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A TRAVERS CHANTS

Par

HECTOR BERLIOZ

VIII. LES MAUVAIS CHANTEURS, LES BONS CHANTEURS

LE PUBLIC, LES CLAQUEURS

    Je l’ai déjà dit, un chanteur ou une cantatrice capable de chanter seize mesures seulement de bonne musique avec une voix naturelle, bien posée, sympathique, et de les chanter sans efforts, sans écarteler la phrase, sans exagérer jusqu’à la charge les accents, sans platitude, sans afféterie, sans mièvreries, sans fautes de français, sans liaisons dangereuses, sans hiatus, sans insolentes modifications du texte, sans transposition, sans hoquets, sans aboiements, sans chevrotements, sans intonations fausses, sans faire boiter le rhythme, sans ridicules ornements, sans nauséabondes appogiatures, de manière enfin que la période écrite par le compositeur devienne compréhensible, et reste tout simplement ce qu’il l’a faite, est un oiseau rare, très-rare, excessivement rare.

    Sa rareté deviendra bien plus grande encore si les aberrations du goût du public continuent à se manifester, comme elles le font, avec éclat, avec passion, avec haine pour le sens commun.

    Un homme a-t-il une voix forte, sans savoir le moins du monde s’en servir, sans posséder les notions les plus élémentaires de l’art du chant : s’il pousse un son avec violence, on applaudit violemment la sonorité de cette note.

    Une femme possède-t-elle pour tout bien une étendue de voix exceptionnelle : quand elle donne, à propos ou non, un sol ou un fa grave plus semblable au râle d’un malade qu’à un son musical, ou bien un fa aigu aussi agréable que le cri d’un petit chien dont on écrase la patte, cela suffit pour que la salle retentisse d’acclamations.

    Celle-ci, qui ne pourrait faire entendre la moindre mélodie simple sans vous causer des crispations, dont la chaleur d’âme égale celle d’un bloc de glace du Canada, a-t-elle le don de l’agilité instrumentale : aussitôt qu’elle lance ses serpenteaux, ses fusées volantes, à seize doubles croches par mesure, dès qu’elle peut de son trille infernal vous vriller le tympan avec une insistance féroce pendant une minute entière sans reprendre haleine, vous êtes assuré de voir bondir et hurler d’aise

Les claqueurs monstrueux au parterre accroupis.

    Un déclamateur s’est-il fourré en tête que l’accentuation vraie ou fausse, mais outrée, est tout dans la musique dramatique, qu’elle peut tenir lieu de sonorité, de mesure, de rhythme, qu’elle suffit à remplacer le chant, la forme, la mélodie, le mouvement, la tonalité ; que, pour satisfaire les exigences d’un tel style ampoulé, boursouflé, bouffi, crevant d’emphase, on a le droit de prendre avec les plus admirables productions les plus étranges libertés : quand il met ce système en pratique devant un certain public, l’enthousiasme le plus vif et le plus sincère le récompense d’avoir égorgé un grand maître, abîmé un chef-d’œuvre, mis en loque une belle mélodie, déchiré comme un haillon une passion sublime.

    Ces gens-là ont une qualité qui, en tout cas, ne suffirait point à faire d’eux des chanteurs, mais qu’ils ont d’ailleurs, en l’exagérant, transformée en défaut, en vice repoussant. Ce n’est plus un grain de beauté, c’est une verrue, un polype, une loupe qui s’étale sur un visage d’une insignifiance parfaite, quand il n’est pas d’une laideur absolue. De pareils praticiens sont les fléaux de la musique ; ils démoralisent le public, et c’est une mauvaise action de les encourager. Quant aux chanteurs qui ont une voix, une voix humaine et qui chantent, qui savent vocaliser et qui chantent, qui savent la musique et qui chantent, qui savent le français et qui chantent, qui savent accentuer avec discernement et qui chantent, et qui tout en chantant respectent l’œuvre et l’auteur dont ils sont les interprètes attentifs, fidèles et intelligents, le public n’a trop souvent pour eux qu’un dédain superbe ou de tièdes encouragements. Leur visage régulier, tout uni, n’a pas de grain de beauté, pas de loupe, pas la moindre verrue. Ils ne portent pas d’oripeaux, ils ne dansent pas sur la phrase. Ceux-là n’en sont pas moins les véritables chanteurs utiles et charmants, qui, restant dans les conditions de l’art, méritent les suffrages des gens de goût en général, et la reconnaissance des compositeurs en particulier. C’est par eux que l’art existe, c’est par les autres qu’il périt. Mais, direz-vous, oserait-on prétendre que le public n’applaudit pas aussi, et très-chaleureusement, de grands artistes maîtres de toutes les ressources réelles du chant dramatique musical, doués de sensibilité, d’intelligence, de virtuosité et de cette faculté si rare qu’on nomme l’inspiration ? Non, sans doute ; le public quelquefois applaudit aussi ceux-là. Le public ressemble alors à ces requins qui suivent les navires et qu’on pêche à la ligne : il avale tout, le morceau de lard et le harpon.

 

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