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Julien Tiersot: Berlioziana

20. LES HUIT SCÈNES DE FAUST. ŒUVRE PREMIÈRE DE BERLIOZ

    Cette page présente les trois articles publiés par Julien Tiersot en dehors de la série des Berlioziana qui ont le sous-titre “Les Huit Scènes de Faust. Œuvre première de Berlioz”. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.

    Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale, par exemple [CG no. 99].

Le Ménestrel, 16 Juillet 1910

Le Ménestrel, 23 Juillet 1910

Le Ménestrel, 30 Juillet 1910

Le Ménestrel, 16 Juillet 1910, p. 228-230

LES HUIT SCÈNES DE FAUST

ŒUVRE PREMIÈRE DE BERLIOZ

    Dans l’étude circonstanciée que nous avons faite en son temps des œuvres les moins connues de Berlioz, nous avons volontairement laissé de côté ses Huit Scènes de Faust, pensant que cet essai de la jeunesse d’un maître devait être examiné du même regard qui devait embrasser l’œuvre définitive issue de lui. L’occasion nous est favorable pour faire cet examen, aujourd’hui que la mise à la scène de la Damnation de Faust à l’Opéra fixe de nouveau l’attention sur le chef-d’œuvre depuis longtemps familier.

    Les Huit Scènes de Faust contiennent en substance la meilleure part de la Damnation de Faust. Berlioz les composa dix-huit ans avant de donner à son œuvre la forme dernière et complète, dans l’enthousiasme qui avait causé le Faust de Gœthe lu dans la traduction de Gérard de Nerval. « Cette traduction en prose contenait quelques fragments versifiés, chansons, hymnes, etc. Je cédai, écrit-il dans ses Mémoires, à la tentation de les mettre en musique, et à peine au bout de cette tâche difficile, sans avoir entendu une note de ma partition, j’eus la sottise de la faire graver à mes frais. Quelques exemplaires se répandirent ainsi… Les encouragements que je reçus ne m’abusèrent pas longtemps sur les nombreux et énormes défauts de cette œuvre, dont les idées me paraissent encore avoir de la valeur, puisque je les ai conservées en les développant tout autrement dans ma légende de la Damnation de Faust, mais qui, en somme, était incomplète et fort mal écrite. Dès que ma conviction fut fixée sur ce point, je me hâtai de réunir tous les exemplaires des Huit Scènes de Faust que je pus trouver et je les détruisis. »

    Les Mémoires ne précisent pas la date à laquelle Berlioz fit cette lecture de Faust ; mais ils indiquent que ce fut dans la période de sa jeunesse dont il caractérise les événements en disant : « Les coups de tonnerre se succèdent quelquefois dans la vie de l’artiste. » Ces coups de tonnerre avaient été la révélation de Shakespeare (septembre 1827) et celle de Beethoven (mars 1828). Nous savons, en outre, qu’un des morceaux de Faust fut mis en musique en septembre 1828 : une lettre de Berlioz [CG no. 99], écrite de Grenoble, le 16, nous renseigne sur cette composition. On y lit : « J’ai fait avant hier, en voiture, la ballade du Roi de Thulé en style gothique. » Quatre mois et demi après, le 2 février 1829, une autre lettre [CG no. 113] annonce l’achèvement de l’œuvre. « J’attendais toujours, écrit Berlioz au même ami (Humbert Ferrand), que ma partition de Faust fût entièrement terminée pour vous écrire en vous l’adressant ; mais l’ouvrage ayant pris une dimension plus grande que je ne croyais, la gravure n’est pas encore finie. »

    La composition des Huit Scènes de Faust a donc pour date les derniers mois de 1828, et la partition fut gravée au commencement de 1829. Elle porte sur son titre le numéro d’œuvre 1, justifié par le fait qu’elle est la première que Berlioz ait publiée (car l’on ne saurait compter les romances qui l’avaient précédée). Quand l’auteur eut supprimé l’œuvre, il rendit ce numéro d’ordre à une autre de ses compositions qui, bien que non encore gravée, avait été écrite antérieurement : l’ouverture de Waverley. Schumann l’a raillé amicalement pour cette substitution : « Berlioz supprime son œuvre précédemment gravée sous le numéro 1, et désire qu’on regarde cette ouverture de Wawerley [sic] comme sa première œuvre. Mais qui nous répond que la seconde œuvre 1 ne viendra pas plus tard à ne plus lui plaire ?… »

