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MÉMOIRES

de

HECTOR BERLIOZ

(PREMIER VOYAGE EN ALLEMAGNE)

A M. DESMAREST

9e LETTRE

BERLIN

     Je n’en finirais pas avec cette royale ville de Berlin, si je voulais étudier en détail ses richesses musicales. Il est peu de capitales, s’il en est toutefois, qui puissent s’enorgueillir de trésors d’harmonie comparables aux siens. La musique y est dans l’air, on la respire, elle vous pénètre. On la trouve au théâtre, à l’église, au concert, dans la rue, dans les jardins publics, partout ; grande et fière toujours, et forte et agile, radieuse de jeunesse et de parure, l’air noble et sérieux, belle ange armée qui daigne marcher quelquefois, mais les ailes frémissantes, et prêt à reprendre son vol vers le ciel.

     C’est que la musique à Berlin est honorée de tous. Les riches et les pauvres, le clergé et l’armée, les artistes et les amateurs, le peuple et le roi, l’ont en égale vénération. Le roi surtout apporte à son culte cette ferveur réelle dont il est animé pour le culte des sciences et des autres arts, et c’est dire beaucoup. Il suit d’un œil curieux les mouvements, je dirai même les soubresauts progressifs de l’art nouveau, sans négliger la conservation des chefs-d’œuvre de l’école ancienne. Il a une mémoire prodigieuse, embarrassante même pour ses bibliothécaires et ses maîtres de chapelle, quand il leur demande à l’improviste l’exécution de certains fragments des vieux maîtres que personne ne connaît plus. Rien ne lui échappe dans le domaine du présent ni dans celui du passé ; il veut tout entendre et tout examiner. De là le vif attrait qu’éprouvent pour Berlin les grands artistes ; de là l’extraordinaire popularité en Prusse du sentiment musical ; de là les institutions chorales et instrumentales que sa capitale possède, et qui m’ont paru si dignes d’admiration.

     L’Académie de chant est de ce nombre. Comme celle de Leipzig, comme toutes les autres académies semblables existant en Allemagne, elle se compose presque entièrement d’amateurs ; mais plusieurs artistes, hommes et femmes, attachés aux théâtres en font partie également ; et les dames du grand monde ne croient point déroger en chantant un oratorio de Bach à côté de Mantius, de Bœtticher ou de Mlle Hähnel. — La plupart des chanteurs de l’Académie de Berlin sont musiciens, et presque tous ont des voix fraîches et sonores ; les soprani et les basses surtout m’ont paru excellents. Les répétitions, en outre, se font patiemment et longuement sous la direction habile de M. Rungenhagen ; aussi les résultats obtenus, quand une grande œuvre est soumise au public, sont-ils magnifiques et hors de toute comparaison avec ce que nous pouvons entendre en ce genre à Paris.

     Le jour où, sur l’invitation du directeur, je suis allé à l’Académie de chant, on exécutait la Passion de Sébastien Bach. Cette partition célèbre que vous avez lue sans doute, est écrite pour deux chœurs et deux orchestres. Les chanteurs, au nombre de trois cents au moins, étaient disposés sur les gradins d’un vaste amphithéâtre absolument semblable à celui que nous avons au Jardin des Plantes, dans la salle des cours de chimie ; un espace de trois ou quatre pieds seulement séparait les deux chœurs. Les deux orchestres, peu nombreux, accompagnaient les voix du haut des derniers gradins, derrière les chœurs, et se trouvaient en conséquence assez éloignés du maître de chapelle, placé en bas sur le devant et à côté du piano. Ce n’est pas piano, c’est clavecin qu’il faudrait dire ; car il a presque le son des misérables instruments de ce nom, dont on se servait au temps de Bach. Je ne sais si on fait un pareil choix à dessein, mais j’ai remarqué dans les écoles de chant, dans les foyers des théâtres, partout où il s’agit accompagner les voix, que le piano destiné à cet usage est toujours le plus détestable qu’on a pu trouver. Celui dont se servait Mendelssohn à Leipzig dans la salle du Gewand-Haus fait seul exception.

