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Julien Tiersot: Berlioziana

21. Berlioz. BibliothÉcaire du Conservatoire

    Cette page présente les quatre articles publiés par Julien Tiersot dans la série Berlioziana avec le sous-titre “Berlioz. Bibliothécaire du Conservatoire”. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.

    Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale, par exemple [CG no. 608].

Le Ménestrel, 22 Juillet 1911

Le Ménestrel, 29 Juillet 1911

Le Ménestrel, 5 Août 1911

Le Ménestrel, 12 Août 1911

Le Ménestrel, 22 Juillet 1911, p. 226-227

BERLlOZ

Bibliothécaire du Conservatoire

[BERLIOZIANA — CHAPITRE V]

    Ce chapitre ne sera pas très long, — bien qu’il doive être moins vide qu’on ne se plairait à l’imaginer, sur la foi des légendes.

    Lorsqu’en octobre 1821, Berlioz, âgé de dix-sept ans et dix mois, arriva à Paris, venant de la Côte-Saint-André, sa première visite, comme c’était son devoir, fut pour l’École de médecine. La seconde fut pour l’Opéra (à moins que ce fût l’inverse). Nous croirions volontiers que la troisième fut pour la Bibliothèque du Conservatoire (1).

« Ayant appris, dit-il dans ses Mémoires, que cette bibliothèque, avec ses innombrables partitions, était ouverte au public, je ne pus résister au désir d’y aller étudier les œuvres de Gluck, pour lesquelles j’avais déjà une passion instinctive, et qu’on ne représentait pas en ce moment à l’Opéra. Une fois admis dans ce sanctuaire je n’en sortis plus… Je lus et je relus les partitions de Gluck, je les copiai, je les appris par cœur, elles me firent perdre le sommeil, oublier le boire et le manger ; j’en délirai ».

    Telles furent les premières impressions que le futur auteur des Troyens ressentit dans ce temple aujourd’hui dédié à la docte science de Musicographie. Des traces sont restées de ces manifestations de son prosélytisme. « Je copiai les partitions de Gluck », écrit-il. Et l’on m’a signalé naguère que l’organiste actuel de Belley, M. Bœtz, conserve une partition d’Iphigénie en Tauride copiée de la main de Berlioz, et portant, signée par lui, avec quelques annotations, une dédicace à Humbert Ferrand, son ami de jeunesse, qui habitait Belley : cette relique est certainement une épave des travaux accomplis par Berlioz à la Bibliothèque du Conservatoire, pour son entrée dans la vie musicale.

    C’est à la Bibliothèque qu’eut lieu la première entrevue de Berlioz avec Cherubini, avec la scène de haute comédie, ou, pour mieux dire, d’opera buffa (sans musique italienne malheureusement) que raconte le neuvième chapitre des Mémoires. Il y a lieu de penser que cette aventure remonte encore aux premiers temps du séjour de Berlioz à Paris. Les dates de l’histoire sont là pour le dire. Les Mémoires donnent ce détail précis que l’événement eut lieu au moment où Cherubini, ayant succédé à Perne comme directeur du Conservatoire, avait « voulu signaler son avènement par des rigueurs inconnues dans l’organisation intérieure de l’école ». Or, c’est à la date du 1er avril 1822 que fut signée la nomination de Cherubini : il y avait donc à peine six mois que Berlioz était à Paris ; et déjà, nous le voyons, sans avoir encore renoncé formellement à la médecine il avait élu pour son domicile favori la Bibliothèque du Conservatoire, qu’il ne fréquenta d’abord qu’en qualité de lecteur libre, usant, comme il le déclara dès le premier jour, du droit qu’avait le public d’y venir lire, de 10 heures à 3 heures, les partitions de Gluck, aussi bien qu’étudier les traités de solfège ou d’harmonie.

    Quel était, à cette époque, l’état de la Bibliothèque du Conservatoire et son exact emplacement ? Sans être absolument fixés sur ces détails, nous trouverons cependant dans ses archives assez de renseignements pour satisfaire à la curiosité. L’on avait, en 1801, posé pour la Bibliothèque une première pierre, en une cérémonie solennelle à laquelle présida Chaptal. L’emplacement du bâtiment projeté était à peu près le même que celui sur lequel s’éleva, soixante ans plus tard, la Bibliothèque définitive, — définitive jusqu’au jour prochain où, après un nouveau demi-siècle, elle ira prendre possession du local que l’on construit pour elle en ce moment même.

    Il faut se rappeler qu’au commencement du dix-neuvième siècle, si la partie du Conservatoire en façade sur le faubourg Poissonnière et la rue Bergère était à peu près telle que nous la voyons encore aujourd’hui — abandonnée en attendant le premier coup de pioche des démolisseurs, — le côté opposé était tout autre. La rue du Conservatoire n’existait pas, non plus que la rue Sainte-Cécile, les terrains des Menus-Plaisirs occupant toute la partie nord, — jusque vers le terrain où se trouvait naguère encore le magasin de décors de l’Opéra, de l’autre côté de la rue Richer, — jusqu’à l’entrée de la rue des Petites-Écuries (les écuries du roi). A l’ouest, d’autres bâtiments et dépendances (les anciens ateliers des Menus-Plaisirs) s’étendaient à l’endroit où s’élève aujourd’hui le Comptoir d’Escompte. L’ancienne salle de spectacle des Menus, transportée là jadis de la foire Saint-Laurent, subsistait encore, en complète vétusté, sur le même terrain où fut bientôt construite la salle des concerts (2) ; et quand celle-ci fut édifiée, en 1811, elle eut sa principale entrée rue Bergère, à peu près à l’endroit où, vers 1860, a été percée la rue.

