The Hector Berlioz Website - Site Hector Berlioz

LES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

Par

HECTOR BERLIOZ

SEPTIÈME SOIRÉE.

ÉTUDE HISTORIQUE ET PHILOSOPHIQUE. De viris illustribus urbis Romae. UNE ROMAINE. Vocabulaire de la langue des Romains.

 

    On joue un opéra italien moderne très-plat.

    Un habitué des stalles du parquet, qui, les soirs précédents, a paru s’intéresser beaucoup aux lectures et aux récits des musiciens, se penche dans l’orchestre, et s’adressant à moi : « Monsieur, vous habitez ordinairement Paris, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur, je l’habite même extraordinairement et souvent plus que je ne voudrais. — En ce cas, vous devez être familiarisé avec la langue singulière qu’on y parle et dont vos journaux se servent, eux aussi, quelquefois. Expliquez-moi donc, s’il vous plaît, ce qu’ils veulent dire, quand, en rendant compte de certains incidents assez fréquents, à ce qu’il paraît, dans les représentations dramatiques, ils parlent des Romains. — Oui, disent à la fois plusieurs musiciens, qu’entend-on en France par ce mot ? — Ce n’est pas moins qu’un cours d’histoire romaine, messieurs, que vous me demandez. — Pourquoi pas ? — Je crains de n’avoir pas le talent d’être bref. — Qu’à cela ne tienne ! l’opéra est en quatre actes, et nous sommes à vous jusqu’à onze heures. »

    Alors pour vous mettre tout de suite en rapport avec les grands hommes de cette histoire, je ne remonterai pas jusqu’aux fils de Mars, ni à Numa Pompilius ; je sauterai à pieds joints par-dessus les rois, les dictateurs et les consuls ; et pourtant je dois intituler le premier chapitre de mon histoire

DE VIRIS ILLUSTRIBUS URBIS ROMAE.

    Néron — (vous voyez que je passe sans transition à l’époque des empereurs), Néron ayant institué une corporation d’hommes chargés de l’applaudir quand il chantait en public, on donne aujourd’hui en France le nom de Romains aux applaudisseurs de profession, vulgairement appelés claqueurs, aux jeteurs de bouquets et généralement à tous les entrepreneurs de succès et d’enthousiasme. Il y en a de plusieurs espèces :

    La mère qui fait si courageusement remarquer à chacun l’esprit et la beauté de sa fille, médiocrement belle et fort sotte, cette mère qui, malgré son extrême tendresse pour cette enfant, se résoudra néanmoins le plus tôt possible à une séparation cruelle en la remettant aux bras d’un époux, est une Romaine.

    L’auteur qui, dans la prévision du besoin qu’il aura l’an prochain des éloges d’un critique qu’il déteste, s’acharne à chanter partout les louanges de ce même critique, est un Romain.

    Le critique assez peu Spartiate pour se laisser prendre à ce piége grossier, devient à son tour un Romain.

    Le mari de la cantatrice qui... — C’est compris. — Mais les Romains vulgaires, la foule, le peuple romain enfin, se compose surtout de ces hommes que Néron enrégimenta le premier. Ils vont le soir dans les théâtres, et même ailleurs aussi, applaudir, sous la direction d’un chef et de ses lieutenants, les artistes et les œuvres que ce chef s’est engagé à soutenir.

    Il y a bien des manières d’applaudir.

    La première, ainsi que vous le savez tous, consiste à faire le plus de bruit possible en frappant les deux mains l’une contre l’autre. Et dans cette première manière, il y a encore des variétés, des nuances : le bout de la main droite frappant dans le creux de la gauche produit un son aigu et retentissant que préfèrent la plupart des artistes ; les deux mains appliquées l’une contre l’autre sont, au contraire, d’une sonorité sourde et vulgaire ; il n’y a que des élèves claqueurs de première année, ou des garçons barbiers qui applaudissent ainsi.

    Le claqueur ganté, habillé en dandy, avance ses bras avec affectation hors de sa loge, et applaudit lentement, presque sans bruit, et pour les yeux seulement ; il dit ainsi à toute la salle : « Voyez ! je daigne applaudir. »

    Le claqueur enthousiasmé (car il y en a) applaudit vite, fort et longtemps ; sa tête, pendant l’applaudissement, se tourne à droite et à gauche ; puis ces démonstrations ne lui suffisent plus, il trépigne, il crie : « Bravô ! bravô ! » (remarquez bien l’accent circonflexe de l’o), ou : « Bravâ ! » (celui-là est le savant, il a fréquenté les Italiens, il sait distinguer le féminin du masculin,) et redouble de clameurs au fur et à mesure que le nuage de poussière que ses trépignements soulèvent augmente d’épaisseur.

    Le claqueur déguisé en vieux rentier ou en colonel en retraite frappe le plancher du bout de sa canne d’un air paterne et avec modération.

    Le claqueur violoniste, car nous avons beaucoup d’artistes dans les orchestres de Paris, qui, pour faire leur cour, soit au directeur de leur théâtre, soit à leur chef d’orchestre, soit à une cantatrice aimée et puissante, s’enrégimentent momentanément dans l’armée romaine ; le claqueur violoniste, dis-je, frappe avec le bois de son archet sur le corps de son violon. Cet applaudissement, plus rare que les autres, est, en conséquence, plus recherché. Malheureusement, de cruels désillusionnements ont appris aux dieux et aux déesses qu’il ne leur était guère possible de savoir quand l’applaudissement des violonistes est ironique ou sérieux. De là le sourire inquiet des divinités en recevant cet hommage.

    Le timbalier applaudit en frappant sur ses timbales ; ce qui ne lui arrive pas une fois en quinze ans.

    Les dames Romaines applaudissent quelquefois de leurs mains gantées, mais leur influence n’a tout son effet que lorsqu’elles jettent leur bouquet aux pieds de l’artiste qu’elles soutiennent. Comme ce genre d’applaudissement est assez dispendieux, c’est ordinairement le plus proche parent, le plus intime ami de l’artiste, ou l’artiste lui-même qui en fait les frais. On donne tant aux jeteuses de fleurs pour les fleurs, et tant pour leur enthousiasme ; de plus, il faut payer un homme ou un enfant agile pour, après la première averse de fleurs, courir au théâtre les reprendre et les rapporter aux Romaines placées dans les loges d’avant-scène, qui les utilisent une seconde et souvent une troisième fois.

    Nous avons encore la Romaine sensible, qui pleure, tombe en attaque de nerfs, s’évanouit. Espèce rare, presque introuvable, appartenant de très-près à la famille des girafes.

    Mais pour nous renfermer dans l’étude du peuple romain proprement dit, voici comment et à quelles conditions il travaille.