     Vous allez me demander ce que le piano-clavecin peut avoir à faire pendant l’exécution d’un ouvrage dans lequel l’auteur n’a point employé cet  instrument ! Il accompagne en même temps que les flûtes, hautbois, violons et basses, et sert probablement à maintenir au diapason les premiers rangs du chœur qui sont censés ne pas bien entendre dans les tutti l’orchestre trop éloigné d’eux. En tout cas c’est l’habitude. Le clapotement continuel des accords plaqués sur ce mauvais clavier produit bientôt un assommant effet en répandant sur l’ensemble une couche superflue de monotonie ; mais raison de plus, sans doute, pour n’en pas démordre. C’est si sacré un vieil usage, quand il est mauvais !

     Les chanteurs sont tous assis pendant les silences, et se lèvent au moment de chanter. Il y a, je pense, un véritable avantage pour la bonne émission de la voix à chanter debout, il est malheureux seulement que les choristes, cédant trop aisément à la fatigue de cette posture, veuillent s’asseoir aussitôt que leur phrase est finie ; car dans une œuvre comme celle de Bach, où les deux chœurs dialoguant fréquemment sont en outre coupés à chaque instant par des solos récitants, il s’ensuit qu’il y a toujours quelque groupe qui se lève ou quelque autre qui s’assied, et à la longue cette succession de mouvements de bas en haut et de haut en bas finit par être assez ridicule ; elle ôte d’ailleurs à certaines entrées des chœurs tout leur imprévu, les yeux indiquant d’avance à l’oreille le point de la masse vocale d’où le son va partir. J’aimerais encore mieux laisser toujours assis les choristes, s’ils ne peuvent rester debout. Mais cette impossibilité est de celles qui disparaissent instantanément si le directeur sait bien dire : Je veux ou je ne veux pas.

     Quoi qu’il en soit, l’exécution de ces masses vocales a été pour moi quelque chose d’imposant, le premier tutti des deux chœurs m’a coupé la respiration ; j’étais loin de m’attendre à la puissance de ce grand coup de vent harmonique. Il faut reconnaître cependant qu’on se blase sur cette belle sonorité beaucoup plus vite que sur celle de l’orchestre, les timbres des voix étant moins variés que ceux des instruments. Cela se conçoit, il n’y a guère que quatre voix de natures différentes, tandis que le nombre des instruments de diverses espèces s’élève à plus de trente.

     Vous n’attendez pas de moi, je pense, mon cher Desmarest, une analyse de la grande œuvre de Bach, ce travail sortirait tout à fait des limites que j’ai dû m’imposer. D’ailleurs, le fragment qu’on en a exécuté au Conservatoire, il y a trois ans, peut être considéré comme le type du style et de la manière de l’auteur dans cet ouvrage. Les Allemands professent une admiration sans bornes pour ses récitatifs, et leur qualité éminente est précisément celle qui a dû m’échapper n’entendant pas la langue sur laquelle ils sont écrits, et ne pouvant en conséquence apprécier le mérite de l’expression.

     Quand on vient de Paris et qu’on connaît nos mœurs musicales, il faut, pour y croire, être témoin de l’attention, du respect, de la piété avec lesquels un public allemand écoute une telle composition. Chacun suit des yeux les paroles sur le livret ; pas un mouvement dans l’auditoire, pas un murmure d’approbation ni de blâme, pas un applaudissement ; on est au prêche, on entend chanter l’Évangile, on assiste en silence non pas au concert, mais au service divin. Et c’est vraiment ainsi que cette musique doit être entendue. On adore Bach, et on croit en lui, sans supposer un instant que sa divinité puisse jamais être mise en question ; un hérétique ferait horreur, il est même défendu d’en parler. Bach, c’est Bach, comme Dieu c’est Dieu. 

