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A TRAVERS CHANTS

Par

HECTOR BERLIOZ

IX. L’ORPHÉE DE GLUCK

AU THÉATRE LYRIQUE

    Au mois de novembre 1859, M. Carvalho, directeur du Théâtre-Lyrique, a osé entreprendre de remettre en scène l’Orphée de Gluck, et a obtenu par ce coup d’audace un des plus grands succès dont nous ayons été témoins. Il fallait être hardi, en effet, et parfaitement convaincu que le beau est beau pour braver les préventions des esprits frivoles, les préjugés des routiniers qui de toutes parts s’élevaient contre sa tentative. Il fallait aussi fermer l’oreille aux récriminations des gens intéressés à se montrer hostiles à la résurrection des chefs-d’œuvre qu’il suffit de montrer pour faire établir par le public intelligent d’écrasantes comparaisons. Bien plus, il fallait avec des ressources bornées arriver à une de ces exécutions fidèles, animées, vivantes, faute desquelles tant et tant de magnifiques productions sont trop souvent calomniées, défigurées, anéanties.

    A Paris, quand on le veut bien et qu’on sait choisir, on trouve aisément à former un excellent orchestre, un chœur satisfaisant, une collection de demi-chanteurs pour remplir passablement les demi-rôles dans un opéra ; mais s’il s’agit de s’assurer d’un artiste de premier ordre pour une de ces grandes figures qui ne supportent rien d’incomplet ni de mesquin dans leur reproduction, la difficulté est presque toujours insurmontable. Orphée est de celles-là. Où trouver le ténor réunissant les qualités spéciales que la représentation de ce personnage exige : connaissance profonde de la musique, habileté dans le chant large ; possession complète du style simple et sévère ; organe puissant et noble ; profonde sensibilité, expression du visage, beauté et naturel du geste ; enfin compréhension parfaite et par suite amour raisonné de l’œuvre de Gluck ? Heureusement le directeur du Théâtre-Lyrique savait que le rôle d’Orphée fut écrit dans l’origine pour une voix de contralto, il comprit qu’en le faisant accepter à Mme Viardot il assurait le succès de son entreprise. Il y parvint. Une fois sûr du concours de la grande artiste, il fit entreprendre pour la partition un travail spécial que nous allons indiquer.

    L’Orfeo ed Euridice, azione teatrale per la musica, del signor Cavaliere Cristoforo Gluck, fut d’abord un opéra en trois actes fort courts, dont le texte italien avait été écrit par Calzabigi. Il fut représenté pour la première fois à Vienne, en 1764, bientôt après à Parme, puis sur une foule d’autres théâtres d’Italie.

    A Vienne, les rôles étaient ainsi distribués :
    Orfeo, signor Gaetano Guadagni (contralto castrat) ;
    Euridice, signora Marianna Bianchi ;
    Amore, signora Lucia Clavarau.

    On a même conservé le nom du maître des ballets, Gasparo Angiolini, et celui du metteur en scène, Maria Quaglio.

    Plus tard, Gluck, étant venu en France pour reproduire Orphée sur la scène de l’Académie royale de musique, fit traduire le libretto de Calzabigi par M. Moline, transposa ou fit transposer le rôle principal pour la voix de haute-contre (ténor haut) du chanteur Legros, ajouta beaucoup de morceaux nouveaux à sa partition, et fit subir aux anciens une foule de modifications importantes. Parmi les morceaux nouveaux, nous signalerons seulement le premier air de l’Amour :

Si les doux accords de ta lyre ;

celui d’Eurydice avec chœur :

Cet asile aimable et tranquille ;

l’air de bravoure qu’il introduisit à la fin du premier acte :

L’espoir renaît dans mon âme ;

l’air pantomine pour flûte seule dans la première scène des champs Élysées, et plusieurs airs de ballet fort développés.