    Un homme étant donné qui, soit par l’impulsion d’une vocation naturelle, irrésistible, soit par de longues et sérieuses études, est parvenu à acquérir un vrai talent de Romain ; il se présente au directeur d’un théâtre et lui tient à peu près ce langage : « Monsieur, vous êtes à la tête d’une entreprise dramatique dont je connais le fort et le faible ; vous n’avez personne encore pour la direction des succès, confiez-la moi ; je vous offre 20,000 francs comptant et une rente de 10,000. — J’en veux 30,000 comptant, répond ordinairement le directeur. — Dix mille francs ne doivent pas nous empêcher de conclure ; je vous les apporterai demain. — Vous avez ma parole ; mais j’exige cent hommes pour les représentations ordinaires, et cinq cents au moins pour toutes les premières et pour les débuts importants. — Vous les aurez, et plus encore. » — « Comment ! dit un des musiciens en m’interrompant, c’est le directeur qui est payé !... j’avais toujours cru le contraire ! — Oui, monsieur, ces charges-là s’achètent comme une charge d’agent de change, un cabinet de notaire, une étude d’avoué. »

    Une fois nanti de sa commission, le chef du bureau des succès, l’empereur des Romains, recrute aisément son armée parmi les garçons coiffeurs, les commis voyageurs, les conducteurs de cabriolet à pied, les pauvres étudiants, les choristes aspirants au surnumérariat, etc., etc., qui ont la passion du théâtre. Il choisit pour eux un lieu de rendez-vous, qui, d’ordinaire, est un café borgne ou un estaminet voisin du centre de leurs opérations. Là, il les compte, leur donne ses instructions et des billets de parterre ou de troisième galerie, que ces malheureux payent trente ou quarante sous, ou moins, selon le degré de l’échelle théâtrale qu’occupe leur établissement. Les lieutenants seuls ont toujours des billets gratuits. Aux grands jours ils sont payés par le chef. Il arrive même, s’il s’agit de faire mousser à fond un ouvrage nouveau qui a coûté à la direction du théâtre beaucoup d’argent, que le chef, non seulement ne trouve plus assez de Romains payants, mais qu’il manque de soldats dévoués prêts à livrer bataille pour l’amour de l’art. Il est alors obligé de payer le complément de sa troupe et de donner à chaque homme jusqu’à trois francs et un verre d’eau-de-vie.

    Mais, dans ce cas, l’empereur, de son côté, ne reçoit pas uniquement des billets de parterre ; ce sont des billets de banque qui tombent dans sa poche, et en nombre à peine croyable. Un des artistes qui figurent dans la pièce nouvelle veut se faire soutenir d’une façon exceptionnelle ; il propose quelques billets à l’empereur. Celui-ci prend son air le plus froid, et tirant de sa poche une poignée de ces carrés de papier : « Vous voyez, dit-il, que je n’en manque pas. Ce qu’il me faut ce soir, ce sont des hommes, et pour en avoir je suis obligé de les payer. » — L’artiste comprend l’insinuation et glisse dans la main du César un chiffon de cinq cents francs. Le chef d’emploi de l’acteur qui s’est ainsi exécuté ne tarde pas à apprendre cette générosité ; la crainte alors de n’être pas soigné en proportion de son mérite, vu les soins extraordinaires qui vont être donnés à son second, le porte à offrir à l’entrepeneur des succès un vrai billet de 1,000 francs et quelquefois davantage. Ainsi de suite, du haut en bas de tout le personnel dramatique. Vous comprenez maintenant pourquoi et comment le directeur du théâtre est payé par le directeur de la claque, et combien il est facile à celui-ci de s’enrichir.

    Le premier grand Romain que j’ai connu à l’opéra de Paris se nommait Auguste : le nom est heureux pour un César. J’ai vu peu de majestés plus imposantes que la sienne. Il était froid et digne, parlant peu, tout entier à ses méditations, à ses combinaisons et à ses calculs de haute stratégie. Il était bon prince néanmoins, et, habitué du parterre comme je l’étais alors, j’eus souvent à me louer de sa bienveillance. D’ailleurs, ma ferveur à applaudir spontanément Gluck et Spontini, madame Branchu et Dérivis, m’avait valu son estime particulière. Ayant fait exécuter à cette époque dans l’église de St-Roch ma première partition (une messe solennelle), les vieilles dévotes, la loueuse de chaises, le donneur d’eau bénite, les bedeaux et tous les badauds du quartier s’en montrèrent fort satisfaits, et j’eus la simplicité de croire à un succès. Mais hélas ! ce n’était qu’un quart de succès tout au plus ; je ne fus pas longtemps à le découvrir. En me revoyant, deux jours après cette exécution : « Eh bien ! me dit l’empereur Auguste, vous avez donc débuté à St-Roch avant-hier ? pourquoi diable ne m’avez-vous pas prévenu de cela ? nous y serions tous allés ! — Ah ! vous aimez à ce point la musique religieuse ? — Eh ! non, quelle idée ! mais nous vous aurions chauffé solidement. — Comment ? on n’applaudit pas dans les églises. — On n’applaudit pas, non ; mais on tousse, on se mouche, on remue les chaises, on frotte les pieds contre terre, on dit : « Hum ! Hum ! » on lève les yeux au ciel ; le tremblement, quoi ! nous vous eussions fait mousser un peu bien ; un succès entier, comme pour un prédicateur à la mode. »

    Deux ans plus tard, j’oubliai encore de l’avertir quand je donnai mon premier concert au Conservatoire. Néanmoins Auguste y vint avec deux de ses aides de camp ; et le soir, quand je reparus au parterre de l’Opéra, il me tendit sa main puissante en me disant avec un accent paternel et convaincu (en français, bien entendu) : « Tu Marcellus eris ! »

    (Ici Bacon pousse du coude son voisin et lui demande tout bas ce que ces trois mots signifient. — Je ne sais, répond celui-ci. — C’est dans Virgile, dit Corsino qui a entendu la demande et la réponse. Cela signifie : Tu seras Marcellus ! — Eh bien... qu’est-ce donc que d’être Marcellus ? — Ne pas être une bête, tais-toi !)