    Ces huit scènes se succèdent dans la partition, exactement, suivant l’ordre où elles ont été trouvées dans le poème de Gœthe. Chaque morceau est accompagné d’indications d’interprétation, multipliées avec la prolixité dont Berlioz avait pu trouver le modèle dans les œuvres de son maître Lesueur. Des citations de vers anglais ou allemands (traduits ou non) s’y ajoutent, formant devise, suivant la mode qui régnait dans l’école romantique : il s’en trouve jusque sur le titre général, où l’on peut lire deux vers de Thomas Moore, précédés d’une phrase de Gœthe exprimant tout à la fois le sentiment intime de Faust et de Berlioz lui-même :

Je me consacre au tumulte, aux jouissances les plus douloureuses, à l’Amour qui suit la haine, à la Paix qui suit le désespoir.

    La partition (orchestrale, cela va sans dire) s’ouvre par les Chants de la Fête de Pâques. Comme indication d’expression, ces simples mots : « Caractère religieux et solennel ». Les voix sont divisées, d’une part en deux chœurs d’anges, dont chacun est représenté par une des parties de dessus (divisées elles-mêmes), enfin un chœur de disciples, formé par les voix d’hommes chantant à quatre parties.

    Si l’on se bornait à mettre en regard, en une confrontation rapide, les deux partitions d’orchestre, celle de la Damnation et celle des Huit Scènes, l’on pourrait croire d’abord à une différence considérable entre les deux versions. Il n’en est rien pourtant. L’instrumentation a été récrite de fond en comble, il est vrai ; mais la construction première a si bien résisté que, transcrites au piano, les deux compositions (sauf en un point que nous signalerons) apparaîtraient presque identiques.

    Les particularités inhérentes à la version des Huit Scènes sont d’ailleurs très intéresssantes à observer, car elles permettent d’étudier sur le vif les premières manifestations du génie de Berlioz en même temps que ses hésitations à ses débuts dans un art où il devait promptement passer maître. On trouve dans son instrumentation les défauts habituels aux jeunes musiciens, qui d’abord, dans leur zèle intempérant, veulent mettre de tout à la fois, compliquent inutilement la trame, se perdent dans des détails auxquels ils attribuent une portée considérable, alors que dans la pratique ceux-ci disparaissent entièrement. Voici un de ces détails qui fera toucher du doigt le procédé. L’Hymne de la Fête de Pâques commence par un dessin de basses formé de quatre notes : do, fa, mi, , répété plusieurs fois de suite et destiné à donner l’impression d’une sonnerie de cloches. Or, dans les Scènes, Berlioz distribue chaque note à un instrument différent, de façon à représenter l’effet des cloches se répondant l’une à l’autre : les contrebasses font entendre l’ut, les seconds violons, fa, les altos, mi, les premiers violons . Il est vrai que les violoncelles doublent le tout en exécutant le dessin entier. Ils continuent à jouer ce rôle dans la Damnation, renforcés au grave par les seules contrebasses ; mais les réponses des violons et altos ont disparu, et fort à propos, car si l’expression de « chimère de cabinet » n’est pas un vain mot, c’est bien évidemment à de pareilles futilités qu’elle peut s’appliquer ! Berlioz, auteur de dix chefs-d’œuvre, a donné là une excellente leçon à Berlioz, élève du Conservatoire.