     Quelques jours après l’exécution du chef-d’œuvre de Bach, l’Académie de chant annonça celle de la Mort de Jésus de Graun. Voilà encore une partition consacrée, un saint livre, mais dont les adorateurs se trouvent à Berlin spécialement, tandis que la religion de S. Bach est professée dans tout le nord de l’Allemagne. Vous jugez de l’intérêt que m’offrait cette seconde soirée, surtout après l’impression que j’avais reçue de la première, et de l’empressement que j’aurais mis à connaître l’œuvre de prédilection du maître de chapelle du grand Frédéric ! Voyez mon malheur ! je tombe malade précisément ce jour-là ; le médecin (un grand amateur de musique pourtant, le savant et aimable docteur Gaspard), me défend de quitter ma chambre ; vainement on m’engage encore à venir admirer un célèbre organiste ; le docteur est inflexible ; et ce n’est qu’après la semaine sainte, quand il n’y a plus ni oratorio, ni fugues, ni chorals à entendre, que le bon Dieu me rend à la santé. Voilà la cause du silence que je suis obligé de garder sur le service musical des temples de Berlin, qu’on dit si remarquable. Si jamais je retourne en Prusse, malade ou non, il faudra bien que j’entende la musique de Graun, et je l’entendrai, soyez tranquille, dussé-je en mourir. Mais dans ce cas, il me serait encore impossible de vous en parler.... Ainsi donc, il est décidé que vous n’en saurez jamais rien par moi ; alors faites le voyage, et ce sera vous qui m’en direz des nouvelles.

     Quant aux bandes militaires, il faudrait y mettre bien de la mauvaise volonté pour ne pas en entendre au moins quelques-unes, puisqu’à toutes les heures du jour, à pied ou à cheval, elles parcourent les rues de Berlin. Ces petites troupes isolées ne sauraient toutefois donner une idée de la majesté des grands ensembles que le directeur-instructeur des bandes militaires de Berlin et de Potsdam (Wiprecht) peut former quand il veut. Figurez-vous qu’il a sous ses ordres une masse de six cents musiciens et plus, tous bons lecteurs, possédant bien le mécanisme de leur instrument, jouant juste, et favorisés par la nature de poumons infatigables et de lèvres de cuir. De là l’extrême facilité avec laquelle les trompettes, cors et cornets donnent les notes aiguës que nos artistes ne peuvent atteindre. Ce sont des régiments de musiciens et non des musiciens de régiment. M. le prince de Prusse, allant au-devant du désir que j’avais d’entendre et d’étudier à loisir ses troupes musicales, eut la gracieuse bonté de m’inviter à une matinée organisée chez lui à mon intention, et de donner à Wiprecht des ordres en conséquence.

     L’auditoire était fort peu nombreux ; nous n’étions que douze ou quinze tout au plus. Je m’étonnais de ne pas voir l’orchestre, aucun bruit ne trahissait sa présence, quand une phrase lente en fa mineur, à vous et à moi bien connue, vint me faire tourner la tête du côté de la plus grande salle du palais dont un vaste rideau nous dérobait la vue. S.A.R. avait eu la courtoisie de faire commencer le concert par l’ouverture des Francs-Juges, que je n’avais jamais entendue ainsi arrangée pour des instruments à vent. Ils étaient là trois cent vingt hommes dirigés par Wiprecht, et ils exécutèrent ce morceau difficile avec une précision merveilleuse et cette verve furibonde que vous montrez pour lui, vous autres du Conservatoire, aux grands jours d’enthousiasme et d’entrain.

     Le solo des instruments de cuivre, dans l’introduction, fut surtout foudroyant, exécuté par quinze grands trombones basses, dix-huit ou vingt trombones ténors et altos, douze bass-tubas et une fourmilière de trompettes.

     Le bass-tuba, que j’ai déjà nommé plusieurs fois dans mes précédentes lettres, a détrôné complétement l’ophicléide en Prusse, si tant est, ce dont je doute, qu’il y ait jamais régné. C’est un grand instrument en cuivre, dérivé du bombardon et pourvu d’un mécanisme de cinq cylindres qui lui donne au grave une étendue immense.