    En outre, il ajouta six mesures au premier chant d’Orphée, dans la scène infernale, trois au second, trois à la péroraison de l’air : « Che faro senza Euridice », une seule au chœur des ombres heureuses : « Torna o bella al tuo consorte. » (il s’aperçut fort tard que l’absence de cette mesure détruisait la régularité de la phrase finale). Il réinstrumenta presque de fond en comble la délicieuse symphonie descriptive qui sert d’accompagnement au chant d’Orphée à son entrée dans les champs Élyséens :

Che puro ciel ! che chiaro sol !

supprima plus de quarante mesures dans le récitatif qui commence le troisième acte et en refit entièrement un second.

    Ces remaniements, et quelques-uns que je néglige d’indiquer ici, étaient tous à l’avantage de la partition. Malheureusement d’autres corrections furent faites, peut-être par une main étrangère, qui mutilèrent certains passages de la plus barbare façon. Ces mutilations ont été conservées dans la partition française gravée, et toujours reproduites aux exécutions d’Orphée que j’ai entendues si souvent à l’Opéra, de 1825 à 1830. Il y avait, à l’époque où Gluck écrivit l’Orfeo à Vienne, un instrument à vent dont on se sert encore aujourd’hui dans quelques églises d’Allemagne pour accompagner les chorals, et qu’il nomme cornetto. Il est en bois, percé de trous, et se joue avec une embouchure de cuivre ou de corne semblable à l’embouchure de la trompette.

    Dans la cérémonie religieuse funèbre qui se fait autour du tombeau d’Eurydice, au premier acte d’Orfeo, Gluck adjoignit le cornetto aux trois trombones pour accompagner les quatre parties du chœur. Le cornetto, n’étant pas connu à l’Opéra de Paris, fut plus tard supprimé sans être remplacé par un autre instrument, et les soprani du chœur, dont il suit le dessin à l’unisson dans la partition italienne, furent ainsi privés de leur doublure instrumentale. Dans la troisième strophe de la romance du premier acte :

Piango il mio ben cosi,

l’auteur a introduit deux cors anglais. L’orchestre de l’Opéra français n’en possédant pas, les cors anglais furent remplacés par deux clarinettes.

    Aux voix de contralto, d’un si heureux effet dans les chœurs, et que Gluck employa dans Orfeo, comme tous les maîtres italiens et allemands, on substitua à Paris les voix criardes de haute-contre. Bien plus, dans le chœur des champs Élysées

Viens dans ce séjour paisible,

au passage des coryphées chantant :

Eurydice va paraître

si bien écrit dans la partition italienne, cette partie de haute-contre fut modifiée, sans qu’on puisse concevoir pourquoi, de manière à produire quatre fois la faute d’harmonie la plus plate qui se puisse commettre.

    Quant aux fautes de gravure existant dans les deux partitions, l’italienne et la française, aux indications essentielles omises, aux nuances mal placées, je n’en finirais pas de les signaler.

    Gluck semble avoir été d’une paresse extrême, et fort peu soucieux de rédiger, non seulement avec la correction harmonique digne d’un maître, mais même avec le soin d’un bon copiste, ses plus belles compositions. Souvent, pour ne pas se donner la peine d’écrire la partie de l’alto de l’orchestre, il l’indique par ces mots : « col basso », sans prendre garde que par suite de cette indication la partie d’alto qui se trouve à la double octave haute des basses va monter au-dessus des premiers violons. En quelques endroits, dans le dernier chœur des ombres heureuses, par exemple, il a même écrit en toutes notes cette partie trop haut et de façon à produire des octaves entre les deux parties extrêmes de l’harmonie ; faute d’enfant qu’on est aussi surpris qu’affligé de trouver là.

    Enfin des trombones furent ajoutés par l’un des anciens chefs d’orchestre de l’Opéra dans certaines parties de la scène des enfers où l’auteur n’en avait pas mis, ce qui affaiblissait nécessairement l’effet de leur intervention dans la fameuse réponse des démons (Non !) où le compositeur a voulu les faire entendre.