    Mais, par contre, l’élève a fourni à l’artiste un trésor précieux, qui n’est pas moins que la composition musicale même : il n’a eu qu’à la reprendre et à la récrire, presque sans rien changer à la ligne mélodique ni au développement. Les quelques retouches qu’il a apportées sont d’un rare bonheur. Voici la principale : après l’entrée des soprani : « Christ vient de ressusciter », identique dans les deux versions, Berlioz avait d’abord présenté le chœur d’hommes de la manière suivante :

score1

    Ici encore nous retrouvons les préoccupations de l’apprenti compositeur. Il avait fallu qu’il « fît un sort » à chaque mot ! « Funeste » était l’occasion d’une modulation en mineur. « Il monte plus haut » servait de prétexte à une lente ascension des voix. L’artiste assagi a compris la vanité de ces détails : il a remplacé ces accords, d’un enchaînement vague par un mouvement mélodique qui complète la phrase aussi naturellement qu’heureusement ; ensuite il est revenu à son inspiration première, dont, à partir de ce moment, la beauté est restée parfaite. Et, désormais, il s’y tient pendant un long développement. Tout le passage modulant : « Hélas ! c’est ici qu’il nous laisse… O divin maître !… » est (toujours abstraction faite des détails d’instrumentation) conforme à la version originale. Il en est de même pour la reprise, reproduite encore exactement quant au développement général. Mais là, il a fallu faire dans les parties des modifications importantes. Fidèle au principe posé, l’auteur des Scènes n’avait pas voulu faire chanter ensemble les hommes et les femmes, puisque celles-ci représentaient les anges et que les hommes n’étaient que de simples mortels. Il avait donc disposé son échafaudage musical de façon que, sur le chœur harmonieux et soutenu de l’étage inférieur, les voix de femmes fissent entendre un dessin d’apparence mystique (c’est, au fond, un simple exercice de contrepoint double), dans lequel de longues vocalises se déroulaient et se combinaient à l’envi. Dans la Damnation, tout cet appareil est supprimé : les voix de femmes s’unissent purement et simplement aux voix d’hommes, sans autre intention que celle de les renforcer, et l’effet musical est excellent. Mais voyez avec quel tact et quel discernement l’artiste accomplit son travail de retouche : il se trouve que la fin du dessin vocalisé est d’un heureux caractère mélodique : il le reprend donc au bon moment, et s’en sert, pour amener une conclusion qui, sans faire disparate, apporte à la fin du morceau une nouvelle variété d’accent et d’intonation, et en forme ainsi un excellent complément. — L’Hosanna final de la Damnation n’est  pas dans les Scènes, qui finissent court après la cadence finale du chœur, par une simple ritournelle où les instruments à cordes reproduisent leur effet de cloches du début.

(A suivre.)

Le Ménestrel, 23 Juillet 1910, p. 235-236

    Le deuxième morceau est le chœur : « Les bergers quittent leurs troupeaux ». — Paysans sous les tilleuls. — Danse et chant, dit le titre. « Gaîté franche et naïve », ajoute la tablature de la vocale ; et, en haut de la page, on lit cette réplique prise dans le rôle de Wagner :

« Monsieur le docteur, il est honorable et avantageux de se promener avec vous, cependant, je ne voudrais pas me confondre dans ce monde-là, car je suis ennemi de tout ce qui est grossier. Leurs violons, leurs cris, leurs amusements bruyants, je hais tout cela à la mort. Ils hurlent comme des possédés, et appellent cela de la joie et de la danse »

    Berlioz se serait-il laissé influencer par ces paroles de Wagner, le famulus du docteur Faust (car il y a Wagner et Wagner) ? On le croirait presque en lisant son chœur de paysans dans les Huit Scènes. La ligne de chant y est encore plus contournée que nous la voyons dans la Damnation. Les temps sont constamment déplacés ; les rythmes boitent, les modulations grimacent ; bref, si l’auteur a voulu, comme il en manifeste l’intention, exprimer une « gaité franche et naïve », il s’est étrangement trompé : il représente plutôt un tumulte de kermesse, évoquant la pensée de certains tableaux de mœurs populaires des Hollandais : Teniers, Breughel. Et en vérité, ce n’est point là de la laideur banale, mais voulue, vécue : en interprétant ainsi la scène rustique de Faust, il a fait acte de bon romantique opposant le grotesque au sublime. Il a corrigé plus tard les défauts les plus choquants du dessin, en récrivant les parties vocales, confiant alternativement à chaque voix déterminée le chant (à l’unisson) qui, dans l’original, était simplement attribué à un soliste (soprano ou ténor), suivi du refrain en chœur ; enfin, il a ajouté un tra la la dont le style simple et franc et l’harmonie claire contrastent avec les complications cherchées du couplet.