     Les notes extrêmes de l’échelle inférieure sont un peu vagues, il est vrai ; mais redoublées à l’octave haute par une autre partie de bass tuba, elles acquièrent une rondeur et une force de vibrations incroyables. Le son du médium et du haut de l’instrument est d’ailleurs très-noble, il n’est point mat, comme celui de l’ophicléide, mais vibrant et très-sympathique au timbre des trombones et trompettes dont il est la vraie contre-basse, et avec lequel il s’unit on ne peut mieux. C’est Wiprecht qui l’a propagé en Prusse. A. Sax en fait maintenant d’admirables à Paris. 

     Les clarinettes me parurent aussi bonnes que les instruments de cuivre ; elles firent surtout des prouesses dans une grande symphonie-bataille composée pour deux orchestres par l’ambassadeur d’Angleterre, comte de Westmoreland.

     Vint ensuite un brillant et chevaleresque morceau d’instruments de cuivre seuls, écrit pour les fêtes de la cour par Meyerbeer, sous ce titre : la Danse aux flambeaux, et dans lequel se trouve un long trille sur le , que dix-huit trompettes à cylindres ont soutenu, en le battant aussi rapidement qu’eussent pu le faire des clarinettes, pendant seize mesures.

     Le concert a fini par une marche funèbre très-bien écrite et d’un beau caractère, composée par Wiprecht. On n’avait fait qu’une répétition !!! 

     C’est dans les intervalles laissés entre les morceaux par ce terrible orchestre, que j’ai eu l’honneur de causer quelques instants avec Mme la princesse de Prusse, dont le goût exquis et les connaissances en composition rendent le suffrage si précieux. S.A.R. parle en outre notre langue avec une pureté et une élégance qui intimidaient fort son interlocuteur. Je voudrais pouvoir tracer ici un portrait shakespearien de la princesse, ou faire entrevoir au moins l’esquisse voilée de sa douce beauté ; je l’oserais peut-être... si j’étais un grand poëte.

     J’ai assisté à l’un des concerts de la cour. Meyerbeer tenait le piano ; il n’y avait pas d’orchestre, et les chanteurs n’étaient autres que ceux du théâtre dont j’ai déjà parlé. Vers la fin de la soirée, Meyerbeer, qui, tout grand pianiste qu’il soit, peut-être même à cause de cela, se trouvait fatigué de sa tâche d’accompagnateur, céda sa place ; à qui ? je vous le donne à deviner... au premier chambellan du roi, à M. le comte de Rœdern, qui accompagna en pianiste et en musicien consommé, le Roi des aulnes, de Schubert, à Mme Devrient ! Que dites-vous de cela ? Voilà bien la preuve d’une étonnante diffusion des connaissances musicales. M. de Rœdern possède en outre un talent d’une autre nature, dont il a donné des preuves brillantes en organisant le fameux bal masqué qui agita tout Berlin, l’hiver dernier, sous le nom de Fête de la cour de Ferrare, et pour lequel Meyerbeer a écrit une foule de morceaux.

     Ces concerts d’étiquette paraissent toujours froids ; mais on les trouve agréables quand ils sont finis, parce qu’ils réunissent ordinairement quelques auditeurs avec lesquels on est fier et heureux d’avoir un instant de conversation. C’est ainsi que j’ai retrouvé chez le roi de Prusse, M. Alexandre de Humboldt, cette éblouissante illustration de la science lettrée, ce grand anatomiste du globe terrestre.

