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Julien Tiersot: Berlioziana

13. Œuvres diverses publiÉes du vivant de Berlioz

    Cette page présente les huit articles publiés par Julien Tiersot dans la série Berlioziana avec le sous-titre “Œuvres diverses publiées du vivant de Berlioz ”. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.

    Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale, par exemple [CG no. 472].

Le Ménestrel, 15 Octobre 1905

Le Ménestrel, 22 Octobre 1905

Le Ménestrel, 5 Novembre 1905

Le Ménestrel, 19 Novembre 1905

Le Ménestrel, 26 Novembre 1905

Le Ménestrel, 14 Janvier 1906

Le Ménestrel, 21 Janvier 1906

Le Ménestrel, 28 Janvier 1906

 

Le Ménestrel 15 Octobre 1905, p. 331-332

OEUVRES DIVERSES
PUBLIÉES DU VIVANT DE BERLIOZ

    Nous avons pu examiner, dans les précédentes études, toutes les grandes compositions de Berlioz (sauf trois ouvertures) dans leurs manuscrits originaux, et confronter ces précieux documents avec les partitions gravées. Il nous reste, pour achever notre tâche, à étudier au même point de vue quelques œuvres de moindre importance ; après quoi, nous pénétrerons dans le domaine de l’inédit.

    Avant d’entrer dans ces nouveaux détails, il ne semblera pas sans doute hors de propos que nous présentions un tableau d’ensemble de la production du maître, établi sous ses yeux, et, très vraisemblablement, par ses soins. Ce tableau, qui énumère ses compositions jusques et y compris l’Op. 25, et ajoute parfois aux titres d’utiles observations complémentaires, est imprimé sur la couverture d’un exemplaire de sa partition Tristia conservé à la Bibliothèque Nationale. C’est une épreuve, portant des corrections de sa main. Nous n’avons jamais trouvé ailleurs ce document, dont le tirage complet n’a peut-être pas été effectué ; aussi nous semble-t-il doublement intéressant (puisqu’il s’agit encore d’inédit) de le reproduire, au moment où nous allons terminer cet examen général des œuvres de Berlioz éditées de son vivant.

    Le catalogue est précédé de quelques lignes d’introduction qui ne sont, assurément, qu’une réclame de librairie. Mais cette réclame, visiblement rédigée par Berlioz lui-même, en nous indiquant ce qu’il désirait que le public cherchât dans son œuvre à l’époque de sa vie où elle était le moins comprise, prend par là même une signification assez haute pour que nous ne songions pas à la retrancher.

    Voici ce document :

ŒUVRES COMPLÈTES DE HECTOR BERLIOZ

(1852)

    M. Hector Berlioz, afin de retoucher à loisir ses compositions et pour les préserver d’exécutions mal comprises et incomplètes, s’est longtemps refusé à les publier (1). Aujourd’hui, le progrès que ces œuvres grandioses et hardies ont amené dans l’exécution des masses vocales et instrumentales est presque général ; l’auteur les a fait entendre sous sa direction dans la plupart des villes capitales de l’Europe, où il a laissé ses traditions ; les vieilles habitudes sont rompues. Il a, d’ailleurs, profité de ces nombreuses expériences pour introduire dans ses ouvrages les perfectionnements dont il les a crus susceptibles et faire disparaître les défauts qu’il y a découverts. Il s’est donc décidé, il y a quelques années, à les publier tous. Beaucoup d’artistes et d’amateurs, de l’étranger surtout, l’ignorent pourtant encore. En conséquence, ses éditeurs de Paris croient nécessaire de donner au public la liste des grandes œuvres de M. Hector Berlioz qu’ils possèdent, en y comprenant celles qui sont encore inédites, mais qui paraîtront bientôt successivement, et ses compositions de salon, d’un style si originalement poétique, d’un coloris si vif et si frais.