    On conçoit maintenant le genre de travail qu’il a fallu faire pour remettre cet ouvrage en ordre, approprier à la voix de contralto les récitatifs et airs nouveaux ajoutés par Gluck au rôle principal, lors de sa transformation en Orphée ténor, ôter les trombones ajoutés par un inconnu, et remplacer par un cornet moderne en cuivre le cornetto en bois dont personne ne joue à Paris, et qui double les soprani du chœur en marchant avec le groupe des trombones au premier acte et au second.

    De plus on a corrigé dans le livret quelques vers de M. Moline dont la niaiserie paraissait dangereuse et inacceptable même par un public accoutumé au style des Molines de notre temps.

    Pouvait-on, par exemple, laisser dire à Eurydice, qui veut absolument se faire regarder par son époux

Contente mon envie !

et quelques autres gentillesses semblables ?...

    Après ce long préambule, nécessaire peut-être, nous sommes plus à l’aise pour parler de l’Orphée de Gluck et de la façon dont il a été remis en scène au Théâtre-Lyrique.

    M. Janin l’écrivait dernièrement : « Nous ne reprenons pas les chefs-d’œuvre, ce sont les chefs-d’œuvre qui nous reprennent. »

    En effet, voilà qu’Orphée nous a repris, nous tous qui sommes de bonne prise. Quant aux autres, quant à ces Polonius qui trouvent tout trop long et à qui il faut un conte grivois ou quelque sale parodie pour les tenir éveillés, aucun chef-d’œuvre ne voudrait d’eux, et Orphée n’aurait garde de les reprendre.

    On sait cela, et pourtant on sent son cœur se serrer en écoutant les opinions diverses émises par la foule toutes les fois qu’une production importante de l’art est soumise à son jugement. On sent son cœur se soulever, surtout si, après de nobles émotions, on entend discuter le produit probable en gros sous de l’œuvre qui les a causées, et répéter autour de soi cette phrase infâme : « Cela fera-t-il de l’argent ? »

    Mais n’abordons pas ces questions de lucre et de trafic auxquelles on ramène tout aujourd’hui, laissons-nous aller franchement aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne nous donnons pas de la peine pour nous empêcher d’avoir du plaisir. Qu’est-ce que le génie ? Qu’est-ce que la gloire ? Qu’est-ce que le beau ? Je ne sais, et ni vous, monsieur, ni vous, madame, ne le savez mieux que moi. Seulement il me semble que si un artiste a pu produire une œuvre capable de faire naître en tout temps des sentiments élevés, de belles passions dans le cœur d’une certaine classe d’hommes que nous croyons, par la délicatesse de leurs organes et la culture de leur esprit, supérieurs aux autres hommes, il me semble, dis-je, que cet artiste a du génie, qu’il mérite la gloire, qu’il a produit du beau. Tel fut Gluck. Son Orphée est presque centenaire, et après un siècle d’évolutions, de révolutions, d’agitations diverses dans l’art et dans tout, cette œuvre a profondément attendri et charmé le public du Théâtre-Lyrique. Qu’importe, après cela, l’opinion des gens à qui il faut, comme au Polonius de Shakspeare, un conte grivois pour les empêcher de s’endormir... Les affections et les passions d’art sont comme l’amour : on aime parce qu’on aime, et sans tenir le moindre compte des conséquences plus ou moins funestes de l’amour.

    Oui, l’immense majorité des auditeurs, à la première représentation d’Orphée, a éprouvé une admiration sincère pour tant de traits de génie répandus dans cette ancienne partition. On a trouvé les chœurs de l’introduction d’un caractère sombre parfaitement motivé par le drame, et constamment émouvants, par la lenteur même de leur rhythme et la solennité triste de leur mélodie. Ce cri douloureux d’Orphée « Eurydice ! » jeté par intervalles au milieu des lamentations du chœur, est admirable, disait-on de toutes parts. La musique de la romance :

Objet de mon amour,
Je te demande au jour
Avant l’aurore,

est une digne traduction des vers de Virgile

Te dulcis conjux, te solo in littore secum,
Te veniente die, te decedente canebat.