     Plusieurs fois dans la soirée, le roi, la reine et Mme la princesse de Prusse sont venus m’entretenir du concert que je venais de donner au Grand-Théâtre, me demander mon avis sur les principaux artistes prussiens, me questionner sur mes procédés d’instrumentation, etc., etc. Le roi prétendait que j’avais mis le diable au corps de tous les musiciens de sa chapelle. Après le souper, S.M. se disposait à rentrer dans ses appartements, mais venant à moi tout d’un coup et comme se ravisant :

     « — A propos, monsieur Berlioz, que nous donnerez-vous dans votre prochain concert ?
     — Sire, je reproduirai la moitié du programme précédent, en y ajoutant cinq morceaux de ma symphonie de Roméo et Juliette.
     — De Roméo et Juliette ! et je fais un voyage ! Il faut pourtant que nous entendions cela ! Je reviendrai. »

     En effet, le soir de mon second concert, cinq minutes avant l’heure annoncée, le roi descendait de voiture et entrait dans sa loge.

     Maintenant faut-il vous parler de ces deux soirées ? Elles m’ont donné bien de la peine, je vous assure. Et pourtant les artistes sont habiles, leurs dispositions étaient des plus bienveillantes, et Meyerbeer, pour me venir en aide, semblait se multiplier. C’est que le service journalier d’un grand théâtre comme celui de l’Opéra de Berlin a des exigences toujours fort gênantes et incompatibles avec les préparatifs d’un concert ; et, pour tourner et vaincre les difficultés qui surgissaient à chaque instant, Meyerbeer a dû employer plus de force et d’adresse, à coup sûr, que lorsqu’il s’est agi pour lui de monter pour la première fois les Huguenots. Et puis j’avais voulu faire entendre à Berlin les grands morceaux du Requiem, ceux de la Prose (Dies irae, Lacrymosa, etc.), que je n’avais pas encore pu aborder dans les autres villes d’Allemagne ; et vous savez quel attirail vocal et instrumental ils nécessitent. Heureusement j’avais prévenu Meyerbeer de mon intention, et déjà avant mon arrivée il s’était mis en quête des moyens d’exécution dont j’avais besoin. Quant aux quatre petits orchestres d’instruments de cuivre, il fut aisé de les trouver, on en aurait eu trente s’il l’eût fallu ; mais les timbales et les timbaliers donnèrent beaucoup de peine. Enfin, cet excellent Wiprecht aidant, on vint à bout de les réunir.

     On nous plaça pour les premières répétitions dans une splendide salle de concert appartenant au second théâtre, dont la sonorité est telle malheureusement, qu’en y entrant je vis tout de suite ce que nous allions avoir à souffrir. Les sons, se prolongeant outre mesure, produisaient une insupportable confusion et rendaient les études de l’orchestre excessivement difficiles. Il y eut même un morceau (le scherzo de Roméo et Juliette) auquel nous fûmes obligés de renoncer, n’ayant pu parvenir, après une heure de travail, à en dire plus de la moitié. L’orchestre pourtant, je le répète, était on ne peut mieux composé. Mais le temps manquait, et nous dûmes remettre le scherzo au second concert. Je finis par m’accoutumer un peu au vacarme que nous faisions, et à démêler dans ce chaos de sons ce qui était bien ou mal rendu par les exécutants ; nous poursuivîmes donc nos études sans tenir compte de l’effet fort différent, heureusement, de celui que nous obtînmes ensuite dans la salle de l’Opéra. L’ouverture de Benvenuto, Harold, l’Invitation à la valse de Weber, et les morceaux du Requiem furent ainsi appris par l’orchestre seul, les chœurs travaillant à part dans un autre local. A la répétition particulière que j’avais demandée pour les quatre orchestres d’instruments de cuivre du Dies irae et du Lacrymosa, j’observai pour la troisième fois un fait qui m’est resté inexplicable, et que voici :

     Dans le milieu du Tuba mirum se trouve une sonnerie des quatre groupes de trombones sur les quatre notes de l’accord de sol majeur successivement. La mesure est très-large ; le premier groupe doit donner le sol sur le premier temps ; le second, le si sur le second ; le troisième, le sur le troisième et le quatrième, le sol octave sur le quatrième. Rien n’est plus facile à concevoir qu’une pareille succession, rien n’est plus facile à entonner aussi que chacune de ces notes. Eh bien ! quand ce Requiem fut exécuté pour la première fois dans l’église des Invalides à Paris, il fut impossible d’obtenir l’exécution de ce passage. Lorsque j’en fis ensuite entendre des fragments à l’Opéra, après avoir inutilement répété pendant un quart d’heure cette mesure unique, je fus obligé de l’abandonner ; il y avait toujours un ou deux groupes qui n’attaquaient pas ; c’était invariablement celui du si, ou celui du , ou tous les deux. En jetant les yeux, à Berlin, sur cet endroit de la partition, je pensai tout de suite aux trombones rétifs de Paris :