    Pourtant les maîtres ès claque n’aiment guère, en général, les bouillants amateurs tels que j’étais ; ils professent une méfiance qui va jusqu’à l’antipathie pour ces aventuriers, condottieri, enfants perdus de l’enthousiasme, qui viennent à l’étourdie et sans répétitions, applaudir dans leurs rangs. Un jour de première représentation, où il devait y avoir, pour parler la langue romaine, un fameux tirage, c’est-à-dire une grande difficulté pour les soldats d’Auguste à vaincre le public, je m’étais placé par hasard sur un banc du parterre que l’empereur avait marqué, sur la carte de ses opérations, comme devant lui appartenir exclusivement. J’étais là depuis une bonne demi-heure, subissant les regards hostiles de tous mes voisins, qui avaient l’air de se demander comment ils pourraient se débarrasser de moi, et je m’interrogeais avec un certain trouble, malgré la pureté de ma conscience, sur ce que je pouvais avoir fait à ces officiers, quand l’empereur Auguste, s’élançant au milieu de son état-major, vint me mettre au courant en me disant avec une certaine vivacité, mais sans violence toutefois (j’ai déjà dit qu’il me protégeait) : « Mon cher monsieur, je suis obligé de vous déranger ; vous ne pouvez pas rester là. — Pourquoi donc ? — Eh non ! c’est impossible ; vous êtes au milieu de ma première ligne, et vous me coupez. » Je me hâtai, on peut le croire, de laisser le champ libre à ce grand tacticien.

    Un autre étranger, méconnaissant les nécessités de la position, eût résisté à l’empereur et compromis ainsi le succès de ses combinaisons. De là cette opinion parfaitement motivée par une longue série d’observations savantes, opinion ouvertement professée par Auguste et par toute son armée : Le public ne sert à rien dans un théâtre ; non seulement il ne sert à rien, mais il gâte tout. Tant qu’il y aura du public à l’Opéra, l’Opéra ne marchera pas. Les directeurs de ce temps-là le traitaient de fou, à l’énoncé de ces fières paroles. Grand Auguste ! il ne se doutait pas que peu d’années après sa mort une justice si éclatante serait rendue à ses doctrines ! C’est le sort de tous les hommes de génie, d’êtres méconnus de leurs contemporains et exploités ensuite par leurs successeurs.

    Non, jamais plus intelligent, ni plus brave dispensateur de gloire ne trôna sous le lustre d’un théâtre.

    En comparaison d’Auguste, celui qui règne maintenant à l’Opéra n’est qu’un Vespasien un Claude. Il se nomme David. Aussi qui voudrait lui donner le titre d’empereur ? Personne. C’est tout au plus si ses flatteurs osent l’appeler roi, à cause de son nom seulement.

    Le chef illustre et savant des Romains de l’Opéra-Comique s’appelle Albert ; mais, comme pour son ancien homonyme, on dit en parlant de lui : Albert le Grand.

    Il a, avant tous, mis en pratique l’audacieuse théorie d’Auguste, en excluant sans pitié le public des premières représentations. Ces jours-là, maintenant ; si l’on excepte les critiques, qui, pour la plupart, appartiennent encore d’une ou d’autre façon viris illustribus urbis Romae, du haut jusques en bas la salle n’est remplie que de claqueurs.

    C’est à Albert le Grand que l’on doit la coutume touchante de rappeler à la fin de chaque pièce nouvelle tous les acteurs. Le roi David l’a promptement imité en ceci ; et, enhardi par le succès de ce premier perfectionnement, il y a joint celui de rappeler le ténor jusqu’à trois fois dans la soirée. Un dieu qui, dans une représentation d’apparat, ne serait rappelé comme un simple mortel qu’une fois à la fin de la pièce, ferait four. D’où il suit que si, malgré tous ses efforts, David n’a pu arriver pour un ténor généreux qu’à ce mince résultat, ses rivaux du Théâtre-Français et de l’Opéra-Comique se moquent de lui le lendemain et disent : « Hier, David a chauffé le four. » Je donnerai tout à l’heure l’explication de ces termes romains. Malheureusement, Albert le Grand, las du pouvoir sans doute, a cru devoir déposer son sceptre. En le remettant aux mains de son obscur successeur, il eût volontiers dit comme Sylla, dans la tragédie de M. de Jouy :

J’ai gouverné sans peur et j’abdique sans crainte,

si le vers eût été meilleur. Mais Albert est un homme d’esprit, il exècre la littérature médiocre ; ce qui, à la rigueur, pourrait expliquer son empressement à quitter l’Opéra-Comique.

    Un autre grand homme que je n’ai point connu, mais dont la célébrité est immense dans Paris, gouvernait et gouverne encore, je crois, au Gymnase-Dramatique. Il se nomme Sauton . Il a fait progresser l’art dans une voie large et nouvelle. Il a établi par d’amicales relations l’égalité et la fraternité entre les Romains et les auteurs ; système que David encore, ce plagiaire, s’est empressé d’adopter. Maintenant, on trouve un chef de claque familièrement assis à la table, non seulement de Melpomène, de Thalie, ou de Terpsichore, mais à celle même d’Apollon et d’Orphée. Il engage pour eux et pour elles sa signature, il les aide de sa bourse dans leurs secrets embarras, il les protége, il les aime de cœur.

    On cite ce mot admirable de l’empereur Sauton à l’un de nos écrivains les plus spirituels et les moins enclins à thésauriser :

    A la fin d’un cordial déjeuner, où les cordiaux n’avaient point été ménagés, Sauton, rouge d’émotion, tortillant sa serviette, trouva enfin assez de courage pour dire sans trop balbutier à son amphytrion : « Mon cher D***, j’ai une prière à vous adresser... — Laquelle ? parlez ! — Permettez-moi de... vous tutoyer... tutoyons-nous ! — Volontiers. Sauton prête-moi mille écus. — Ah ! cher ami ! tu me ravis ! » Et, tirant son portefeuille : « Les voilà ! »

    Je ne puis vous faire, messieurs, le portrait de tous les hommes illustres de la ville de Rome ; le temps et les connaissances biographiques me manquent. J’ajouterai seulement, au sujet des trois héros dont je viens d’avoir l’honneur de vous entretenir, qu’Auguste, Albert et Sauton, bien que rivaux, furent toujours unis. Ils n’imitèrent point, pendant leur triumvirat, les guerres et les perfidies qui déshonorent dans l’histoire celui d’Antoine, d’Octave et de Lépide. Loin de là, quand il y avait à l’Opéra une de ces terribles représentations où il faut absolument remporter une victoire éclatante, formidable, épique, à rendre Pindare et Homère impuissants à la chanter, Auguste, dédaigneux des recrues inexpérimentées, faisait un appel à ses deux triumvirs. Ceux-ci, fiers d’en venir aux mains près d’un si grand homme, consentaient à le reconnaître pour chef, lui amenaient, Albert, sa phalange indomptable, Sauton, ses troupes légères, toutes animées de cette ardeur à laquelle rien ne résiste et qui enfante des prodiges. On réunissait en une seule armée ces trois corps d’élite, la veille de la représentation, dans le parterre de l’Opéra. Auguste, son plan, son livret, ses notes à la main, faisait faire aux troupes une répétition laborieuse, profitant quelquefois des observations d’Antoine et de Lépide, qui en avaient peu à lui adresser ; tant le coup d’œil d’Auguste était rapide et sûr, tant il avait de pénétration pour deviner les projets de l’ennemi, de génie pour les contrecarrer, de raison pour ne pas tenter l’impossible. Aussi quel triomphe le lendemain ! que d’acclamations, que de dépouilles opimes ! qu’on n’offrait point à Jupiter Stator, qui venaient de lui, au contraire, et de vingt autres dieux.