    Suit le catalogue, dont nous nous bornons à reproduire sommairement les titres dans l’ordre indiqué, nous réservant d’en citer les détails utiles au fur et à mesure que nous étudierons les œuvres (nous l’avons déjà fait pour quelques-unes, telles que la Symphonie funèbre et triomphale (l’Apothéose), les ouvertures des Francs-Juges, du Roi Lear et du Carnaval romain).

Op. 1. Ouverture de Waverley.
Op. 2. Irlande.
Op. 3. Ouverture des Francs-Juges.
Op. 4. Ouverture du Roi Lear.
Op. 5. Messe des Morts,
Op. 6. Le Cinq Mai.
Op. 7. Les Nuits d’été.
Op. 8. Rêverie et Caprice.
Op. 9. Ouverture du Carnaval romain.
Op. 10. Traité d’instrumentation.
Op. 11. Sara la baigneuse.
Op. 12. La Captive.
Op. 13. Fleur des landes.

Op. 14. Épisode de la vie d’un artiste (Symphonie fantastique).
Op. 14 bis. Le Retour à la vie.
Op. 15. Symphonie funèbre et triomphale.
Op. 16. Harold en Italie.
Op. 17. Roméo et Juliette.
Op. 18. Tristia.
Op. 19. Feuillets d’album.
Op. 20. Vox populi.
Op. 21. Ouverture du Corsaire.
Op. 22. Te Deum.
Op. 23. Benvenuto Cellini.
Op. 24. La Damnation de Faust.
Op. 25. La Fuite en Egypte.

    Ce catalogue est complété par des morceaux de divers auteurs « instrumentés pour orchestre par M. Hector Berlioz » : l’Invitation à la valse, la Marseillaise, Marche Marocaine, de Léopold de Mayer, et les récitatifs du Freischütz.

    Arrêté en 1852 à l’Op. 25, le catalogue de l’œuvre de Berlioz a été prolongé par la suite jusqu’à l’Op. 28 : l’Enfance du Christ, ayant incorporé la totalité de la Fuite en Egypte, en a pris le numéro ; puis ont suivi l’Impériale, Op. 26, et le Temple universel (un chœur dont nous dirons l’histoire) Op. 28. Mais le no 27 est omis : cette lacune correspond, dans l’ordre du temps, à la composition des Troyens, et nous pouvons penser que Berlioz l’avait en intention réservé à sa grande œuvre ; mais nous ne l’avons vu inscrit sur aucune de ses éditions, pas même sur les premiers tirages. Béatrice et Bénédict, dernière composition de Berlioz, ne porte pas de numéro. Il en est de même pour plusieurs morceaux séparés ; certains autres ont été groupés artificiellement en des recueils constitués à des époques postérieures à leur production.

    Il est à remarquer, en effet, que la numérotation du catalogue ci-dessus est, surtout dans sa première partie, loin d’être rigoureusement chronologique : les œuvres de Berlioz s’y présentent au hasard de leur publication et non dans l’ordre de leur composition. Observons enfin que l’ensemble de ses morceaux détachés pour chant avec accompagnement de piano (originaux ou transcrits) a été réuni, de son vivant même (1863) en un recueil général sous le titre de 32, puis 33 Mélodies pour chant et piano à une ou plusieurs voix et chœur, par HECTOR BERLIOZ (Richault).

    Nous ne nous en conformerons pas moins à cet ordre pour terminer notre examen : les grandes œuvres ayant été déjà étudiées, nous le reprenons purement et simplement pour considérer au fur et à mesure celles des pages de moindre importance qui nous offriront encore matière à des observations.