    Lorsqu’en 1807 l’abbé Roze fut nommé bibliothécaire et s’occupa pour la première fois de mettre de l’ordre dans les collections, il trouva, dit-il, « trois salons remplis de musique ». L’un de ces salons dut être évacué bientôt pour faire place au grand escalier de la salle des concerts. En 1814, la bibliothèque fut transportée, dit encore le journal manuscrit de l’abbé Roze, « dans le local qui lui avait été primitivement destiné ». II ne nous est pas dit quel était exactement ce local, mais la suite du journal donne cet autre détail : « Le bibliothécaire fut obligé de se déloger (car en ce temps-là ce fonctionnaire jouissait des avantages du logement dans le Conservatoire) et se transporter au second étage de la rue [du faubourg] Poissonnière ». Ce fut sans doute pour se rapprocher de son service qu’il opéra ce déménagement. Au fait, toutes les traditions de la maison sont d’accord pour attester qu’avant d’occuper son local actuel, rue du Conservatoire, la Bibliothèque avait son siège dans la partie du bâtiment située sur le faubourg. C’est donc là qu’eut lieu l’entrevue mouvementée de Berlioz avec Cherubini, au printemps de 1822. Les indications topographiques ci-dessus expliquent le sens des prescriptions du nouveau directeur qui, au rapport de Berlioz, avait fait de la porte du Faubourg Poissonnière le côté des hommes et de celle de la rue Bergère le côté des dames, ces différentes entrées étant en effet, comme le disent les Mémoires, placées aux deux extrémités opposées du bâtiment.

    Complétons ces renseignements destinés à authentiquer le récit de Berlioz en ajoutant qu’après la mort de l’abbé Roze, en 1819, il n’avait pas été pourvu au remplacement du bibliothécaire du Conservatoire, le directeur réunissant en ses seules mains l’administration de tous les services : ainsi s’explique l’immixtion personnelle de Cherubini dans la discipline de la Bibliothèque.

    Quoi qu’il en soit, la Bibliothèque fut pour Berlioz le vestibule par lequel, après un moment d’attente, il eut accès dans le sanctuaire du Conservatoire. Ce fut là qu’il rencontra Gerono, élève de Lesueur, qui le présenta à son maître, et à qui il dut de recevoir la première initiation aux mystères de l’harmonie.

    Gerono ! Nom peu connu dans l’histoire ! Il eût, certes, disparu dès longtemps de la mémoire des hommes si Berlioz ne l’eût sauvé de l’oubli en rappelant qu’il fut porté par celui qui, le premier, lui tendit une main fraternelle. Pourtant, non : toute trace de lui n’est pas perdue, et c’est encore la Bibliothèque qui conserve celle qui subsiste. En effet, si le « Dictionnaire des lauréats » est resté vierge de son nom, on le retrouve sur le catalogue. On y lit, à son rang alphabétique :

GERONO. Jubilate. Motet en trio suivi d’un grand chœur. Manuscrit.

    Dire que l’œuvre classée sous ce titre décèle un grand génie serait sans doute excessif. Gerono, tel que les Mémoires de Berlioz nous l’ont décrit, était un de ces élèves dociles et de ces camarades bons garçons, aux qualités obligeantes desquels il faut rendre hommage, mais dont l’essor n’a point coutume de s’élever au-dessus d’une honnête moyenne. La lecture de son motet confirme pleinement cette impression première. Cette page de musique religieuse, présentée sans doute à la classe de Lesueur, ne fait pressentir en rien chez l’auteur des audaces analogues à celles dont devaient témoigner les premiers essais de son camarade Berlioz. Elle est sagement écrite pour un ensemble de trois voix, tantôt en solo, tantôt en chœur, avec l’accompagnement des instruments à cordes, d’une flûte, un hautbois, un basson, sans oublier les timbales pour les forte, et le style musical en est aussi modéré que la composition de cet orchestre. Sur le titre est inscrit le nom de « Masson » : c’était le maître de chapelle de Saint-Roch pour qui Berlioz a écrit la messe dans laquelle nous avons reconnu la première ébauche de son fulgurant Tuba mirum ; et cela nous fait penser encore que Gerono, complaisant à son ordinaire, ne s’en tint pas à présenter Berlioz à Lesueur, mais qu’il lui fit faire aussi la connaissance du chef de maîtrise grâce auquel il put s’entendre exécuter — tout au moins répéter — pour la première fois de sa vie. C’est à la Bibliothèque du Conservatoire que ces résultats, non sans importance pour la suite de la carrière de Berlioz, ont été acquis. Il nous semble voir, dans la salle étroite et peu fréquentée, sur les casiers de laquelle s’entassaient de vieilles partitions, assis côte à côte devant la table ronde autour de laquelle Cherubini avait naguère poursuivi l’indocile lecteur (serait-ce point celle sur laquelle le bibliothécaire actuel écrit cette histoire ? Il n’en jurerait pas !…), les deux compagnons, croyant poursuivre le même but, pourtant si différents l’un de l’autre, le néophyte dévorant des yeux les partitions des chefs-d’œuvre classiques au répertoire de l’Opéra, tandis qu’auprès de lui allait s’effaçant la figure falote de Gerono, studieux et attentif à copier des exemples dans le Traité d’Harmonie de Catel.

    Que Berlioz, entré comme élève au Conservatoire, ait continué à fréquenter la Bibliothèque, voilà ce dont nous ne pouvons pas douter. C’est là certainement qu’il est venu se documenter pour écrire ses études musicales sur Gluck, Beethoven, Weber, qu’il commença à publier, nous le savons, dès 1825. Et lorsqu’aujourd’hui nous portons nos regards sur les exemplaires des chefs-d’œuvre que la Bibliothèque a naturellement conservés, nous pouvons nous dire que, sur ces mêmes notes s’étaient fixés jadis, et sans doute pour la première fois, les yeux de Berlioz.