    Ce sont là des services sans prix rendus à l’art et aux artistes par la nation romaine.

    Croiriez-vous, messieurs, qu’il est question de la chasser de l’Opéra ? Plusieurs journaux annoncent cette réforme, à laquelle nous ne croirons pas, même si nous en sommes témoins. La claque, en effet, est devenue un besoin de l’époque : sous toutes les formes, sous tous les masques, sous tous les prétextes, elle s’est introduite partout. Elle règne et gouverne, au théâtre, au concert, à l’Assemblée nationale, dans les clubs, à l’église, dans les sociétés industrielles, dans la presse et jusque dans les salons. Dès que vingt personnes assemblées sont appelées à décider de la valeur des faits, gestes ou idées d’un individu quelconque qui pose devant elles, on peut être sûr que le quart au moins de l’aréopage est placé auprès des trois autres quarts pour les allumer, s’ils sont inflammables, ou pour montrer seul son ardeur, s’ils ne le sont pas. Dans ce dernier cas, excessivement fréquent, cet enthousiasme isolé et de parti pris suffit encore à flatter la plupart des amours-propres. Quelques-uns parviennent à se faire illusion sur la valeur réelle des suffrages ainsi obtenus ; d’autres ne s’en font aucune et les désirent néanmoins. Ceux-là en sont venus à ce point que, faute d’avoir à leurs ordres des hommes vivants pour les applaudir, ils seraient encore heureux des applaudissements d’une troupe de mannequins, voire même d’une machine à claquer dont ils tourneraient eux-mêmes la manivelle.

    Les claqueurs de nos théâtres sont devenus des praticiens savants ; leur métier s’est élevé jusqu’à l’art.

    On a souvent admiré, mais jamais assez, selon moi, le talent merveilleux avec lequel Auguste dirigeait les grands ouvrages du répertoire moderne, et l’excellence des conseils qu’en mainte circonstance il donnait aux auteurs. Caché dans une loge du rez-de-chaussée, il assistait à toutes les répétitions des artistes, avant de faire faire la sienne à son armée. Puis, quand le maestro venait lui dire : « Ici, vous donnerez trois salves, là, vous crierez bis, » il lui répondait avec une assurance imperturbable, selon le cas : « Monsieur, c’est dangereux », ou bien : « Cela se fera, » ou « J’y réfléchirai, mes idées là-dessus ne sont pas encore arrêtées. Ayez quelques amateurs pour attaquer, et je les suivrai si cela prend. » Il arrivait même à Auguste de résister noblement à un auteur qui eût voulu lui arracher des applaudissements dangereux, et de lui répondre : « Monsieur, je ne le puis. Vous me compromettriez aux yeux du public, aux yeux des artistes et à ceux de mes confrères, qui savent bien que cela ne doit pas se faire. J’ai ma réputation à garder ; j’ai, moi aussi, de l’amour-propre. Votre ouvrage est très-difficile à diriger, j’y mettrai tous mes soins, mais je ne veux pas me faire siffler. »

    A côté des claqueurs de profession, instruits, sagaces, prudents, inspirés, artistes enfin, nous avons les claqueurs par occasion, par amitié, par intérêt personnel ; et ceux-là, on ne les bannira pas de l’Opéra. Ce sont : les amis naïfs, qui admirent de bonne foi tout ce qui va se débiter sur la scène devant que les chandelles soient allumées (il est vrai de dire que cette espèce d’amis devient de jour en jour plus rare ; ceux, au contraire, qui dénigrent avant, pendant et après, multiplient énormément) ; les parents, ces claqueurs donnés par la nature ; les éditeurs, claqueurs féroces, et surtout les amants et les maris. Voilà pourquoi les femmes, outre une foule d’autres avantages qu’elles possèdent sur les hommes, ont encore une chance de succès de plus qu’eux. Car une femme ne peut guère dans une salle de spectacle ou de concert applaudir d’une façon utile son mari ou son amant ; elle a, d’ailleurs, toujours quelque autre chose à faire ; tandis que ceux-ci, pourvu qu’ils aient les moindres dispositions naturelles ou les notions élémentaires de l’art, peuvent au théâtre, au moyen d’un habile coup de main, et en moins de trois minutes, amener un succès de renouvellement, c’est-à-dire un succès grave et capable d’obliger un directeur à renouveler un engagement. Les maris, pour ces sortes d’opérations, valent même mieux que les amants. Ces derniers craignent d’ordinaire le ridicule ; ils craignent aussi in petto de se créer par un succès éclatant un trop grand nombre de rivaux ; ils n’ont pas non plus d’intérêt d’argent dans les triomphes de leurs maîtresses  ; mais le mari, qui tient les cordons de la bourse, qui sait ce que peuvent rapporter un bouquet bien lancé, une salve bien reprise, une émotion bien communiquée, un rappel bien enlevé, celui-là seul ose tirer parti des facultés qu’il possède. Il a le don de ventriloquie et d’ubiquité. Il applaudit un instant à l’amphithéàtre en criant : Brava ! avec une voix de ténor, en sons de poitrine ; de là, il s’élance d’un bond au couloir des premières loges, et passant la tête par l’ouverture dont leurs portes sont percées, il jette en passant un Admirable ! en voix de basse profonde, et vole pantelant au troisième étage, d’où il fait retentir la salle des exclamations : « Délicieux ! ravissant ! Dieu ! quel talent ! cela fait mal ! » en voix de soprano, en sons féminins étouffés par l’émotion. Voilà un époux modèle, un père de famille laborieux et intelligent. Quant au mari homme de goût, réservé, qui reste tranquillement à sa place pendant tout un acte et qui n’ose applaudir même les plus beaux élans de sa moitié, on peut le dire sans crainte de se tromper : c’est un mari perdu, ou sa femme est un ange.