    Les récitatifs dont les deux strophes de ce morceau sont précédées et suivies ont une vérité d’accent et une élégance de formes très-rares ; l’orchestre lointain, placé dans la coulisse et répétant en écho la fin de chaque phrase du poëte éploré, en augmente encore le charme douloureux. Le premier air de l’Amour a une certaine grâce malicieuse comme celle que l’on prête au dieu de Paphos ; le second contient beaucoup de formules de mauvais goût et qui ont en conséquence vieilli. L’air de bravoure a vieilli bien plus encore. Au reste, hâtons-nous de dire qu’il n’est pas de Gluck. Ce morceau, dont la présence dans la partition d’Orphée est inexplicable, est tiré d’un opéra de Tancredi, d’un maître italien nommé Bertoni. Nous en parlerons tout à l’heure.

    Dans l’acte des Enfers, l’introduction instrumentale, l’air pantomime des Furies, le chœur des Démons, menaçants d’abord et peu à peu touchés, domptés par le chant d’Orphée, les déchirantes et pourtant mélodieuses supplications de celui-ci, tout est sublime.

    Et quelle merveille que la musique des champs Élysées ! ces harmonies vaporeuses, ces mélodies mélancoliques comme le bonheur, cette instrumentation douce et faible donnant si bien l’idée de la paix infinie !... tout cela caresse et fascine. On se prend à détester les sensations grossières de la vie, à désirer de mourir pour entendre éternellement ce divin murmure.

    Que de gens, qui rougissent de laisser voir leur émotion, ont versé des larmes,. en dépit de leurs efforts pour les contenir, au dernier chœur de cet acte :

Près du tendre objet qu’on aime,

au suave monologue d’Orphée décrivant le séjour bienheureux :

Quel nouveau ciel pare ces lieux !

    Enfin le duo plein d’une agitation désespérée, l’accent tragique du grand air d’Eurydice, le thème mélodieux de celui d’Orphée :

J’ai perdu mon Eurydice...

entrecoupé de mouvements lents épisodiques de la plus poignante expression, et le court mais admirable largo :

Oui, je te suis, cher objet de ma foi.

où se reconnaît si bien le sentiment de joie extatique de l’amant qui va mourir pour rejoindre son aimée, ont paru couronner dignement ce beau poëme antique que Gluck nous a légué, et dont quatre-vingt-quinze années n’ont altéré ni la force expressive ni la grâce. Je crois avoir dit tout à l’heure qu’on n’avait touché à l’instrumentation qu’afin de la rendre absolument telle que Gluck l’a composée.

    Mademoiselle Marimon est gracieuse dans le rôle de l’Amour ; elle laisse voir de temps en temps un désir de ralentir les mouvements contre lequel nous l’engageons à se tenir en garde. Il ne faut pas oublier que son personnage est le dieu ailé de Paphos et de Cnide, et non la déesse de la sagesse.

    On a fait répéter à Mademoiselle Moreau (l’Ombre heureuse) l’air avec chœur : « Cet asile aimable et tranquille », qui exige un soprano aigu, et qu’elle a purement chanté. Mademoiselle Sax met beaucoup d’énergie, un peu trop même, dans le rôle de l’amante d’Orphée. Eurydice est une jeune femme douce, timide, et son chant ne comporte guère les grands éclats de voix ; Mlle Sax a fort bien dit toutefois son air : « Fortune ennemie. »

    Pour parler maintenant de madame Viardot, c’est toute une étude à faire. Son talent est si complet, si varié, il touche à tant de points de l’art, il réunit à tant de science une si entraînante spontanéité, qu’il produit à la fois l’étonnement et l’émotion ; il frappe et attendrit ; il impose et persuade. Sa voix, d’une étendue exceptionnelle, est au service de la plus savante vocalisation et d’un art de phraser le chant large dont les exemples sont bien rares aujourd’hui. Elle réunit à une verve indomptable, entraînante, despotique, une sensibilité profonde et des facultés presque déplorables pour exprimer les immenses douleurs. Son geste est sobre, noble autant que vrai, et l’expression de son visage, toujours si puissante, l’est plus encore dans les scènes muettes que dans celles où elle doit renforcer l’accentuation du chant.