     « — Ah ! voyons, me dis-je, si les artistes prussiens parviendront à enfoncer cette porte ouverte ! »

     Hélas non ! vains efforts ! rage ni patience, rien n’y fait ! Impossible d’obtenir l’entrée du second ni du troisième groupe ; le quatrième même, n’entendant pas sa réplique qui devait être donnée par les autres, ne part pas non plus. Je les prends isolément, je demande au no 2 de donner le si.

     Il le fait très-bien ;

     M’adressant au no 3, je lui demande son .

     Il me l’accorde sans difficulté ;

     Voyons maintenant les quatre notes les unes après les autres, dans l’ordre où elles sont écrites !... Impossible ! tout à fait impossible ! et il faut y renoncer !... Comprenez-vous cela ? et n’y a-t-il pas de quoi aller donner de la tête contre un mur ?...

     Et quand j’ai demandé aux trombonistes de Paris et de Berlin pourquoi ils ne jouaient pas dans la fatale mesure, ils n’ont su que me répondre, ils n’en savaient rien eux-mêmes ; ces deux notes les fascinaient.

     Il faut que j’écrive à H. Romberg qui a monté cet ouvrage à Saint-Pétersbourg pour savoir si les trombones russes ont pu rompre le charme.

     Pour tout le reste du programme, l’orchestre a supérieurement compris et rendu mes intentions. Bientôt nous avons pu en venir à une répétition générale dans la salle de l’Opéra, sur le théâtre disposé en gradins comme pour le concert. Symphonie, ouverture, cantate, tout a marché à souhait ; mais quand est venu le tour des morceaux du Requiem, panique générale, les chœurs que je n’avais pas pu faire répéter moi-même, avaient été exercés dans des mouvements différents des miens, et quand ils se sont vus tout d’un coup mêlés à l’orchestre avec les mouvements véritables, ils n’ont plus su ce qu’ils faisaient ; on attaquait à faux, ou sans assurance ; et dans le Lacrymosa les ténors ne chantaient plus du tout. Je ne savais à quel saint me vouer. Meyerbeer, très-souffrant ce jour-là, n’avait pu quitter son lit ; le directeur des chœurs, Elssler, était malade aussi ; l’orchestre se démoralisait en voyant la débâcle vocale... Un instant je me suis assis, brisé, anéanti, et me demandant si je devais tout planter là et quitter Berlin le soir même. Et j’ai pensé à vous dans ce mauvais moment, en me disant :

     « — Persister, c’est folie ! Oh ! si Desmarest était ici, lui qui n’est jamais content de nos repétitions du Conservatoire, et s’il me voyait décidé à laisser annoncer le concert pour demain, je sais bien ce qu’il ferait ; il m’enfermerait dans ma chambre, mettrait la clé dans sa poche, et irait bravement annoncer à l’intendant du théâtre que le concert ne peut avoir lieu. »

     Vous n’y auriez pas manqué, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous auriez eu tort. En voilà la preuve. Après le premier tremblement passé, la première sueur froide essuyée, j’ai pris mon parti, et j’ai dit :

     « — Il faut que cela marche. »

     Ries et Ganz, les deux maîtres de concert, étaient auprès de moi, ne sachant trop que dire pour me remonter ; je les interpelle vivement :