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(1) Les souvenirs de jeunesse que Berlioz évoque dans ses Mémoires semblent, à la lecture, s’espacer sur une durée assez longue. La vérité, telle qu’on la distingue à un examen plus approfondi, est, au contraire, qu’ils se ramassent dans un très court délai. Ce ne fut pas après de grandes hésitations que l’étudiant sacrifia la médecine à la musique, mais ce sacrifice s’accomplit, ou du moins fut décidé dans sa pensée, presqu’aussitôt après son arrivée à Paris.  
(2) C’est à tort que l’on a cru que des vestiges de la Foire Saint-Laurent pourraient être retrouvés dans l’ancienne salle des examens : celle-ci, très vieille aussi d’ailleurs, mais ne remontant pas plus haut que l’occupation du local des Menus par le Conservatoire, s’étend le long de la rue Bergère, presque à l’angle du faubourg Poissonnière, tandis que c’est à une tout autre place qu’avait été transportée la salle édifiée par Monnet au milieu du XVIIIe siècle : de cette dernière, il ne reste plus trace depuis longtemps.  

Le Ménestrel, 29 Juillet 1911, p. 235-236

(Suite)

    Dans un registre d’inscription des livres entrés à la Bibliothèque à partir de 1822, nous voyons parfois, mêlés aux acquisitions, des titres d’ouvrages accompagnés de cette mention : « Donné à la Bibliothèque par Monsieur Cherubini » ou par « Monsieur Fétis ». Le premier était le maître de la maison, le second, le chef momentané de la Bibliothèque : il convenait donc qu’ils témoignassent de leur zèle en faisant parfois cadeau à la Bibliothèque des livres qui les encombraient dans leurs maisons.

    Or, sur l’une des pages de ce cahier, nous lisons l’inscription suivante :

    Du 2 mars 1830. Un exemplaire de neuf mélodies pour une ou deux voix et chœurs avec accompagnement de piano.

    Et en marge :

Donné à la Bibliothèque par monsieur Berlioz.

    Nous l’avons retrouvé, ce premier don fait à la Bibliothèque du Conservatoire par Hector Berlioz (ce ne fut pas le dernier) : c’est le recueil de ses Irish Mélodies, Op. 2, sur des paroles de Thomas Moore, dont la publication est en effet contemporaine de la date mentionnée ; l’exemplaire porte le timbre en usage à cette époque déjà ancienne, et l’on peut déchiffrer, au bas de la page du titre, quelques lettres de la signature autographe : H. BERLIOZ, dont le relieur a maladroitement rogné la plus grande partie.

    Ainsi, encore élève au Conservatoire, il voulait que les lecteurs de la Bibliothèque où il s’était initié lui-même à la connaissance des maîtres pussent, à leur tour, lire ses propres œuvres, et pour cela il lui en faisait hommage. Il fut d’ailleurs le seul à avoir cette idée, car le registre ne fait pas d’autre mention, à cette époque, de dons de provenance analogue (si ce n’est un Magnificat d’un amateur anglais) : avec ce dernier, Fétis et Cherubini, il ne signale pas d’autre don que celui de Berlioz, — et celui-ci n’était pas bibliothécaire du Conservatoire.

    Mais nous allons voir qu’il y a une justice : il le devint !

    Par arrêté ministériel du 11 février 1839, Hector Berlioz fut nommé conservateur de la Bibliothèque du Conservatoire de musique à partir du 1er janvier précédent (1).

    Il y avait longtemps déjà que ses amis s’efforçaient de lui trouver une place dont les appointements fixes lui permissent de faire face en quelque mesure aux difficultés matérielles de la vie : l’occasion s’en présentait donc enfin. Au fait, y eut-il jamais dans cette nomination quoi que ce soit d’anormal ? On croirait, à entendre certains propos, que ce fut par l’effet d’un favoritisme inavouable que l’auteur de Benvenuto Cellini reçut ainsi une place du gouvernement. Il semble pourtant qu’il y ait eu quelques droits (je ne parle pas de son génie, il est entendu que cela n’a pas d’importance). N’avait-il pas eu le prix de Rome, et ce laurier officiel n’était-il pas un titre suffisant pour attirer sur lui l’attention du pouvoir ? Je sais bien que les pauvres musiciens ne sont guère accoutumés à être l’objet de cette attention-là. Mais les autres lauréats des Beaux-Arts ne s’en étonnent pas tant. Les peintres, les sculpteurs ayant obtenu le laurier académique ne manquent jamais de recevoir les commandes de l’État. Et les architectes ! Qui d’entre eux, prix de Rome, a été privé du titre et des travaux lucratifs d’architecte des palais nationaux, des bâtiments publics, etc. ? Si donc il advint un jour qu’un musicien, retour de la Villa Médicis depuis six ans, ayant d’ailleurs donné quelques preuves de ses aptitudes et de son activité en son art, fut appelé à une fonction publique, il n’y a pas là, je pense, de quoi crier à la faveur imméritée.

    Berlioz fut avisé que cette nomination était résolue en haut lieu vers la fin de décembre 1838, au lendemain de l’hommage de Paganini. Voici en quels termes, par une lettre du 20, il en fit part à sa sœur :

Shakespeare dit que les malheurs ne marchent que par paires ; il en est de même des événements heureux… A présent, voilà qu’on m’apprend que je suis nommé sous-bibliothécaire du Conservatoire. Le bibliothécaire est un de mes meilleurs amis qui remplit sa place sans appointements ; j’aurai, moi, au contraire, deux mille francs par an sans aucune obligation à remplir ni travail à faire. C’est une sinécure qu’on me donne ; les appointements pourront être élevés jusqu’à trois mille francs l’année prochaine. Je n’ai pas encore reçu ma nomination officielle, mais on m’assure que c’est positif (2). [CG no. 608]

    Il attendit sept semaines encore cette notification (3). Et quand il dit que ce fut « malgré Cherubini » que cette place lui fut donnée, il n’est peut-être pas très loin de la vérité. Voici une pièce qui nous paraît établir, sinon une opposition formelle de celui-ci, du moins une mauvaise humeur non dissimulée : c’est, conservée dans le dossier de Berlioz au Conservatoire, la minute de la lettre du directeur, classée sous le no 2, et ainsi conçue :

2 janvier 1839. M. de Montalivet, Pair de France, Ministre de l’Intérieur.