    N’est-ce pas un mari qui inventa le sifflet à succès ; le sifflet à grand enthousiasme, le sifflet à haute pression ? qu’on emploie de la manière suivante :

    Si le public, trop familiarisé avec le talent d’une femme qui paraît chaque jour devant lui, semble tomber dans l’apathique indifférence qu’amène la satiété, on place dans la salle un homme dévoué et peu connu pour le réveiller. Au moment précis où la diva vient de donner une preuve manifeste de talent, et quand les claqueurs artistes travaillent avec le plus d’ensemble au centre du parterre, un bruit aigu et insultant part d’un coin obscur. L’assemblée alors se lève tout entière en proie à un accès d’indignation, et les applaudissements vengeurs éclatent avec une frénésie indescriptible. « Quelle infamie ! crie-t-on de toutes parts, quelle ignoble cabale ! Brava ! bravissima ! charmante ! délirante ! etc., etc. » Mais ce tour hardi est d’une exécution délicate ; il y a, d’ailleurs, très-peu de femmes qui consentent à subir l’affront fictif d’un coup de sifflet, si productif qu’il doive être ensuite.

    Telle est l’impression inexplicable que ressentent presque tous les artistes des bruits approbateurs ou improbateurs, lors même que ces bruits n’expriment ni l’admiration ni le blâme. L’habitude, l’imagination et un peu de faiblesse d’esprit leur font ressentir de la joie ou de la peine, selon que l’air, dans une salle de spectacle, est mis en vibration d’une ou d’autre façon. Le phénomène physique, indépendamment de toute idée de gloire ou d’opprobre, y suffit. Je suis certain qu’il y a des acteurs assez enfants pour souffrir quand ils voyagent en chemin de fer, à cause du sifflet de la locomotive.

    L’art de la claque réagit même sur l’art de la composition musicale. Ce sont les nombreuses variétés de claqueurs italiens, amateurs ou artistes, qui ont conduit les compositeurs à finir chacun de leurs morceaux par cette période redondante, triviale, ridicule et toujours la même, nommée cabaletta, petite cabale, qui provoque les applaudissements. La cabaletta ne leur suffisant plus, ils ont amené l’introduction dans les orchestres de la grosse caisse, grosse cabale qui détruit en ce moment la musique et les chanteurs. Blasés sur la grosse caisse et impuissants à enlever les succès avec les vieux moyens, ils ont enfin exigé des pauvres maestri des duos, des trios, des chœurs à l’unisson. Dans quelques passages, il a même fallu mettre à l’unisson les voix et l’orchestre ; produisant ainsi un morceau d’ensemble à une seule partie, mais où l’énorme force d’émission du son paraît préférable à toute harmonie, à toute instrumentation, à toute idée musicale enfin, pour entraîner le public et lui faire croire qu’il est électrisé.

    Les exemples analogues abondent dans la confection des œuvres littéraires.

    Pour les danseurs, leur affaire est toute simple ; elle se règle avec l’impresario : « Vous me donnerez tant de mille francs par mois, tant de billets de service par représentation, et la claque me fera une entrée, une sortie, et deux salves à chacun de mes échos. »

    Par la claque, les directeurs font ou défont à volonté ce qu’on appelle encore des succès. Un seul mot au chef du parterre leur suffit pour tuer un artiste qui n’a pas un talent hors ligne. Je me souviens d’avoir entendu un soir à l’Opéra Auguste dire, en parcourant les rangs de son armée avant le lever du rideau : « Rien pour M. Dérivis ! rien pour M. Dérivis ! » Le mot d’ordre circula, et de toute la soirée Dérivis, en effet, n’eut pas un seul applaudissement. Le directeur qui veut se débarrasser d’un sujet pour quelque raison que ce soit, emploie cet ingénieux moyen, et après deux ou trois soirées où il n’y a rien eu pour M… ou pour Madame… : « Vous le voyez, dit-il à l’artiste, je ne puis vous conserver, votre talent n’est pas sympathique au public. » Il arrive, en revanche, que cette tactique échoue quelquefois à l’égard d’un virtuose de premier ordre. « Rien pour lui ! » a-t-on dit dans le centre officiel. Mais le public, étonné d’abord du silence des Romains, devinant bientôt de quoi il s’agit, se met à fonctionner lui-même officieusement et avec d’autant plus de chaleur qu’il y a une cabale hostile à contrecarrer. L’artiste alors obtient un succès exceptionnel, un succès circulaire, le centre du parterre n’y prenant aucune part. Mais je n’oserais dire s’il est plus fier de cet enthousiasme spontané du public, que courroucé de l’inaction de la claque.

    Songer à détruire brusquement une pareille institution dans le plus grand de nos théâtres, me paraît donc aussi impossible et aussi fou que de prétendre anéantir du soir au lendemain une religion.

    Se figure-t-on le désarroi de l’Opéra ? le découragement, la mélancolie, le marasme, le spleen où tomberait tout son peuple dansant, chantant, marchant, rimant, peignant et composant ? le dégoût de la vie qui s’emparerait des dieux et des demi-dieux, quand un affreux silence succéderait à des cabalettes qui n’auraient pas été chantées ou dansées d’une façon irréprochable ? Songe-t-on bien à la rage des médiocrités en voyant les vrais talents quelquefois applaudis, quand elles, qu’on applaudissait toujours auparavant, n’auraient plus un coup de main ? Ce serait reconnaître le principe de l’inégalité, en rendre l’évidence palpable ; et nous sommes en république ; et le mot Égalité est écrit sur le fronton de l’Opéra ! D’ailleurs, qui est-ce qui rappellerait le premier sujet après le troisième et le cinquième actes ? Qui est-ce qui crierait : Tous ! tous ! à la fin de la représentation ? Qui est-ce qui rirait quand un personnage dit une sottise ? Qui est-ce qui couvrirait par d’obligeants applaudissements la mauvaise note d’une basse ou d’un ténor, et empêcherait ainsi le public de l’entendre ? C’est à faire frémir. Bien plus, les exercices de la claque forment une partie de l’intérêt du spectacle ; on se plaît à la voir opérer. Et c’est tellement vrai, que si on expulsait les claqueurs à certaines représentations, il ne resterait personne dans la salle.

    Non, la suppression des Romains en France est un rêve insensé, fort heureusement. Le ciel et la terre passeront, mais Rome est immortelle, et la claque ne passera pas.

    Écoutez !... voici notre prima donna qui s’avise de chanter avec âme et une simplicité de bon goût, la seule mélodie distinguée qui se trouve dans ce pauvre opéra. Vous verrez qu’elle n’aura pas un applaudissement………….. Ah ! je me suis trompé ; oui, on l’applaudit ; mais comment ! Comme cela est mal fait ! quelle salve avortée, mal attaquée et mal reprise ! Il y a de la bonne volonté dans le public, mais point de savoir, point d’ensemble, et par suite il n’y a point d’effet. Si Auguste avait eu cette femme à soigner, il vous eût enlevé la salle d’emblée, et vous-même qui ne songez point à applaudir, vous eussiez partagé bon gré mal gré son enthousiasme.

    Je ne vous ai pas fait encore, messieurs, le portrait en pied de la Romaine ; je profiterai pour cela du dernier acte de notre opéra, qui va bientôt commencer. Faisons un court entr’acte ; je suis fatigué.