    Au début du premier acte d’Orphée, ses poses auprès du tombeau d’Eurydice rappellent celles de certains personnages des paysages de Poussin, ou plutôt certains bas-reliefs que Poussin prit pour modèles. Le costume viril antique, d’ailleurs, lui sied on ne peut mieux.

    Mme Viardot, à partir de son premier récitatif :

Aux mânes sacrés d’Eurydice
Rendez les suprêmes honneurs,
Et couvrez son tombeau de fleurs,

s’est emparée de l’auditoire. Chaque mot, chaque note portaient. La grande et belle mélodie, « Objet de mon amour », dite avec une largeur de style incomparable et une profonde douleur calme, a plusieurs fois été interrompue par les exclamations échappées aux auditeurs les plus impressionnables. Rien de plus gracieux que son geste, de plus touchant que sa voix, lorsqu’elle se tourne vers le fond de la scène, contemple les arbres du bois sacré et dit :

Sur ces troncs dépouillés de l’écorce naissante
On lit ce mot, gravé par une main tremblante :

Voilà l’élégie, voilà l’idylle antique, c’est Théocrite, c’est Virgile.

    Mais à ce cri :

Implacables tyrans, j’irai vous la ravir !

tout change, la rêverie et la douleur cèdent la place à l’enthousiasme et à la passion. Orphée saisit sa lyre, il va descendre aux enfers ;

Les monstres du Ténare ne l’épouvantent pas.

il ramènera Eurydice. Dire ce que Mme Viardot a fait de cet air de bravoure est à peu près impossible. On ne songe pas, en l’écoutant, au style du morceau. On est saisi, entraîné par ce torrent de vocalisations impétueuses motivées par la situation.

    On sait comment Mme Viardot chante la scène des enfers ; elle l’a exécutée souvent à Londres et à Paris. Jamais pourtant, et cela se conçoit, elle n’y mit, au concert, cette ardeur de supplication, ces tremblements de voix, ces sons mourants qui rendent vraisemblable l’attendrissement des larves, des spectres et des monstres infernaux.

    Mais, et c’est ici que s’est manifesté avec le plus d’évidence le talent de l’actrice, nous voici dans le séjour de l’éternelle paix. Émues par le chant d’Orphée, les ombres légères, simulacres privés de la vie, viennent des profondeurs de l’Érèbe, nombreuses comme ces milliers d’oiseaux qui se cachent dans les feuillages :

Matres, atque viri, defunctaque corpora vita
Magnanimum heroum, pueri, innuptaeque puellae.

    Il s’agissait pour la grande artiste d’atteindre à la hauteur de la poésie virgilienne, et certes elle y est parvenue.

    Rien de plus solennel que son entrée dans cette partie de l’Élysée que viennent d’abandonner les ombres, rien de plus doucement grave que ces beaux sons de contralto qu’on entend s’exhaler au fond de la scène dans cette solitude, pendant l’harmonieux murmure des eaux et du feuillage, à ces mots :

Quel nouveau ciel pare ces lieux !

    Mais l’aimée ne paraît point ; où la trouver? Orphée s’inquiète ; le sourire qui illuminait ses traits s’efface. Eurydice ! Eurydice ! en quels lieux es-tu ? Viennent les jeunes ombres, les jeunes belles, les amantes, les vierges, « innuptae puellae », groupées de trois en trois, de deux en deux, les bras enlacés, la tête légèrement inclinée sur l’épaule, l’œil curieux, tournant en silence autour du vivant. Orphée, de plus en plus anxieux, va de groupe en groupe, examinant ces beaux jeunes visages pâles, espérant reconnaître celui d’Eurydice, et toujours trompé dans son attente. Le découragement, la crainte, s’emparent de lui, il va désespérer, quand des voix s’élevant d’un bosquet peu éloigné lui chantent sur une ineffable mélodie

Eurydice va paraître
Avec de nouveaux attraits.