___________________________________

(1) La lettre ouverte de Berlioz à Schumann, dont nous avons eu déjà à reproduire un important fragment relatif à la transcription pour piano de l’ouverture des Francs Juges (voir chapitre ci-dessus), exprimait déjà les inquiétudes auxquelles cette observation fait de nouveau allusion : « Je me suis mille fois repenti, écrivait-il, d’avoir étourdiment laissé publier l’ouverture des Francs Juges. Et, à ce sujet, je dois vous faire une profession de foi en vous priant de la transmettre à l’éditeur, M. Hoffmeister ; ce sera ma réponse aux offres qu’il a la bonté de me faire relativement à la publication de mes symphonies… J’ai toujours refusé [ces sortes de propositions] et toujours pour la même raison, la crainte d’être traduit à contre-sens par une exécution infidèle ou incomplète… Je craindrais de perdre à tout jamais l’estime des amis de l’art musical si, par une publication prématurée, j’exposais mes symphonies, trop jeunes pour voyager sans moi, à être mutilées [CG no. 472, 8 mai 1836]».

Le Ménestrel, 22 Octobre 1905, p. 341

(Suite)

    IRLANDE. Cette œuvre est un recueil de chants pour une ou plusieurs voix avec accompagnement de piano, au nombre de neuf, qui parut pour la première fois au commencement de 1830, sous le no d’op. 2. Le titre exact de la première édition était :

    NEUF MÉLODIES imitées de l’Anglais (Irish Melodies) pour une et deux voix avec accompagnement de piano, dédiées par les auteurs à Thomas Moore, musique de HECTOR BERLIOZ, paroles de T. GOUNET. Œuvre 2 (Schlesinger). Au revers du titre est une lithographie hors texte, de Barathier, représentant un jeune homme rêvant au sommet d’un rocher, dans une attitude romantique. Les neuf morceaux sont :

    1. Le Coucher du soleil (Rêverie).
    2. Hélène, ballade à 2 voix.
    3. Chant guerrier.
    4. La Belle voyageuse (Ballade).
    5. Chanson à boire.
    6. Chant sacré.
    7. L’Origine de la harpe (Ballade).
    8. Romance anglaise et française (Farewell Bessy, Adieu Bessy).
    9. Elégie (en prose).

    Le Chant guerrier, no 3 : « N’oublions pas ces champs dont la poussière est teinte encore du sang de nos guerriers », chœur pour voix d’hommes avec soli (Un Jeune Guerrier, un Vieillard), est l’hymne dont il est parlé dans les Mémoires (chap. XXIX), que Berlioz, au lendemain des journées de juillet 1830, entendit chanter dans la cour du Palais-Royal par un groupe de jeunes gens auxquels il se joignit : concert populaire improvisé qui s’acheva par une exécution formidable de la Marseillaise.

    L’Elégie en prose, no 9, est aussi mentionnée dans les Mémoires, mais dans un chapitre d’un sentiment tout autre, le XVIIIe : Miss Smithson, mortel amour, léthargie morale. C’est ce chant qu’il composa au retour d’une de ces courses folles où il semblait « être à la recherche de son âme », la seule de ses compositions, assure-t-il, où il ait su exprimer par la musique un sentiment violent alors qu’il se trouvait sous son influence active et immédiate. Un mot d’une de ses lettres intimes, du 6 février 1830, confirme la réalité de cette émotion : « Après quelque temps d’un calme troublé violemment par la composition de l’Élégie en prose qui termine mes mélodies… » [CG no. 152]

    Il est question, pour la première fois, de la composition des Mélodies irlandaises, dans une lettre à Humbert Ferrand du 3 juin 1829 : « … quelques mélodies irlandaises qui ne sont pas gravées ; je n’en ai encore terminé qu’une ; Gounet me fait beaucoup attendre les autres. » [CG no. 126] Le 21 août suivant : « Je fais des mélodies irlandaises de Moore, que Gounet me traduit ; j’en ai fait une, il y a quelques jours, dont je suis ravi. » [CG no. 134]

    Le 27 décembre : « Vous recevrez d’ici à une vingtaine de jours notre collection de Mélodies irlandaises. » [CG no. 147] Et dans la lettre du 6 février 1830, dont nous avons déjà cité un extrait, il annonce à son ami l’envoi de deux exemplaires. « Adolphe Nourrit, poursuit-il, vient de les adopter pour les chanter aux soirées où il va habituellement. »  Enfin, la lettre du 13 mai suivant [CG no. 162], au même ami, donne des appréciations sur divers morceaux du recueil, et une dernière, du 19 novembre [CG no. 189], lui fait part de son intention de mettre le Chant sacré et le Chant guerrier des Mélodies sur le programme de son concert du 5 décembre, où fut donnée la première audition de la Symphonie fantastique. Il ne semble pas qu’il ait été donné suite à ce projet, ni qu’il y ait eu des chœurs à ce concert mémorable.