    (Les musiciens s’éloignent de quelques pas, se communiquant tout bas leurs réflexions, pendant que le rideau est baissé. Mais trois coups du bâton du chef d’orchestre sur son pupitre indiquant la reprise de la représentation, mon auditoire revient et se groupe attentif autour de moi.)

MADAME ROSENHAIN,

AUTRE FRAGMENT DE L’HISTOIRE ROMAINE.

    Un opéra en cinq actes fut, il y a quelques années, commandé par M. Duponchel à un compositeur français que vous ne connaissez pas. Pendant qu’on en faisait les dernières répétitions, je réfléchissais au coin de mon feu aux angoisses que le malheureux auteur de cet opéra était occupé à éprouver. Je songeais à ces tourments de toute nature et sans cesse renaissants auxquels nul n’échappe en pareil cas à Paris, ni le grand, ni le petit, ni le patient, ni l’irritable, ni l’humble, ni le superbe, ni l’Allemand, ni le Français, ni même l’Italien. Je me représentais ces atroces lenteurs des études, où tout le monde emploie le temps à des niaiseries, quand chaque heure perdue peut amener la perte de l’œuvre ; les bons mots du ténor et de la prima donna, dont le triste auteur se croit obligé de rire aux éclats quand il a la mort dans l’âme, pointes ridicules auxquelles il s’empresse de riposter par les stupidités les plus lourdes qu’il peut trouver, afin de faire ressortir celles de ses chanteurs et de leur donner ainsi l’air de saillies spirituelles. J’entendais la voix du directeur lui adresser des reproches, le traiter du haut en bas, lui rappeler l’honneur extrême qu’on fait à son œuvre de s’en occuper si longuement, le menacer d’un abandon définitif et complet si tout n’est pas prêt au jour fixé ; je voyais l’esclave transir et rougir aux réflexions excentriques de son maître (le directeur) sur la musique et les musiciens, à ses théories mirobolantes sur la mélodie, le rhythme, l’instrumentation, le style ; théories dans l’exposé desquelles notre cher directeur traitait, comme à l’ordinaire, les grands maîtres de crétins, les crétins de grands maîtres, et prenait le Pirée pour un nom d’homme. Puis on venait annoncer le congé du mezzo-soprano et la maladie de la basse ; on proposait de remplacer l’artiste par un débutant, et de faire répéter le premier rôle par un choriste. Et le compositeur se sentait égorger et n’avait garde de se plaindre. Oh ! la grêle, la pluie, le vent glacial, les sombres rafales, les forêts sans feuilles criant sous l’effort de la bise d’hiver, les fondrières de boue, les fossés recouverts d’une croûte perfide, l’obsession croissante de la fatigue, les morsures de la faim, les épouvantements de la solitude et de la nuit, qu’il est doux d’y songer dans un gîte, fût-il aussi exigu que celui du lièvre de la fable, dans la quiétude d’une tiède inaction ; de sentir son repos redoubler au bruit lointain de la tempête, et de répéter, en hérissant sa barbe et fermant béatement les yeux, comme un chat de curé, cette prière du poëte allemand, Henri Heine, prière, hélas ! si peu exaucée : « O mon Dieu ! vous le savez, je possède un cœur excellent. ma sensibilité est vive et profonde, je suis plein de commisération et de sympathie pour les souffrances d’autrui ; veuillez donc, s’il vous plaît, donner à mon prochain mes maux à endurer ; je l’environnerai de tant de soins, d’attentions si délicates, ma pitié sera si active, si ingénieuse, qu’il bénira votre droite, Seigneur, en recevant de tels soulagements, de si douces consolations. Mais m’accabler du poids de mes propres douleurs ! me faire souffrir moi-même ! oh ! ce serait affreux ! éloignez de mes lèvres, grand Dieu, ce calice d’amertume ! »