Monsieur le Ministre,

M. Berlioz, compositeur et homme de lettres, que Votre Excellence honore de sa protection, demande à être attaché au Conservatoire, en qualité de bibliothécaire-adjoint. L’importante collection de musique conservée dans cette bibliothèque mérite cette adjonction qui assurera la présence d’un bibliothécaire en tout temps dans un établissement ouvert au public.

Quel que soit le titre que Votre Excellence accorderait à M. Berlioz, je demande avec instances que M. Bottée de Toulmon, bibliothécaire depuis sept ans, soit placé en première ligne, quoique ne recevant aucun traitement.

    Objectons en passant à cet écrit administratif, visiblement fait pour présenter la candidature sous un jour défavorable, qu’il n’est pas exact que Berlioz ait « demandé » la place de Bibliothécaire : il attendait depuis longtemps qu’on lui accordât une place, mais il n’a pas sollicité celle-ci en particulier, ne semble même pas y avoir jamais songé, et ce fut certainement dans les bureaux de l’administration supérieure, où l’on s’intéressait à lui, qu’on en eut l’idée. Il n’était pas nécessaire non plus que Cherubini protestât contre le projet de mettre le nouveau venu au-dessus du chef de service en fonctions depuis sept ans, car ni Berlioz ni personne autre n’eut jamais cette intention-là ; on le voit assez par la lettre qu’il écrivait douze jours avant, sur un ton beaucoup plus aimable et cordial que celui de Cherubini : il n’y parle que du titre de sous-bibliothécaire, et il s’exprime sur le bibliothécaire dans les termes les plus amicaux. Au reste, il fut nommé, on l’a vu, au titre de « conservateur », qui n’était pas alors considéré comme aujourd’hui comme un grade supérieur à celui de « bibliothécaire », puisque ce dernier titre lui fut attribué plus tard, à lui-même, en manière d’avancement. Quant aux appointements, ce ne furent pas les deux mille francs sur lesquels il avait cru devoir compter d’abord, pas plus qu’ils ne furent élevés à trois mille francs l’année suivante : ils ne furent que de quinze cents francs, qu’il conserva (et parfois non sans peine, nous le verrons) sans augmentation jusqu’en 1866, trois ans avant sa mort.

    Il faut reconnaître que les services rendus à la Bibliothèque par son nouveau conservateur furent assez minces ; mais ç’avait été convenu ainsi : c’était « une sinécure » qu’on lui donnait, il l’a proclamé lui-même. L’usage de ces sortes de prébendes n’était point ignoré en son temps, — ni même plus tard. S’il advint un jour qu’un Berlioz en bénéficia, nous pouvons nous en étonner, mais en même temps nous devons nous en réjouir : la Fortune n’aura donc pas été toujours aveugle ! Fortune bien médiocre d’ailleurs, les chiffres nous l’ont dit. Quelle qu’elle fût, nous connaissons assez Berlioz pour savoir que, s’il l’eût fallu, il aurait consacré la part nécessaire de son activité à accomplir le service qui lui était confié. Ce n’était pas lui qui boudait au travail : nous l’avons assez vu peiner sur la copie et consacrer le meilleur de son temps à des articles de journaux qui lui répugnaient, pour être certains qu’il se fût beaucoup plus volontiers acquitté des fonctions de bibliothécaire musical. Mais à quoi bon ? L’on n’avait pas besoin de lui : on l’avait déclaré dès le premier jour ! Le service de la Bibliothèque était alors assuré le mieux du monde sans qu’il eût à s’en mêler. Il avait à sa tête un chef bénévole, riche amateur, qui se faisait un plaisir d’en assumer la responsabilité (4) en refusant les émoluments : ces émoluments, Berlioz les touchait et laissait faire le travail à qui c’était agréable ; n’est-ce pas là un tableau enchanteur, et est-il rien de plus aimable qu’un tel accord ?

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(1) Dossier administratif de Berlioz, archives du Conservatoire. Ce dossier porte sur la chemise l’inscription : « Berlioz, conservateur de la Bibliothèque, 1er janvier 1839. — Bibliothécaire, 1er janvier 1852. — Décédé le 8 mars 1869. » On y a inséré sous le no 1 une pièce antérieure (du 12 septembre 1838, demande à la Bibliothèque du matériel du Requiem pour une exécution à Bruxelles, signé CAVÉ). Le no 3 est la minute de l’arrêté du 11 février, et nous parlerons bientôt du no 2. — A propos de la pièce no 1, relative au matériel du Requiem, qui, commandé aux frais de l’État, avait en effet sa place marquée à la Bibliothèque du Conservatoire, spécifions que le fonds des parties séparées de cette Bibliothèque comprend aussi une œuvre dont, au cours de l’étude que nous avons consacrée aux œuvres inédites de Berlioz, nous n’avions pu signaler qu’une copie unique (partition), la Scène héroïque (la Révolution grecque). L’œuvre n’eût donc pas été perdue même en l’absence de cette copie, car il eût été possible de la reconstituer, au besoin, à l’aide des parties.  
(2) Les Années romantiques, p. 389.  
(3) Jusqu’au 11 février 1839, d’après la minute conservée dans le dossier administratif de Berlioz au Conservatoire (voir ci-après). D’autre part, le livre de M. Constant Pierre sur le Conservatoire de musique dit, à l’article Berlioz (p. 438) : « Conserv. adj. de la bibliothèque, 1er janvier 1839 (arrêté du 9 janvier). » Cet arrêté du 9 janvier ne se trouve pas dans le dossier, qui ne contient, relativement à la nomination de Berlioz, aucune autre pièce que la minute du 11 février. Enfin les mêmes documents donnent à Berlioz, non le titre de Conservateur-adjoint, mais celui de Conservateur sans épithète.  
(4) Il convient de rappeler que Bottée de Toulmon, au cours des fonctions qu’il remplit d’une façon si désintéressée, a rendu à la Bibliothèque du Conservatoire les plus signalés services. 