    On trouvera plusieurs autres mentions de ce petit ouvrage dans la correspondance postérieure de Berlioz avec Thomas Gounet, l’auteur des paroles. D’autres lettres écrites d’Italie disent le succès qu’obtenaient parmi les hôtes de la Villa Médicis quelques-unes de ces romances que Berlioz leur chantait en s’accompagnant sur son instrument ordinaire : « Hier, les paysagistes m’ont emmené avec eux, j’ai porté ma guitare, et nous avons chanté tant et plus la grande chasse des Bardes (de Lesueur) et ma ballade d’Hélène, que je suis obligé de leur répéter régulièrement deux fois par jour. » (Lettre écrite de Subiaco le 10 juillet 1831 [CG no. 236]).

    Plus tard (31 août 1834), nous le voyons écrire à Ferrand : « J’ai terminé pour mes concerts plusieurs morceaux pour des voix et orchestre qui figureront bien, je l’espère, dans le programme.» [CG no. 408]  Au nombre de ces morceaux a figuré en premier lieu le no 4 des Mélodies irlandaises, annoncé en ces termes sur le programme du 9 novembre 1834 : La Belle voyageuse, légende irlandaise pour quatre voix et orchestre, musique de M. Berlioz (exécutée pour la première fois). Chant : MM. Puig, Boulanger, *** et Hense. » La partition d’orchestre a paru plus tard (chez Richault), mais non l’arrangement en quatuor vocal, car le chant y est confié au seul mezzo-soprano, comme dans le recueil original.

    Berlioz a orchestré encore deux des Mélodies irlandaises.

    Le premier est le no 2, Hélène, que nous voyons figurer sur le programme de son concert de la salle Herz le 3 février 1844, avec ces indications : « Ballade pour un chœur d’hommes et orchestre, exécutée pour la première fois. »

    La Bibliothèque du Conservatoire en possède le manuscrit autographe, parfaitement conforme aux indications ci-dessus. A la fin est cette note : Da capo jusqu’au mot fin, 4 fois, et au verso : Il faut copier les paroles des 2e, 5e, et 6e couplets. La ballade au piano comprend en effet six couplets.

    L’autre morceau orchestré est le numéro 6, Chant sacré, chœur, qui, remanié d’abord dans son développement et son écriture pour une seconde édition au piano dont il sera bientôt question, a paru comme la Belle voyageuse (chez Richault) « instrumenté à grand chœur et grand orchestre », dit le titre, et dédié « à Monsieur l’abbé de Guerry, curé de l’église de Saint-Eustache. » Nous aurons à revenir plus tard sur les origines et sur une exécution probable de ce morceau (voir ci-après : Hymne pour six instruments à vent et Herminie).

    Le catalogue de 1852 porte, à l’article Irlande, l’annotation suivante : « 2e édition contenant plusieurs modifications importantes. » En effet, les Mélodies irlandaises ont été rééditées, vers 1850, par la maison Richault, en morceaux séparés, avec des modifications qui ne portent pas seulement sur la musique, mais encore sur le titre, devenu Irlande, et sur l’aspect extérieur : la vignette byronienne de 1830 a fait place, sur la couverture, à une composition d’un goût tout académique. Une addition singulière a été faite à l’Elégie en prose, morceau qui, rappelant à Berlioz des souvenirs d’une trop poignante intensité, lui a toujours inspiré une sorte de respect superstitieux par l’effet duquel il s’est abstenu non seulement d’apporter des retouches à la musique, mais encore de la faire exécuter en public : c’est un commentaire historique qui, il faut le reconnaître, ne présente aucun rapport avec la situation de Berlioz au moment où il écrivait cette page enflammée. Cette particularité prouve au moins l’importance qu’il attribuait au sujet dans la composition de son œuvre passionnelle.