Alors sa joie renaît ; il sourit de ce sourire mouillé de larmes que font naître les suprêmes ravissements. Les ombres amènent enfin la douce épouse, « dulcis conjux ». Orphée, sans se retourner, sans la voir, et averti de son approche par le sens inconnu de l’extase, le sens du grand amour, commence à frissonner. La main d’Eurydice est mise dans la sienne ; à ce contact adoré, on le voit bouleversé, haletant, près de tomber sans force. Il s’éloigne cependant d’un pas incertain, entraînant Eurydice encore froide et étonnée, et gravit ainsi la colline qui conduit sous le ciel des vivants, pendant que les ombres immobiles et silencieuses tendent d’en bas, en signe d’adieu, leurs bras vers les deux amants. Quel tableau ! quelle musique ! et quelle pantomime de Mme Viardot ! C’est le sublime dans la grâce, c’est l’idéal de l’amour, c’est divinement beau.

    O Polonius sans cœur qui ne sentez pas cela, vous êtes bien à plaindre.

    Nous avons à admirer beaucoup encore. Sans parler de l’agitation douloureuse avec laquelle Mme Viardot a dit toute la partie d’Orphée dans le grand duo :

Viens, suis un époux qui t’adore.

de son attitude et de son accent dans son aparté de l’autre duo, à ces mots placés sur une déchirante progression chromatique :

Que mon sort est à plaindre !

    Il nous reste à signaler le chef-d’œuvre culminant de la grande artiste dans cette création du rôle d’Orphée ; je veux parler de son exécution de l’air célèbre :

J’ai perdu mon Eurydice.

Gluck a dit quelque part : « Changez la moindre nuance de mouvement et d’accent à cet air, et vous en ferez un air de danse. » Mme Viardot en fait ce qu’il en fallait faire, c’est-à-dire ce qu’il est, un de ces prodiges d’expression à peu près incompréhensibles pour les chanteurs vulgaires, et qui sont, hélas ! si souvent profanés. Elle en a dit le thème de trois façons différentes : d’abord dans son mouvement lent avec une douleur contenue, puis, après l’adagio épisodique

Mortel silence !
Vaine espérance !

en sotto voce, pianissimo, d’une voix tremblante, étouffée par un flot de larmes, et enfin, après le second adagio, elle a repris le thème sur un mouvement plus animé, en quittant le corps d’Eurydice auprès duquel elle était agenouillée, et en s’élançant, folle de désespoir, vers le côté opposé de la scène, avec tous les cris, tous les sanglots d’une douleur éperdue. Je n’essayerai pas de décrire les transports de l’auditoire à cette scène bouleversante. Quelques admirateurs maladroits se sont même oubliés jusqu’à crier bis avant le sublime passage :

Entends ma voix qui t’appelle,

et on a eu beaucoup de peine à leur imposer silence. Certaines gens crieraient bis pour la scène de Priam dans la tente d’Achille, ou pour le To be or not to be d’Hamlet. Pourquoi faut-il que l’on puisse reprocher à Mme Viardot un changement déplorable à la fin de cet air, changement produit par une tenue qu’elle fait sur le sol aigu et qui oblige, non seulement d’arrêter l’orchestre quand Gluck le précipite impétueusement vers la conclusion, mais encore de modifier l’harmonie et de substituer l’accord de la dominante à celui de la sixte sur la sous-dominante ; de faire enfin le contraire de ce que Gluck a voulu !

    Pourquoi peut-on lui reprocher aussi quelques autres altérations du texte et quelques roulades déplacées dans un récitatif ?

    Hélas !

    La mise en scène, je l’ai déjà dit, est digne de l’œuvre musicale. On ne saurait imaginer rien de plus ingénieux ni de plus en rapport avec le sujet, surtout pour les champs Élysées et pour la scène des enfers. Les costumes d’ailleurs sont charmants et les danses suffisantes. Cette résurrection de la poétique partition de Gluck fait le plus grand honneur à M. Carvalho et lui donne des titres à la reconnaissance de tous les amis de l’art.

* Cet air, dans la partition, appartient au rôle d’Eurydice.

 

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