Le Ménestrel, 5 Août 1911, p. 244-245

(Suite)

    Veut-on savoir quel était l’état de la Bibliothèque dans l’année même où Berlioz en fut nommé conservateur ? Elle venait encore une fois de changer de place et s’était installée dans le local où l’ont encore vue ceux qui ont des souvenirs du Conservatoire remontant à plus de cinquante ans : au second étage du bâtiment, en façade sur la cour, côté nord (partie qui fut ensuite occupée par les classes instrumentales). Une salle de lecture fut ouverte plus tard, au même étage, sur le faubourg Poissonnière ; mais elle n’existait pas tout d’abord.

    Au sujet de cette installation, je trouve parmi les pièces conservées à la Bibliothèque une lettre du bibliothécaire au directeur, du 27 novembre 1839, demandant la construction d’une salle d’étude pour le public. Il exposait que « la Bibliothèque, placée immédiatement sous les toits, est d’un froid glacial en hiver et d’une chaleur telle en été qu’une séance un peu longue y serait impossible » et que, d’autre part, le voisinage des classes d’instruments était une cause permanente de bruits propres à déranger les travailleurs. En novembre 1839, le froid ayant sévi, « les lecteurs durent se retirer, continue-t-il, dans une pièce obscure qui est située au fond de la bibliothèque, et qui n’est pas grande puisqu’on avait peine à en faire mon cabinet ». Il compare cet endroit à « un entrepont de vaisseau, le jour dont le public peut profiter venant de deux châssis à tabatière qui ne sont pas même au niveau du plafond ; le bruit des instruments y poursuit les travailleurs aussi bien que dans la Bibliothèque ; enfin huit personnes seulement peuvent y trouver place. »

    C’est dans ce séjour charmant que Berlioz était convié… à ne pas venir ! Convenons qu’il eût été mal venu à insister !

    Rien ne prouve d’ailleurs que Berlioz ait été aussi étranger à son service qu’on s’est plu à le dire. Johannès Weber, l’ancien critique musical du Temps, qui était un grand habitué de la Bibliothèque, nous donne quelques renseignements concernant sa présence. « Dans les premiers temps, écrit-il, il y venait ordinairement le vendredi, passait quelques instants dans une pièce contiguë à la salle de lecture, puis s’en allait ; dans les dernières années, il n’y venait plus du tout (1). » Qu’à la fin de sa vie, lorsqu’il était en proie à tant de souffrances physiques et morales, il ne se soit plus guère occupé de ce service accessoire, je le crois sans peine ; mais je retiens aussi la première partie de la communication, de laquelle il ressort qu’au temps de son activité Berlioz avait pris un jour hebdomadaire à la Bibliothèque. Quelques-unes de ses lettres sont écrites, spécifie-t-il, dans « sa chambre du Conservatoire ».

    J. Weber dit encore : « Avant que Berlioz fût bibliothécaire, la bibliothèque était abonnée à quelques journaux allemands de musique. Un beau jour, ces journaux disparurent. J’en demandai la raison : on me répondit que Berlioz trouvait qu’il valait mieux employer l’argent à acheter des partitions. » Ce fait prouve donc que Berlioz dirigeait son service et prenait soin de donner au budget l’utilisation qu’il jugeait convenable ; et quant à sa préférence en faveur des partitions d’œuvres musicales aux dépens des journaux en langue étrangère, elle ne semble pas être trop mal justifiée.

    Une de ses lettres à Liszt nous avertit du souci qu’il avait d’enrichir la Bibliothèque des compositions les plus dignes d’y figurer. Elle est du 13 décembre 1858, et commence ainsi :

J’ai écrit dernièrement au ministre d’État au sujet des partitions modernes que la Bibliothèque du Conservatoire ne possède pas et que l’insuffisance de son budget ne lui permet pas d’acquérir ; à mon grand étonnement le ministre accorde 3.000 francs. Je viens donc te prier de me donner la liste de tous ceux de tes ouvrages qui sont publiés en grande partition, et de ceux de Schumann que tu connais, également en grande partition. Quant à Wagner, nous avons le Tannhäuser et le Lohengrin ; sais-tu si le Hollandais et Rienzi sont publiés ? où le sont-ils ? Si tu peux m’indiquer quelques productions intéressantes, tu m’obligeras ; mais n’oublie pas l’adresse de l’éditeur. Nous en avons un qui est chargé des achats pour le Conservatoire, et il demande à être bien renseigné. [CG no. 2338]

    C’est ainsi, grâce à l’initiative personnelle de Berlioz, que la Bibliothèque du Conservatoire a acquis dès leur apparition les poèmes symphoniques et les compositions religieuses de Liszt, — en attendant les symphonies Faust et Dante, — les Scènes de Faust, Manfred, le Paradis et la Péri de Schumann, et les premiers drames musicaux de Richard Wagner, qui peut-être eussent attendu longtemps, sans cela, pour y entrer. Son passage n’a donc pas été inutile.