    Le recueil général des mélodies de Berlioz a reproduit textuellement cette seconde édition.

Le Ménestrel, 5 Novembre 1905, p. 355-356

(Suite)

    LE CINQ MAI, op. 6, exécuté pour la première fois le 22 novembre 1835 sous le titre de Chant sur la mort de l’empereur Napoléon, a, pendant plusieurs années, eu les faveurs de son auteur et d’une partie du public, même à l’étranger. Berlioz en confiait le chant, suivant les circonstances, tantôt à un soliste, tantôt à un chœur de basses à l’unisson. Dans le principe, ce morceau était destiné à figurer dans une Fête musicale funèbre à la mémoire des hommes illustres de la France, composition de vaste envergure, pour laquelle l’auteur rêvait le Panthéon, et à laquelle, il songea pendant toute une année (1835). La grande partition est une des premières œuvres de Berlioz qui aient eu les honneurs de la gravure ; l’artiste l’a dédiée à son ancien directeur et ami Horace Vernet (chez Richault). La réduction au piano a été insérée à la fin du recueil général des mélodies.

    Le récit suivant, qui figure épisodiquement dans un chapitre d’A travers chants (Symphonies de H. Reber), donne sur la composition du Cinq Mai quelques détails curieux, et nous apprend que l’idée première en est notablement antérieure à l’exécution :

Je me souviens que, m’étant mis en tête de faire une cantate avec chœurs sur le petit poème de Béranger intitulé le Cinq Mai, je trouvai assez aisément la musique des premiers vers, mais que je fus arrêté court par les deux derniers, les plus importants, puisqu’ils sont le refrain de toutes les strophes :

Pauvre soldat, je reverrai la France,
La main d’un fils me fermera les yeux.

Je m’obstinai en vain pendant plusieurs semaines à chercher une mélodie convenable pour ce refrain ; je ne trouvais toujours que des banalités sans style et sans expression. Enfin j’y renonçai, et par suite, la composition de la cantate fut abandonnée. Deux ans après, n’y pensant plus, je me promenais un jour à Rome sur une rive escarpée du Tibre qu’on nomme la promenade du Poussin ; m’étant trop approché du bord, la terre manqua sous mes pieds, et je tombai dans le fleuve. En tombant, l’idée que j’allais me noyer me traversa l’esprit ; mais en m’apercevant après la chute que j’en serais quitte pour un bain de pieds et que j’étais tout bonnement tombé dans la vase, je me mis à rire et je sortis du Tibre en chantant :

Pauvre soldat, je reverrai la France,

précisément sur la phrase si longuement et si inutilement cherchée deux ans auparavant : « Ah ! m’écriai-je, voilà mon affaire : mieux vaut tard que jamais ! » Et la cantate s’acheva.

    D’après cette anecdote, c’est donc avant 1830 que Berlioz eut l’idée de mettre en musique les vers de Béranger, et en 1831 ou 1832, à Rome, qu’il en trouva le thème principal. Il semble bien, pourtant, que ce chant n’ait pas été fixé sur le papier avant 1830. Nous n’en connaissons pas l’autographe.

    LES NUITS D’ÉTÉ, op. 7, sont un recueil de six mélodies qui parut d’abord sous ce titre :

    A Mademoiselle Louise Bertin. — LES NUITS D’ÉTÉ, 6 mélodies pour mezzo-soprano ou ténor, avec accompagnement de piano, paroles de Th. Gautier, musique de H. BERLIOZ. Paris, Catelin.

    Les titres des six mélodies sont :

    1. Villanelle.
    2. Le Spectre de la rose.
    3. Sur les lagunes.
    4. Absence.
    5. Au Cimetière.
    6. L’Ile inconnue.