    J’étais ainsi plongé en de pieuses méditations quand on frappa légèrement à la porte de mon oratoire. Mon valet de chambre étant en mission dans une cour étrangère, je me demandai si j’étais visible, et sur ma réponse affirmative, je fis entrer. Une dame parut, fort bien mise et point trop jeune, ma foi ; elle était dans tout l’épanouissement de sa quarante-cinquième année. Je vis à l’instant que j’avais affaire à une artiste ; il y a des signes infaillibles pour reconnaître ces malheureuses victimes de l’inspiration. « Monsieur, me dit-elle, vous avez dirigé récemment un grand concert à Versailles, et jusqu’au dernier jour j’ai espéré y prendre part… ; enfin, ce qui est fait est fait. — Madame, le programme avait été arrêté par le comité de l’association des musiciens, je n’en suis point coupable. D’ailleurs madame Dorus-Gras et madame Widemann… — Oh ! ces dames n’auront rien dit sans doute ; mais il n’en est pas moins vrai qu’elles auront été fort mécontentes. — De quoi, s’il vous plaît ? — De ce que je n’avais pas été engagée. — Vous le croyez ? — J’en suis sûre. Mais ne récriminons pas là-dessus. Je venais, monsieur, vous prier de vouloir bien me recommander à MM. Roqueplan et Duponchel : mon intention serait d’entrer à l’Opéra. J’ai été attachée au Théâtre-Italien jusqu’à la saison dernière, et certes, je n’ai eu qu’à me louer des excellents procédés de M. Vatel ; mais depuis la révolution de Février…, vous comprenez qu’un pareil théâtre ne saurait me convenir. — Madame a sans doute de bonnes raisons pour se montrer sévère dans le choix de ses partenaires ; si j’osais émettre une opinion... — Inutile, monsieur, mon parti est pris, irrévocablement pris ; il m’est impossible, à aucunes conditions, de rester au Théâtre-Italien. Tout m’y est profondément antipathique ; les artistes, le public qui y vient, le public qui n’y vient pas ; et, quoique l’état actuel de l’Opéra ne soit guère brillant, comme mon fils et mes deux filles y ont été engagés l’an dernier par la nouvelle direction, à des conditions, je puis le dire, fort avantageuses, je serais bien aise d’y être admise, et je ne chicanerai pas sur les appointements. — Vous oubliez, je le vois, que MM. les directeurs de l’Opéra n’ayant que des connaissances excessivement superficielles et un sentiment très-vague de la musique, ont naturellement au sujet de notre art des idées arrêtées, et qu’ils font, en conséquence, peu de cas des recommandations, des miennes surtout. Pourtant, veuillez me dire quel est votre genre de voix. — Je ne chante pas. — Alors j’aurai bien moins de crédit encore, puisqu’il s’agit de danse. — Je ne danse pas. — C’est seulement parmi les dames marcheuses que vous désirez être admise ? — Je ne marche pas, monsieur, vous vous méprenez étrangement. (Souriant avec un peu d’ironie.) Je suis madame Rosenhain. — Parente du pianiste ? — Non, mais mesdames Persiani, Grisi, Alboni, MM. Mario et Tamburini, ont dû vous parler de moi, car j’ai, depuis six ans, pris une bien grande part à leurs triomphes. J’avais eu un instant la pensée d’aller donner des leçons à Londres, où l’on est, dit-on, assez médiocrement avancé ; mais, je vous le répète, mes enfants étant à l’Opéra..., et puis la grandeur du théâtre ouvert à mon ambition... — Excusez mon peu de sagacité, madame, et veuillez enfin me dire quel est votre genre de talent. — Monsieur, je suis une artiste qui fit gagner à M. Vatel plus d’argent que Rubini lui-même, et je me flatte d’amener aussi sur les recettes de l’Opéra une réaction des plus favorables, si mes deux filles, qui déjà s’y sont fait remarquer, profitent bien de mes exemples. Je suis, monsieur, jeteuse de fleurs. — Ah ! très-bien ! vous êtes dans l’Enthousiasme ? — Précisément. Cette branche de l’art musical commence à peine à fleurir. Autrefois, c’étaient les dames du beau monde qui s’en occupaient, et cela gratuitement ou à peu près. Vous pouvez vous rappeler les concerts de M. Liszt et les débuts de M. Duprez. Quelles volées de bouquets ! quels applaudissements ! On voyait des jeunes personnes et même des femmes mariées s’enthousiasmer sans pudeur ; plusieurs d’entre elles se sont gravement compromises plus d’une fois. Mais quel tumulte ! quel désordre ! que de belles fleurs perdues ! Cela faisait pitié. Aujourd’hui, le public ne se mêlant plus de rien, grâce au ciel et aux artistes, nous avons réglé les ovations d’après mon système, et c’est tout différent. Sous la dernière direction de l’Opéra, notre art faillit se perdre ou tout au moins rétrograder. On confiait la partie de l’Enthousiasme à quatre jeunes danseuses inexpérimentées, et, de plus, connues personnellement de tous les abonnés ; ces enfants, novices comme on l’est à cet âge, se plaçaient constamment dans la salle aux mêmes endroits, et jetaient toujours au même instant les mêmes bouquets à la même cantatrice ; si bien qu’on finit par tourner en dérision l’éloquence de leurs fleurs. Mes filles, d’après mes leçons, ont réformé cela, et maintenant l’administration a lieu, je pense, d’être entièrement satisfaite. — Monsieur votre fils est-il aussi dans les fleurs ? — Oh ! pour mon fils, il excite l’enthousiasme d’une autre façon : il a une voix superbe. — Alors, pourquoi son nom m’est-il encore inconnu ? — Il n’est jamais sur l’affiche. — Il chante cependant ? — Non, monsieur, il crie. — C’est ce que je voulais dire. — Oui, il crie, et sa voix a bien souvent, dans les circonstances difficiles, suffi pour entraîner les masses les plus récalcitrantes ; mon fils, monsieur, est pour le rappel. — Comment ! seriez-vous compatriotes d’O’Connell ? — Je ne connais pas cet acteur-là. Mon fils est pour le rappel des premiers sujets quand le public reste froid et ne redemande personne. Vous voyez qu’il n’a point une sinécure et qu’il gagne bien son argent. Il a eu le bonheur, lors de ses débuts au Théâtre-Français, d’y trouver une tragédienne dont le nom commence par une syllabe excellente, la syllabe Ra ! Dieu sait tout le parti qu’on peut tirer de ce Ra ! J’aurais eu de grandes inquiétudes pour son succès à l’Opéra quand vint la retraite de la fameuse cantatrice dont l’O unique retentissait si bien, en dépit des cinq consonnes tudesques qui l’entourent, s’il n’était survenu une autre prima donna, dont la syllabe plus avantageuse encore, la syllabe Ma, mit mon fils au pinacle du premier coup. Aussi, l’enfant, qui a de l’esprit, prétend-il, en escamotant le calembour, que c’est une syllabe... de Cocagne. Vous êtes au fait maintenant. — Complétement. Je vous dirai donc que votre talent est la meilleure de toutes les recommandations, que sans doute la direction de l’Opéra saura l’apprécier, mais qu’il faut vous présenter le plus tôt possible, car on cherche des sujets, et depuis plus de huit jours on s’occupe de la composition d’un grand enthousiasme pour un troisième acte auquel on s’intéresse vivement. — En vous remerciant, monsieur, je cours à l’Opéra. » Et la jeune artiste disparut. Je n’ai point eu de ses nouvelles depuis lors, mais j’ai acquis la preuve du plein succès de sa démarche et la certitude qu’elle a contracté avec la direction de l’Opéra un excellent engagement. A la première représentation du nouvel ouvrage, commandé par M. Duponchel, une véritable averse de fleurs est tombée après le troisième acte, et l’on pouvait reconnaître qu’elle partait d’une main exercée. Malheureusement cette gracieuse ovation n’a pas empêché la pièce et la musique d’en faire autant. — « De faire... quoi ? dit encore Bacon, le naïf questionneur — De tomber, idiot, réplique brutalement Corsino. Ah ça ! ton esprit est énormément plus obtus que de coutume ce soir ! Va te coucher, Basile. »

    J’ai maintenant, messieurs, à vous donner l’explication des termes les plus fréquemment employés dans la langue romaine, termes que les Parisiens seuls comprennent bien.

    Faire four signifie ne pas produire d’effet, tomber à plat devant l’indifférence du public.

    Chauffer un four, c’est applaudir inutilement un artiste dont le talent est impuissant à émouvoir le public ; cette expression est le pendant du proverbe : Donner un coup d’épée dans l’eau.

    Avoir de l’agrément, c’est être applaudi et par la claque et par une partie du public. Duprez, le jour de son début dans Guillaume Tell, eut un agrément extraordinaire.

    Égayer quelqu’un, c’est le siffler. Cette ironie est cruelle, mais elle présente un sens caché qui lui donne plus de mordant encore. Sans doute, le malheureux artiste qu’on siffle n’éprouve par le fait qu’une gaieté fort contestable, mais son rival dans l’emploi qu’il occupe s’égaye de l’entendre siffler, mais bien d’autres encore rient in petto de l’accident. De sorte qu’à tout prendre, quand il y a quelqu’un de sifflé, il y a toujours aussi quelqu’un d’égayé.

    Tirage est pris, en langue romaine, pour difficulté, labeur, peine. Ainsi le Romain dit : « C’est un bel ouvrage, mais il y aura du tirage pour le faire marcher. » Ce qui signifie que, malgré tout son mérite, l’ouvrage est ennuyeux, et que ce ne sera pas sans de grands efforts que la claque parviendra à lui faire un simulacre de succès.