    Mais nous anticipons, car ces derniers détails se rapportent à l’époque où, ayant succédé à Bottée de Toulmon, Berlioz était devenu bibliothécaire en chef. Et il est bien vrai, si l’on en juge par les pièces de son dossier, que son service des premières années s’est surtout composé d’absences. Nous avons signalé déjà les trois premières pièces de ce dossier, dont deux concernent sa nomination : toutes celles qui se succéderont ensuite pendant près de dix ans se ressembleront avec une affligeante monotonie. Examinons-les brièvement :

4. 28 novembre 1842. Congé de trois mois, avec appointements, à partir du 1er décembre. 

5. 28 juin 1843. Prolongation du dit congé (porté à cinq mois).

6. 9 octobre 1845. Congé de six mois pour se rendre en Autriche et en Russie.

7. 21 octobre. Ce congé est accordé.

8. 8 février 1847. Congé de cinq mois, avec retenue de traitement (signé : AUBER).

9. 24 février. Autre pièce sur le même sujet.

10. 14 juillet. Remise de la dite retenue.

11. 3 décembre. Congé de 4 mois à partir du 1er décembre 1847.

16. 7 août 1848…

    Mais ici il faut citer, car un nouveau style a remplacé celui qui était en usage sous le ministère de M. de Montalivet. Voici en quels termes, en 1848, le ministre de l’Intérieur écrivait au directeur du Conservatoire, devenu national :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

        LIBERTÉ. — ÉGALITÉ. — FRATERNITÉ.

7 août 1848.

Citoyen directeur,

Le citoyen Berlioz m’a demandé que la retenue opérée sur ses appointements pendant la durée de son dernier congé lui soit restituée. Je consens à ce que cette faveur lui soit accordée et je vous prie de vouloir bien prendre les mesures nécessaires pour que la somme qu’il réclame soit mise à sa disposition.

Salut et fraternité.

Le Ministre de l’Intérieur,

        Signé : SENARD.

Pour copie conforme :

        Le Directeur du Conservatoire,

AUBER.

Au citoyen directeur du Conservatoire.

En marge : La retenue faite pendant les mois de congé du citoyen Berlioz peut être rendue.

    C’est qu’en effet il s’était passé du nouveau depuis le mois de décembre 1847 où Berlioz s’était embarqué pour l’Angleterre ; lui-même faillit en ressentir durement le contrecoup dans sa situation de bibliothécaire.

    En février 1848, la République ayant été proclamée, les membres du Conservatoire s’en furent porter au Gouvernement provisoire « leur adhésion et le concours de leurs services », et l’on parla tout aussitôt de réformes. Sur l’invitation du nouveau chef du Département de l’Intérieur, le personnel enseignant et administratif, professeurs de tous les degrés, employés de tout grade, se réunit en assemblée générale, et procédant par voie d’élection, conformément aux purs principes du suffrage universel, forma une commission chargée d’étudier les modifications à introduire dans le régime de l’établissement. Le rapport qui fut le résultat de ces travaux, fort long, n’est pas sans intérêt (2) : nous n’avons d’ailleurs à nous en occuper ici que parce qu’il touche aux fonctions de Berlioz. Or, dans le chapitre onzième et dernier : De la Bibliothèque, il s’était glissé un simple article ainsi conçu :

    « La place de conservateur adjoint jusqu’à présent portée au budget n’étant pas une fonction active est supprimée. »

    La proposition était signée : Auber, président ; Halévy, Panseron, Girard, Marmontel, Bazin, Lecouppey, etc., membres de la Commisssion. Oh ! leurs intentions étaient pures : il s’agissait de faire réaliser une économie à la nation. Il est vrai qu’en dernière analyse leurs propositions aboutissaient à un relèvement du crédit affecté au Conservatoire. Je ne sais si la Bibliothèque en eût bénéficié : j’en doute ; ce n’est pas l’habitude ! Mais, quant aux bibliothécaires, la combinaison était simple : ils étaient deux, l’un qui se contentait de bonnes paroles, l’autre de maigres appointements ; il convenait donc d’en sacrifier un, et c’était tout naturellement le second, comme si l’autre eût été éternel et que le Conservatoire dût jouir sans fin de ce rare privilège d’avoir à la tête d’un de ses plus importants services un fonctionnaire bénévole et gratuit.

    Voilà ce que Berlioz apprit lorsqu’au commencement de l’été 1848 il revint d’Angleterre à Paris ! L’on conçoit son inquiétude. Il ne pouvait pas savoir (on l’ignorait encore à cette époque) que tous ces beaux projets de réformes ne sont jamais que de vaines paroles et qu’autant en emporte le vent. De fait, rien absolument n’est sorti du projet de règlement de 1848, proposé par l’assemblée plénière des membres du Conservatoire, depuis le directeur et les professeurs de composition jusqu’aux garçons de salle et aux répétiteurs de solfège, et il en fut après comme devant. Mais Berlioz crut devoir multiplier les démarches auprès des personnalités en vue dans le régime nouveau : il alla voir Victor Hugo, il alla voir Charles Blanc, qui le rassurèrent et auxquels il témoigna sa gratitude comme s’ils lui eussent rendu un service réel. Auber lui-même, dont la finesse d’esprit ne s’inquiétait pas du contraste entre son art et celui de Berlioz, parfaitement apte d’ailleurs à reconnaître son génie, sachant aussi qu’il n’en avait rien à craindre sa vie durant, enfin n’ayant aucune envie de lui faire tort, écrivit bientôt après à l’administration supérieure en l’assurant qu’il avait parlé à Berlioz et que celui-ci avait promis d’être plus exact à l’avenir. Bref, il put se remettre d’une alarme si chaude et il conserva sa place à la Bibliothèque.