    Mais si ce morceau n’est pas du meilleur Berlioz, en voici un autre qui va nous apporter des consolations : nous arrivons à la scène des Sylphes.

    La réalisation définitive nous en est familière ; voyons maintenant ce qu’était l’ébauche.

    En titre, sous la réplique de Méphistophélès, nous lisons : Concert des Sylphes. — Sextuor. A la tablature : « Caractère doux et voluptueux ». Comme instrumentation, la Damnation de Faust a ajouté une troisième flûte, un cor anglais ; elle a quatre bassons au lieu de deux, deux harpes au lieu d’une seule ; par contre, les Scènes ont un harmonica (Glockenspiel) qui a disparu. Les voix sont divisées en deux soprani, un contralto, ténor, baryton et basse, tous solistes. Le mouvement est :

    Adagio, 58 =; dans la Damnation : Andante, 54 =(1).

    Le début est différent, du fait du poème. Dans le Faust de Gœthe, la scène des Sylphes est une sorte de diablerie imaginée par Méphistophélès pour endormir Faust dans son propre cabinet de travail, tandis que, dans la Damnation de Faust, Berlioz l’a transportée sur les bords de l’Elbe, en une situation toute différente.

    Nous avons donc, dans les Scènes, une introduction de vingt-quatre mesures pendant lesquelles les instruments à cordes font entendre un trémolo mystérieux interrompu par quelques pizzicati, tandis que les flûtes et les clarinettes préparent l’entrée du chant en en faisant entendre d’avance les premières notes. Sur cette trame instrumentale, qui révèle chez l’auteur une véritable intuition de l’art symphonique, les voix murmurent :

Disparaissez, arceaux noirs et poudreux, 
   Et que l’azur des cieux
   Un instant nous visite.

    La tonalité et le mouvement étant nettement posés par ce premier développement, d’une régularité toute classique, le chant commence, exposé par les voix soutenues de quelques instruments. Là, nous nous retrouvons en pays connu : c’est la Damnation de Faust elle-même. Non que, suivant son usage, l’auteur n’ait encore apporté quelques retouches ; la mélodie elle-même en a parfois subies. C’est ainsi que, dans la Damnation, la première partie de la période s’achève ainsi :

score2

    Dans la version originale, la dernière mesure était ornée d’un petit panache bien dans le goût du temps :

score3

    Mais ces détails ne sont rien ; l’essentiel est que la composition « en soi » est identique. Nous trouvons des deux parts ce beau chant soutenu en majeur, deux fois répété, — les murmures des voix se répondant de partie en partie : « De sites ravissants », — l’épisode en fa dièse mineur : « Vois ces amants le long de la vallée » (les paroles originales ont été fréquemment modifiées ; en outre, l’orchestre est loin d’être, dans les Scènes, ce qu’il est devenu dans la Damnation), — le second motif en la : « Le lac étend ses flots ». Après cela, l’auteur a fait une grande coupure dans l’original : dix-sept mesures, qui amenaient par un long et un peu lourd crescendo, l’allegro à six-huit : « Là de chants d’allégresse », ont été remplacées par deux mesures seulement dans lesquelles les violoncelles rappellent le thème initial.

    L’épisode animé qui forme le milieu de la scène a subi d’importants remaniements, tout en gardant le même aspect général. Il serait très intéressant de comparer les deux textes, pour montrer comment, en utilisant les mêmes matériaux, mais les retravaillant, en faisant une sorte de transposition, de décalque, l’auteur est arrivé à donner la forme parfaite et définitive à l’embryon que nous fait connaître le premier état. Mais l’explication de ces mystères de la création artistique exigerait des détails d’une technique trop aride pour que nous songions à l’entreprendre ici. Passons donc sans plus attendre au retour du premier mouvement, où nous trouvons encore un passage modulant, un peu embarrassé et indécis, que Berlioz, avec une grande sûreté de coup d’œil, a sacrifié en dernier lieu et réduit à quelques mesures d’une tonalité plus homogène.

