expérience que j’ai faite de l’amour m’a trop douloureusement désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l’organisation fût montée au diapason de la mienne ?... non je le crains, elles ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J’avais oublié ce nom... Hortense... comme un seul mot de sa bouche m’a désillusionné ! Oh ! humiliation ! avoir aimé de l’amour le plus ardent, le plus poétique, de toute la puissance du cœur et de l’âme, une femme sans âme et sans cœur, radicalement incapable de comprendre le sens des mots amour, poésie ! ... sotte, triple sotte ! je n’y puis penser encore sans sentir mon front se colorer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . »  «  . . . . . . . .J’ai eu hier la tentation d’écrire à Spontini pour lui demander la permission de l’aller voir ; mais cette démarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne m’aurait jamais cru capable de comprendre son ouvrage comme je le comprends. Je ne serais vraisemblablement à ses yeux qu’un jeune homme passionné qui s’est pris d’un engouement puéril pour un ouvrage mille fois au-dessus de sa portée. Il penserait de moi ce qu’il doit nécessairement penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes élans d’admiration à de honteux motifs d’intérêt, confondant ainsi l’enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie. Horreur !... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le monde, orphelin dès l’enfance, ma mort ne sera un malheur pour personne. Quelques-uns diront : « Il était fou. » Ce sera mon oraison funèbre... Je mourrai après-demain... On doit donner encore la Vestale... que je l’entende une seconde fois !.... Quelle œuvre !... comme l’amour y est peint !... et le fanatisme ! Tous ses prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels accords dans ce finale de géant !... Quelle mélodie jusque dans les récitatifs !... Quel orchestre !... Il se meut si majestueusement... les basses ondulent comme les flots de l’Océan. Les instruments sont des acteurs dont la langue est aussi expressive que celle qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif du second acte ; c’était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans l’air : Impitoyables dieux !, m’a brisé la poitrine ; j’ai failli me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie lyrique ; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui ! je la verrai encore une fois, une fois... cette Vestale... production surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles comme celui de Napoléon. Je concentrerai dans trois heures toute la vitalité de vingt ans d’existence... après quoi... j’irai... ruminer mon bonheur dans l’éternité. »

    Deux jours après, à dix heures du soir, une détonation se fit entendre au coin de la rue Rameau, en face de l’entrée de l’Opéra. Des domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un homme baigné dans son sang, qui ne donnait plus signe de vie. Au même instant, une dame qui sortait du théâtre, s’approchant pour demander sa voiture, reconnut le visage sanglant d’Adolphe, et s’écria : « Oh ! mon Dieu, c’est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille ! » Hortense (car c’était elle) avait instantanément conçu la pensée de faire ainsi tourner au profit de son amour-propre la mort de celui qui l’avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain on disait au club de la rue de Choiseul : « Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse ! à son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement fou, qu’il l’a suivie jusqu’à Paris, et s’est brûlé la cervelle à ses pieds, hier soir, à la porte de l’Opéra. Voilà un succès qui la rendra encore cent fois plus séduisante. »

    Pauvre Adolphe ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    « Le diable m’emporte, dit Moran, si Corsino en peignant son Provençal, ne nous a pas fait son propre portrait ! — C’est ce que je pensais tout à l’heure, en l’écoutant réciter la lettre d’Adolphe. Vous lui ressemblez, mon cher, dis-je à Corsino. »

    Celui-ci nous jette un singulier regard... baisse les yeux et part sans répondre.

 

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