     « — Êtes-vous sûrs de l’orchestre ?
     — Oui, il n’y a rien à craindre pour lui, nous sommes très-fatigués ; mais nous avons compris votre musique, et demain vous serez content.
     — Or donc, il n’y a qu’un parti à prendre : il faut convoquer les chœurs pour demain matin, me donner un bon accompagnateur, puisque Elssler est malade, et vous, Ganz, ou bien vous, Ries, vous viendrez avec votre violon, et nous ferons répéter le chant pendant trois heures, s’il le faut.
     — C’est cela ; nous y serons, les ordres vont être donnés. »

     En effet, le lendemain matin nous voilà à l’œuvre, Ries, l’accompagnateur et moi ; nous prenons successivement les enfants, les femmes, les premiers soprani, les seconds soprani, les premiers ténors, les seconds ténors, les premières et secondes basses, nous les faisons chanter par groupe de dix, puis par vingt ; après quoi nous réunissons deux parties, trois, quatre, et enfin toutes les voix. Et comme le Phaéton de la fable je m’écrie enfin :.

Qu’est ceci ? Mon char marche à souhait !

     Je fais aux choristes une petite allocution que Ries leur transmet, phrase par phrase, en allemand ; et voilà tous nos gens ranimés, pleins de courage, et ravis de n’avoir point perdu cette grande bataille où leur amour-propre et le mien étaient en jeu. Loin de là, nous l’avons gagnée, et d’une éclatante manière encore. Inutile de dire que, le soir, l’ouverture, la symphonie et la cantate du Cinq mai ont été royalement exécutées. Avec un pareil orchestre et un chanteur comme Bœtticher, il n’en pouvait pas être autrement. Mais quand est venu le Requiem, tout le monde étant bien attentif, bien dévoué et désireux de me seconder, les orchestres et le chœur étant placés dans un ordre parfait, chacun étant à son poste, rien ne manquait, nous avons commencé le Dies irae. Point de faute, point d’indécision ; le chœur a soutenu sans sourciller l’assaut instrumental ; la quadruple fanfare a éclaté aux quatre coins du théâtre qui tremblait sous les roulements des dix timbaliers, sous le tremolo de cinquante archets déchaînés ; les cent vingt voix, au milieu de ce cataclysme de sinistres harmonies, de bruits de l’autre monde, ont lancé leur terrible prédiction :

Judex ergo cum sedebit
Quidquid latet apparebit !

     Le public a un instant couvert de ses applaudissements et de ses cris l’entrée du Liber scriptus, et nous sommes arrivés aux derniers accords sotto voce du Mors stupebit, frémissants mais vainqueurs. Et quelle joie parmi les exécutants, quels regards échangés d’un bout à l’autre du théâtre ! Quant à moi, j’avais le battant d’une cloche dans la poitrine, une roue de moulin dans la tête, mes genoux s’entre-choquaient, j’enfonçais mes ongles dans le bois de mon pupitre, et si, à la dernière mesure, je ne m’étais efforcé de rire et de parler très-haut et très-vite avec Ries, qui me soutenait, je suis bien sûr que, pour la première fois de ma vie j’aurais, comme disent les soldats, tourné de l’œil d’une façon fort ridicule. Une fois le premier feu essuyé, le reste n’a été qu’un jeu, et le Lacrymosa a terminé, à l’entière satisfaction de l’auteur, cette soirée apocalyptique.

     A la fin du concert, beaucoup de gens me parlaient, me félicitaient, me serraient la main ; mais je restais là sans comprendre... sans rien sentir... le cerveau et le système nerveux avaient fait un trop rude effort ; je me crétinisais pour me reposer. Il n’y eut que Wiprecht, qui, par son étreinte de cuirassier, eut le talent de me faire revenir à moi. Il me fit vraiment craquer les côtes, le digne homme, en entremêlant ses exclamations de jurements tudesques, auprès desquels ceux de Guhr ne sont que des Ave Maria.

     Qui eût alors jeté la sonde dans ma joie pantelante, certes, n’en eût pas trouvé le fond. Vous avouerez donc qu’il est quelquefois sage de faire une folie ; car sans mon extravagante audace, le concert n’eût pas eu lieu, et les travaux du théâtre étaient pour longtemps réglés de manière à ne pas permettre de recommencer les études du Requiem.