    Enfin, nous voici revenus au ton principal avec le second motif : « Le lac étend ses flots », et à partir de là, nous retrouvons la Damnation de Faust tout entière. Les gammes des violons et des altos en sourdines qui montent, impalpables et fluides, tandis que les voix murmurent : « Partout… l’oiseau timide… » cette trouvaille ravissante et d’un génie si moderne, tout cela se trouve déjà dans l’œuvre de 1828. Une seule correction : 1e gazouillement de la petite flûte qui pique, par endroits, une note cristalline, se trouvait, dans l’original, répété trois fois par mesure ; Berlioz, d’une touche exquise, le conserve seulement sur les derniers temps, comme pour servir d’aboutissement à la montée délicate des sourdines.

    Pour conclure, enfin (et, la situation étant différente, la musique devait l’être aussi, comme au début), Berlioz a repris encore un dessin qui commence la période finale : « Tous pour goûter la vie », mais il l’arrête au milieu et l’achève différemment. Dans les Scènes, ce dessin, commencé à l’aigu par les violons et les voix de soprano, se déroule par séries de trois notes descendant d’un degré à chaque mesure, passant tour à tour aux voix plus graves, s’achevant enfin dans les basses, sur la tonique grave, après avoir parcouru lentement deux octaves entières. C’est à peu près l’effet de la progression descendante par laquelle se termine le prélude de Lohengrin, ou bien encore de l’apparition d’Hector dans la Prise de Troie, où la voix procède par une descente chromatique continue, et semble, à la fin, s’enfoncer, avec le spectre, dans les profondeurs de l’ombre éternelle ; et de même ici les sylphes semblent disparaître un à un, s’effacer sous les accords éthérés des violoncelles en sons harmoniques, et laisser seul enfin Faust endormi. Cependant, si poétique que soit cette idée, Berlioz ne l’a pas maintenue : dans la Damnation coupant par le milieu le long dessin qui module en descendant, il raccroche au passage une note qui lui permet de remonter sans bruquerie aux régions moyennes, et conclut en laissant épanouir toutes les voix sur des accords dont l’harmonie, si simple, est d’un charme mystérieux et profond. Il n’est pas jusqu’à Méphistophélès dont le murmure ne se fasse pour un instant caressant et doux. Enfin, le chœur se tait, et les violons, avec les harpes, reprenant le thème du premier chant des sylphes, mais le rythmant dans un mouvement trois fois plus animé, accompagnent de leur léger balancement la danse impalpable des esprits aériens. Ce dernier épisode — le ballet des sylphes — n’existait pas dans la composition originale ; mais n’y était-il pas virtuellement contenu, puisque le maître constructeur n’a eu qu’à y reprendre les éléments constitutifs, d’avance tout formés ?

___________________________________

(1) Les indications de mouvement métronomique sont inscrites avec le plus grand soin en tête de chaque morceau dans les deux partitions ; mais elles offrent cette particularité de n’être, sauf une seule exception, jamais les mêmes. En voici l’énumération, qui pourra sans doute intéresser les chefs d’orchestre et les exécutants :

Pour les CHANTS DE LA FÊTE DE PÂQUES, les Scènes indiquent : Religioso, Moderato. 80 =; la Damnation, 69 =— RONDE DES PAYSANS, Scènes : Allegro, 80 = ; Damnation, 110 = — SCÈNES DES SYLPHES, Scènes : Adagio, 58 =; Damnation, 54 =— CHANSON DE BRANDER, Scènes : Allegro, 144 =; Damnation, 125 =— CHANSON DE MÉPHISTOPHÉLÈS, Scènes : Allegro, 72 =  ; Damnation, Allegretto con fuoco, 168 =(ce qui revient à 56 =) — LE ROI DE THULÉ, Scènes : Andante con moto, 72= ; Damnation, Andantino con moto, 56 = — ROMANCE DE MARGUERITE, Scènes : Lento, 58 =; Damnation, Andante un poco lento, 50 =; ce mouvement, maintenu dans la Damnation pour la strophe : « Sa marche que j’admire », devient, dans les Scènes, Poco piu lento, 54 = ; le piu animato e agitato : « Je suis à ma fenêtre » est dans les deux versions, 96 =. Enfin, la SÉRÉNADE DE MÉPHISTOPHÉLÈS est, dans les deux partitions, Allegro (mouvement de valse, ajoute la Damnation), 72 = — On voit que Berlioz a fort varié dans son interprétation, et qu’en prenant de l’âge il en est arrivé, en général, à ralentir ses mouvements.