    Faire une entrée, c’est applaudir un acteur au moment où il entre en scène avant qu’il ait ouvert la bouche.

    Faire une sortie,c’est le poursuivre d’applaudissements et de bravos quand il rentre dans la coulisse, quels qu’aient pu être son dernier geste, son dernier mot, son dernier cri.

    Mettre à couvert un chanteur, c’est l’applaudir et l’acclamer violemment à l’instant précis où il va donner un son faux ou éraillé, afin que sa.mauvaise note soit ainsi couverte par le bruit de la claque et que le public ne puisse l’entendre.

    Avoir des égards pour un artiste, c’est l’applaudir modérément, lors même qu’il n’a pu donner de billets à la claque. C’est l’encourager d’AMITIÉ ou A L’ŒIL. Ces deux derniers mots signifient gratuitement.

    Faire mousser solidement, ou à fond, c’est applaudir avec frénésie, des mains, des pieds, de la voix et de la parole. Pendant les entr’actes, on doit alors prôner l’œuvre ou l’artiste dans les corridors, au foyer, au café voisin, chez le marchand de cigares, partout. On doit dire : « C’est un chef-d’œuvre, un talent unique, ébouriffant ! une voix inouïe ! on n’a jamais rien entendu de pareil ! » Il y a un professeur très-connu que les directeurs de l’Opéra de Paris font toujours venir de l’étranger, aux occasions solennelles, pour faire ainsi mousser à fond les grands ouvrages, en allumant magistralement le foyer et les corridors. Le talent de ce maître romain est sérieux ; son sérieux est admirable.

    L’ensemble de ces dernières opérations s’exprime par les mots soins, soigner.

    Faire empoigner, c’est applaudir hors de propos une chose ou un artiste faibles, ce qui provoque alors la colère du public. Il arrive quelquefois qu’une cantatrice médiocre, mais puissante sur le cœur du directeur, chante d’une façon déplorable. Assis au centre du parterre, l’air morne, accablé, l’empereur baisse la tête, indiquant ainsi à ses prétoriens qu’ils doivent garder le silence, ne donner aucune marque de satisfaction, se conformer enfin à ses tristes pensées ! Mais la diva goûte peu cette réserve prudente, elle rentre indignée dans la coulisse et court se plaindre au directeur de l’ineptie ou de la trahison du chef de la claque. Le directeur ordonne alors que l’armée romaine donne vigoureusement à l’acte suivant. A son grand regret, le César se voit contraint d’obéir. Le second acte commence, la déesse courroucée chante plus faux qu’auparavant ; trois cents paires de mains dévouées l’applaudissent quand même, et le public furieux répond à ces manifestations par une symphonie de sifflets instrumentée à la façon moderne, et de la plus déchirante sonorité. La diva l’a voulu, elle est empoignée.

    Je crois que l’usage de cette expression remonte seulement au règne de Charles X, et à la mémorable séance de la chambre des députés, dans laquelle, Manuel s’étant permis de dire que la France avait vu revenir les Bourbons avec répugnance, un orage parlementaire éclata, et M. Foucault, appelant ses gendarmes, leur dit, en montrant Manuel :

    — Empoignez-moi cet homme-là !

    On dit aussi, pour désigner cette désastreuse évocation des sifflets, faire appeler Azor ; de l’habitude où sont les vieilles femmes de siffloter en appelant leur chien, qui porte toujours le nom d’Azor.

    J’ai vu, après une de ces catastrophes, Auguste, désespéré, prêt à se donner la mort, comme Brutus à Philippes... Une seule considération le retint : il était nécessaire à l’art et à son pays ; il sut vivre pour eux.

    Conduire un ouvrage, c’est, pendant les représentations de cet ouvrage, diriger les opérations de l’armée romaine.

    Brrrrrr !! ce bruit que fait l’empereur avec sa bouche en dirigeant certains mouvements des troupes, et qui est entendu de tous ses lieutenants, indique qu’il faut donner une rapidité extraordinaire aux claquements et les accompagner de trépignements. C’est l’ordre de faire mousser solidement.

    Le mouvement de droite à gauche et de gauche à droite de la tête impériale éclairée d’un sourire indique qu’il faut rire modérément.

    Les deux mains de César appliquées avec vigueur l’une contre l’autre et s’élevant un instant en l’air ordonnent un brusque éclat de rire.

    Si les deux mains restent en l’air plus longtemps que de coutume, le rire doit se prolonger et être suivi d’une salve d’applaudissements.

    Hum ! lancé d’une certaine façon, provoque l’émotion des soldats de César ; ils doivent alors prendre l’air attendri, et laisser échapper, avec quelques larmes, un murmure approbateur.

    Voilà, messieurs, tout ce que je puis vous dire sur les hommes et les femmes illustres de la ville de Rome. Je n’ai pas vécu assez longtemps parmi eux pour en savoir davantage. Excusez les fautes de l’historien.

    L’amateur des stalles me remercie avec effusion ; il n’a pas perdu un mot de mon récit, et je l’ai vu prendre furtivement des notes. On éteint le gaz, nous partons. En descendant l’escalier : « Vous ne savez pas quel est ce curieux qui vous a questionné sur les Romains, me dit Dimski d’un air de mystère ? — Non. — C’est le directeur du théâtre de ***, soyez sûr qu’il va profiter de tout ce qu’il a entendu ce soir et fonder chez lui une institution semblable à celle de Paris. — Très-bien ! en ce cas je suis fâché de ne l’avoir pas averti d’un fait assez important. Les directeurs de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et du Théâtre-Français, de Paris, se sont associés pour fonder un Conservatoire de claque, et notre curieux, afin de placer à la tête de son institution un homme exercé, un tacticien, un César véritable, ou tout au moins un jeune Octave, pourrait engager l’élève de ce Conservatoire qui vient d’obtenir le premier prix. — Je lui écrirai cela, je le connais. — Vous ferez bien, mon cher Dimski. Soignons notre art, et veillons au salut de l’empire. Bonsoir ! »

1 Quand un conducteur de cabriolet a encouru le mécontentement de M. le Préfet de police, celui-ci lui interdit pendant deux ou trois semaines de faire son métier de cocher, auquel cas, le malheureux, qui ne gagne rien, ne va certes pas en voiture. Il est à pied. Il entre alors souvent dans l’infanterie romaine.

2 Les billets de service sont ceux auxquels un acteur a droit les jours où il joue.

3 Les échos sont les solos d’un danseur dans un ensemble chorégraphique.

 

  Retour à la page d’accueil Les Soirées de l’orchestre