     Pour le second concert j’annonçai, comme je l’ai dit plus haut, cinq morceaux de Roméo et Juliette. La Reine Mab était du nombre. Pendant les quinze jours qui séparèrent la seconde soirée de la première, Ganz et Taubert avaient étudié attentivement la partition de ce scherzo, et quand ils me virent décidé à le donner, ce fut leur tour d’avoir peur :

     « — Nous n’en viendrons pas à bout, me dirent-ils, vous savez que nous ne pouvons faire que deux répétitions, il en faudrait cinq ou six, rien n’est plus difficile, ni plus dangereux ; c’est une toile d’araignée musicale, et sans une délicatesse de tact extraordinaire, on la mettra en lambeaux.
     — Bah ! je parie qu’on s’en tirera encore ; nous n’avons que deux répétitions, il est vrai, mais il n’y a que cinq morceaux nouveaux à apprendre, dont quatre ne présentent pas de grandes difficultés. D’ailleurs, l’orchestre a déjà une idée de ce scherzo par la première épreuve partielle que nous en avons faite, et Meyerbeer en a parlé au roi qui veut l’entendre, et je veux que les artistes aussi sachent ce que c’est, et il marchera. »

     Et il a marché presque aussi bien qu’à Brunswick. On peut oser beaucoup avec de pareils musiciens, avec des musiciens, qui, d’ailleurs, avant d’être dirigés par Meyerbeer, furent pendant si longtemps sous le sceptre de Spontini. Ce second concert a eu le même résultat que le premier, les fragments de Roméo ont été fort bien exécutés. La Reine Mab a beaucoup intrigué le public, et même des auditeurs savants en musique, témoin Mme la princesse de Prusse, qui a voulu absolument savoir comment j’avais produit l’effet d’accompagnement de l’allegretto et ne se doutait pas que ce fût avec des sons harmoniques de violons et de harpes à plusieurs parties. Le roi a préféré le morceau de la Fête chez Capulet et m’en a fait demander une copie ; mais je crois que les sympathies de l’orchestre ont été plutôt pour la scène d’amour (l’adagio). Les musiciens de Berlin auraient, en ce cas, la même manière de sentir que ceux de Paris. Mlle Hähnel avait chanté simplement à la répétition les couples de contralto du prologue ; mais au concert elle crut devoir, à la fin de ces deux vers :

« Où se consume
Le rossignol en longs soupirs ! »

orner le point d’orgue d’un long trille pour imiter le rossignol. Oh ! mademoiselle !!! quelle trahison ! et vous avez l’air d’une si bonne personne !

     Eh bien ! au Dies irae, au Tuba mirum, au Lacrymosa, ’Offertoire du Requiem, aux ouvertures de Benvenuto et du Roi Lear, à Harold, à sa Sérénade, à ses Pèlerins et à ses Brigands, à Roméo et Juliette, au concert et au bal de Capulet, aux espiègleries de la Reine Mab, à tout ce que j’ai fait entendre à Berlin, il y a des gens qui ont préféré tout bonnement Le Cinq mai !... Les impressions sont diverses comme les physionomies, je le sais ; mais quand on me disait cela je devais faire une singulière grimace. Heureusement que je cite là des opinions tout à fait exceptionnelles.

     Adieu, mon cher Desmarest ; vous savez que nous avons une antienne à réciter au public, dans quelques jours, au Conservatoire ; ramenez-moi vos seize violoncelles, les grands chanteurs, je serai bien heureux de les réentendre et de vous voir à leur tête. Il y a si longtemps que nous n’avons chanté ensemble ! Et pour leur faire fête, dites-leur que je les conduirai avec le bâton de Mendelssohn.

Tout à vous.

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1. Aux deux dernières exécutions du Requiem dans l’église de Saint-Eustache à Paris, ce passage a pourtant enfin été rendu sans faute.

 

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