(A suivre.)

Le Ménestrel, 30 Juillet 1910, p. 243-244

    Le Concert des Sylphes fut le premier fragment de l’ouvrage que Berlioz ait fait entendre : il le donna une seule fois, sous sa forme primitive, dans un de ses premiers concerts, le 1er novembre 1829. « Six élèves du Conservatoire le chantèrent », raconte-il. « Il ne produisit aucun effet. On trouva que cela ne signifiait rien : l’ensemble en parut froid, vague et absolument dépourvu de chant. Ce même morceau, dix-huit ans plus tard, un peu modifié dans l’instrumentation et les modulations, est devenu la pièce favorite des divers publics de l’Europe. On en trouve maintenant le dessin parfaitement clair, et la mélodie délicieuse. C’est à un chœur, il est vrai, que je l’ai confié. Ne pouvant trouver six bons chanteurs solistes, j’ai pris quatre-vingts choristes, et l’idée ressort… » Il est de toute évidence que la scène des sylphes, aussi bien sous sa première forme que dans son état définitif, n’était point faite pour être chantée en solo : en aucun endroit, le chant n’a l’expression individuelle qui convient à ce genre d’interprétation ; son accent général est, au contraire, essentiellement collectif. L’erreur en laquelle est d’abord tombé Berlioz prouve donc son inexpérience, bien naturelle chez un artiste de vingt-cinq ans créant ainsi loin de tout modèle. Mais l’existence de cette page capitale à cette date de sa vie nous est une preuve nouvelle de la spontanéité de son génie, et cela est beaucoup plus intéressant à retenir.

    Passons vite, tout en achevant notre confrontation, sur les derniers morceaux des Huit Scènes de Faust, de moindre importance que ceux que nous avons étudiés jusqu’ici.

    La chanson de Brander porte en titre :

    Ecot de joyeux compagnons ; — Histoire d’un rat.— A la tablature : « Joie grossière et désordonnée. Brander ivre ». Il y a identité complète entre les deux versions ; quelques légères touches d’orchestre ont été simplement ajoutées.

    Chanson de Méphistophélès ;Histoire d’une puce. — « Raillerie amère ». Même observation sur l’identité de la musique, avec quelques touches d’orchestre et corrections prosodiques. — Notons en passant que, sur le cinquième vers du couplet : « Et l’histoire l’assure », la partition de la Damnation indique une variante qui permet aux basses peu sûres de leurs notes aiguës d’aborder ce passage sans inquiétude. Cette variante n’existe pas dans la version originale, où le saut d’octave : fa, fa, fa, mi, est seul figuré. Les interprètes du rôle de Méphistophélès feront donc un effort louable en faisant sortir, en cet endroit leur plus beau fa aigu : ils auront ainsi le mérite de se conformer à l’intention première de Berlioz.

    Le Roi de Thulé, chanson gothique. — « Caractère simple et ingénu ».

    La partition des Huit scènes joint à ce morceau la curieuse note suivante :

    « Dans l’exécution de cette ballade, la chanteuse ne doit pas chercher à varier l’expression du chant suivant les différentes nuances de la poésie, elle doit tâcher, au contraire, de le rendre le plus uniforme possible : il est évident que rien au monde n’occupe moins Marguerite, dans ce moment, que les malheurs du roi de Thulé ; c’est une vieille histoire qu’elle a apprise dans son enfance et qu’elle fredonne avec distraction ».