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(1) Le Temps, feuilleton musical du 1er juin 1885. 
(2) On pourra lire le texte entier de ce document dans le Conservatoire de Musique, de M. Constant Pierre, pages 353 à 369.  

Le Ménestrel, 12 Août 1911, p. 252-253

(Suite et fin)

    Au reste, deux ans plus tard, les événements de la vie et de la mort se chargèrent de faire donner la suite qui convenait à l’initiative de la commission réformatrice ; la fonction de conservateur (adjoint ou non) à la Bibliothèque disparut d’elle-même, et les appointements qui y étaient attachés furent attribués au fonctionnaire désormais unique. Bottée de Toulmon mourut le 23 mars 1850. Dès le surlendemain, Berlioz adressa une demande au Directeur pour obtenir sa succession ; celle-ci lui fut accordée, et il continua à jouir de son traitement, sous le titre de bibliothécaire. Cette promotion est attestée, dans le dossier administratif, par les quatre pièces suivantes :

N° 13. Lettre de Berlioz au directeur du Conservatoire, du 25 mars 1850 [CG no. 1316], pour demander la succession de Bottée de Toulmon : « Les fonctions de conservateur que je remplis depuis longtemps dans le même établissement et la connaissance approfondie que je possède de ses ressources et des soins qu’elle exige me donnent peut-être des droits… » (1).

N° 14. Lettre du directeur du Conservatoire au Ministre Baroche (minute), 28 mars 1850 : il lui propose de faire succéder Berlioz à Bottée de Toulmon.

N° 15. Nomination de Berlioz, arrêté du 27 avril 1850.

N° 16. Ampliation de cet arrêté.

    La Bibliothèque marcha donc comme par le passé, le préposé, A. Leroy, excellent et consciencieux employé, ayant pris sous Bottée de Toulmon une routine qu’il y avait tout avantage à lui laisser poursuivre, — et le dossier de Berlioz continua à se remplir de demandes de congé, un peu mieux dans les formes que précédemment, car elles furent, désormais, adressées au directeur par lettres autographes. Voici la suite de ce dossier :

N° 17. 8 mai 1851. Demande de congé pour aller à Londres, le Ministre du Commerce ayant nommé Berlioz membre du jury à l’Exposition universelle de cette ville. [CG no. 1409]

N° 18. 9 mai. Même demande transmise par le directeur.

N° 19. 3 octobre. Restitution du traitement pendant les mois de congé.

N° 20. 12 février 1852. Demande de congé pour aller en Angleterre. [CG no. 1450; datant du 11 février 1852]

N° 21. 27 février. Ce congé est accordé, pour 4 mois, sans traitement.

N° 22. 29 mars 1854. Demande de congé de 18 ou 20 jours pour aller à Hanovre et à Dresde. [CG no. 1713; mars 1854, sans date exacte]

N° 23. 30 janvier 1856. Demande de congé du 2 février au 2 mars pour trois concerts en Allemagne. [CG no. 2085]

N° 24. 28 décembre 1865. Le traitement du Bibliothécaire (resté jusqu’alors fixé à 1.500 francs) est porté à 3.000 francs (Lettre au Directeur du Conservatoire, signé Camille Doucet).

    Berlioz a manifesté une grande satisfaction pour cette augmentation inattendue, qui reportait le traitement du bibliothécaire au premier chiffre fixé par la loi, à la fondation du Conservatoire par la Convention, en 1793. Au reste, cette mesure ne lui était pas particulière, mais faisait partie d’une modification générale apportée à ce moment au régime du Conservatoire, et dont le bienfait s’étendit sur tout l’ensemble du personnel.

    Chemin faisant, je trouve, non dans le dossier, mais parmi des papiers restés pêle-mêle dans les cartons et registres de la Bibliothèque, une lettre circulaire émanant du Ministère de l’Agriculture, du Commerce, etc., par laquelle, en 1858, « M. le Bibliothécaire était informé de l’envoi d’un exemplaire du 88e volume des brevets d’invention pris sous l’empire des lois de 1791 ». Au bas, une écriture irrespectueuse — celle de Berlioz — a écrit ces simples mots : « Lire ces balivernes ! » Dira-t-on, après une observation si bien sentie, que Berlioz ne s’est jamais occupé des choses de la Bibliothèque ?…

    Achevons l’examen du dossier administratif :

N° 25. 24 mars 1866. Lettre du directeur (minute) proposant Berlioz pour succéder à Clapisson, comme conservateur du Musée instrumental, la veuve de celui-ci continuant à « jouir des avantages attachés à la position de son mari ».

N° 26. 26 mars. Même objet.

N° 27. 4 avril. Arrêté ratifiant la nomination ci-dessus (signé du Maréchal Vaillant, Ministre de la Maison de l’Empereur et des Beaux-Arts).

N° 28. Même date et même objet, lettre signée Baciocchi.

    Il ressort de ces dernières pièces le fait, peu connu, que Berlioz, à la fin de sa vie, put ajouter à son titre de bibliothécaire celui de conservateur du Musée, et que les deux services furent, à ce moment, réunis dans la même main. Il ne semble pas d’ailleurs que, si peu de temps avant sa mort, il se soit beaucoup préoccupé de cet accroissement à sa responsabilité, accroissement qui n’était, on l’a vu, compensé par aucun avantage pécuniaire.

    Les dernières pièces du dossier concernent son dernier voyage musical en Russie. En voici l’énumération :

N° 29. 10 octobre 1867 (autographe et minute). Demande de congé pour diriger six concerts du Conservatoire de Saint-Pétersbourg, sans retenue de traitement. [CG no. 3288]

N° 30. 23 octobre. Ce congé est accordé.

N° 31. 24 octobre. Même objet.