    Il faut avouer que le caractère de la musique contredit cette observation : l’aspect grimaçant du chant, ses rythmes boiteux, ses intonations chromatiques, ses intervalles altérés, si éloignés du naturel du chant populaire, font qu’il est nécessaire de donner au morceau une interprétation expressive. La romance du Roi de Thulé de Berlioz n’est gothique que de nom. La chanson du Roi Loys, celle de Pernette, voilà vraiment du gothique musical ; mais ici, nous n’avons affaire qu’à un gothique de convention, — le gothique de 1825.

    Ces observations faites, disons que, sauf une transposition de sol en fa et le déplacement des temps des huit premières mesures, enfin, quelques minimes détails d’une note par-ci par-là, la « ballade du Roi de Thulé en style gothique », composée par Berlioz en voiture, sur la route de la Côte-Saint-André à Grenoble, le samedi 14 septembre 1828, est identiquement pareille à celle qui fut chantée à l’Opéra-Comique le 6 décembre 1846, et qui fut gravée dans la Damnation de Faust. Cette identité s’étend jusques et y compris la coda dans laquelle la voix, dialoguant avec l’alto, fait entendre des bribes de la première phrase : « Autrefois, un roi… de Thulé… », se perdant enfin sur la dominante grave en un « profond soupir ».

    Romance de Marguerite. — « Sentiment mélancolique et passionné ». Ici encore, il y a identité complète entre les deux versions, dans le beau chant : « D’amour l’ardente flamme », son expressive ritournelle de cor anglais (un instrument qui ne courait pas les orchestres en 1828), les strophes : « Son départ, son absence ; — Sa marche que j’admire ; — Je suis à ma fenêtre », même la période finale, d’un si bel élan passionné : « O caresses de flammes ». Quelques détails seulement ont été retouchés en quelques endroits. Une seule note modifiée sur le vers : « Hélas ! et son baiser » en renforce l’accent pathétique. Cinq mesures du cor anglais sont supprimées dans une reprise. La cadence finale, si expressive et d’une si belle forme harmonique : « Dans ses baisers d’amour », est amenée à son entière perfection. Et cette identité est tout à l’éloge du compositeur, qui, sur les bancs de l’école, se trouvait avoir réalisé en plusieurs de ses parties essentielles l’œuvre capitale de sa carrière. — La suite de la scène n’est pas moins significative : on entend le bruit lointain de la retraite, le chœur des soldats (« Joyeuse insouciance », dit le commentaire), l’effet d’éloignement, puis le rapprochement des voix, qui éclatent dans toute la force, se retirent enfin, toujours combinées avec la sonnerie des trompettes. L’épisode est plus développé ici que dans la Damnation, mais la musique est la même ; Berlioz n’aura qu’à la reprendre pour en former le développement presque complet du chœur des soldats à la fin de la seconde partie. En tout cas, le tableau existe déjà.

    La dernière des Huit Scènes de Faust est la Sérénade de Méphistopliélès, destinée à caractériser 1’« Effronterie ». Le chant est le même que dans la Damnation, ainsi que le rythme accompagnant ; mais tandis que, dans l’œuvre achevée, ce rythme est distribué aux divers instruments à cordes qui l’exécutent en pizzicato, dans l’original, il appartient à la seule guitare, — l’instrument favori de Berlioz. L’effet n’en était peut-être pas moins heureux, et la reconstitution du morceau sous sa forme originale mériterait d’être tentée.

    Ainsi, avant qu’il eût atteint la vingt-quatrième année de sa vie, Berlioz avait composé la valeur d’un tiers environ de l’œuvre qui, plus qu’aucune autre, devait faire sa renommée. La confrontation qui vient d’être faite prouve, en effet, que si, à cette époque, sa main n’était pas encore complètement assurée, son imagination était dès lors en pleine puissance créatrice.

(Fin.)

Site Hector Berlioz créé par Monir Tayeb et Michel Austin le 18 juillet 1997; page Julien Tiersot: Berlioziana créée le 1er mai 2012; cette page créée le 1er octobre 2013.

© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.

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