    Berlioz était donc en fonctions comme bibliothécaire lorsqu’eut lieu, en 1860, le déplacement de la bibliothèque et son installation dans le nouveau local qu’elle est aujourd’hui à la veille d’abandonner. Nul doute que tout le soin de ce déménagement ait été pris par les employés subalternes. Un souvenir pourtant s’y rattache. Berljoz avait porté dans son cabinet une grande quantité de papiers et objets personnels, notamment sa correspondance : il profita de l’occasion pour faire détruire tout cela par son garçon de bibliothèque, Fursy (2). Il est évident que des documents qui seraient aujourd’hui d’un intérêt considérable ont disparu ainsi. Nous devons déplorer, par exemple, la perte des lettres de Liszt, contre-partie de celles de Berlioz adressées à son ami, qui, elles, nous ont été heureusement conservées. De fait, au nombre des papiers de Berlioz que sa famille garde présentement, en parfait état de classement, s’il se trouve un grand nombre de lettres postérieures à 1860, il n’y a presque rien d’antérieur : tout a péri dans cet autodafé. Quelques rares épaves échappées du naufrage (par exemple les comptes pour les concerts de Berlioz, qui nous ont été si utiles dans le chapitre consacré à son activité comme chef d’orchestre) ont survécu : l’intérêt qu’elles nous ont offert est une garantie certaine de l’importance de la perte.

    Fort heureusement, Berlioz n’a pas tout détruit de ce qui, lui appartenant personnellement, avait été porté par lui à la Bibliothèque. Il y avait déposé le matériel musical qui servait à ses concerts depuis 1830 : il en a fait don à la Société des Concerts, par des lettres que nous avons signalées en leur lieu. Les Mémoires disent à ce sujet : « J’ai donné en toute propriété à la Société du Conservatoire la masse entière de musique que je possédais, parties séparées d’orchestre et de chœurs, gravées et copiées, représentant ce qui est nécessaire pour l’exécution en grand de tous mes ouvrages, les opéras exceptés. Cette bibliothèque musicale, qui aura du prix plus tard, ne saurait être en meilleures mains. » En effet, cette collection doit avoir du prix aujourd’hui. Elle est conservée présentement dans un local tout voisin de celui de la Bibliothèque.

    L’on se souvient aussi que les Mémoires, dont la rédaction fut terminée au commencement de 1865, furent imprimés aux frais de l’auteur, qui tout en se refusant à ce qu’ils fussent connus du public avant sa mort, avait en même temps pris toutes les dispositions nécessaires pour qu’ils lui fussent communiquées, tels qu’il les avait écrits, aussitôt après. Et c’est encore à la Bibliothèque du Conservatoire qu’il en confia la garde. L’édition entière fut portée dans son cabinet, aujourd’hui rempli des plus précieuses reliques de la musique d’autrefois, mais alors presque entièrement vide. Elle fut reprise par son exécuteur testamentaire, B. Damcke, qui en donna reçu le 20 novembre 1869, et mise en vente à la librairie Michel Lévy. La seule modification apportée consista dans le changement de titre, qui porta le nom de l’éditeur et la date de la mise en vente : 1870, tandis que l’édition imprimée par les soins de Berlioz porte, avec un litre libellé un peu différemment, cette simple indication : « Paris, chez tous les libraires, 1865 ». L’exemplaire de la Bibliothèque a conservé ce titre, qui fait de lui une rareté bibliographique.

    Mais il est quelque chose de plus important que Berlioz a laissé à la Bibliothèque, et, bien que nous l’ayons déjà indiqué, nous ne saurions le répéter trop. C’est que son testament, daté du 12 juin 1868, renferme la clause suivante :

Je donne et lègue à la Bibliothèque du Conservatoire de Paris, dont je suis le Bibliothécaire, mes quatre grandes partitions manuscrites (copies et autographes) :

Benvenuto Cellini, opéra en 3 actes ; 
La Prise de Troie, opéra en 3 actes ; 
Les Troyens à Carthage, opéra en 5 actes ; 
Béatrice et Bénédict, opéra en 2 actes.

    C’est ainsi qu’à côte des autographes du Don Juan de Mozart, de la Sonate en fa mineur de Beethoven, des fragments d’Orphée et d’Armide et de tant d’autres trésors, la Bibliothèque possède aujourd’hui la collection presque complète des grands manuscrits de Berlioz, laissés par lui-même, — car d’autres, sans avoir été compris dans son legs, n’en sont pas moins venus, encore de son fait, sur les mêmes rayons, et d’autres ont suivi par des voies différentes.

    Or, cette collection est maintenant une des principales richesses de la Bibliothèque du Conservatoire.

    Ainsi, Berlioz qui a passé en ce lieu, on peut le dire, la plus longue partie de sa vie, — du lendemain de son arrivée à Paris à la veille de sa mort : quarante-sept ans bien comptés — y survit, non seulement par le souvenir que lui conserve celui qui considère comme son principal titre de noblesse (le seul qu’il revendique) la gloire d’être son successeur, mais encore par la présence réelle et tangible des écrits, tracés par sa propre main, dans lesquels, en sa vie laborieuse, il a mis tout son génie, toute sa foi, tout son cœur.

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(1) Le texte de cette lettre, comme de toutes les autres lettres autographes que contient le dossier administratif de Berlioz, paraîtra, à sa date, dans la correspondance générale de Berlioz.  
(2) L’on sait que Berlioz mourut le 8 mars 1869 : cette date est inscrite, nous l’avons vu, sur la chemise du dossier.

Site Hector Berlioz créé par Monir Tayeb et Michel Austin le 18 juillet 1997; page Julien Tiersot: Berlioziana créée le 1er mai 2012; cette page créée le 1er novembre 2013.

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