    La Bibliothèque du Conservatoire possède un exemplaire de ce recueil portant cette dédicace autographe :

A M. St. Heller, témoignage d’amitié et d’une vive admiration pour son grand et noble talent. H. BERLIOZ.

    La date 1841, comme année de publication, a été ajoutée au crayon au bas de la page, probablement par Stephen Heller ; nous n’avons aucune raison de la croire inexacte. Par contre, rien, à ma connaissance, n’autorise l’indication donnée par un biographe que les Nuits d’été auraient été composées en 1834. Plus tard la partie de piano a été orchestrée. L’exemplaire provenant de Stephen Heller porte quelques annotations au crayon bleu, de la main de Berlioz, qui sont une préparation pour le travail de l’orchestration. Le no 4, Absence, a paru à part sous sa forme orchestrale (chez Richault) avec la mention : « Chantée aux concerts du Conservatoire de Paris par M. Duprez. » Cette phrase voulait dire : « Chanté dans les concerts donnés par Berlioz dans la salle du Conservatoire, etc. » L’ensemble de la partition d’orchestre, avec texte traduit en allemand par Peter Cornelius, a paru plus tard sous le double titre : Die Sommernächte (les Nuits d’été), chez l’éditeur Biedermann, à Winterthur. Plusieurs lettres (la plupart inédites) de Berlioz à Théophile Gautier font mention de l’œuvre commune du prestigieux poète et du génial musicien.

    La Bibliothèque du Conservatoire a les manuscrits autographes de trois morceaux des Nuits d’été (forme piano et chant) : ce sont le Spectre de la rose, Au Cimetière (Clair de lune) et Barcarolle. Le titre de ce dernier morceau a été, dans la partition gravée, changé en celui de l’Ile inconnue ; en outre, les numéros inscrits sur les titres manuscrits, différents de ceux du recueil imprimé, prouvent que l’ordre de succession des morceaux a été modifié. Au reste, ces manuscrits sont tracés d’une belle écriture : seul le second morceau, si poétique, a subi des retouches dont témoignent deux grandes collettes. Ils portent, en outre, des traces du travail préparatoire de la gravure.

    D’après M. J.-G. Prod’homme, le manuscrit original de la Villanelle (no 1 des Nuits d’été) a été reproduit en fac-similé dans l’Allgemeine musikalische Zeitung de 1848.

    RÊVERIE ET CAPRICE, Romance pour le violon avec accompagnement d’orchestre, op. 8. Cette composition, qui fut exécutée pour la première fois dans un concert de Berlioz le 1er février 1842, avec Alard pour interprète principal, est assurément une des plus mal venues qu’ait écrites son auteur. Nous n’avons aucun document nouveau à produire sur elle. Remarquons seulement que rien n’indique, comme on l’a avancé, qu’elle ait pour thème un motif inutilisé dans Benvenuto Cellini et primitivement destiné à entrer dans cet opéra.

    Rappelons enfin qu’une audition de ce morceau fut donnée, vers 1880, au concert Pasdeloup [le 26 mars 1880], où Mlle Marie Tayau joua la partie de violon, et qu’à cette occasion le chef d’orchestre et la violoniste, auxquels avait été adjointe fortuitement une troisième personne qu’il est inutile de nommer, eurent ensemble un entretien dont la conclusion fut que le morceau ne pouvait pas être présenté au public sans un programme explicatif, — programme descriptif, cela va sans dire, puisqu’il s’agissait de Berlioz ; et comme celui-ci n’en avait pas fait, la troisième personne, celle que nous n’avons pas nommée, fut chargée d’en rédiger un, lequel fut en effet imprimé et distribué au concert. Comme nous ne cherchons pas les effets comiques, nous ne reproduirons pas ici cette élucubration, dont la lecture hilare pourrait cependant introduire un élément de gaieté dans l’austérité de cette étude… []

    L’op. 9 de Berlioz est l’ouverture du Carnaval romain, dont il a été parlé dans un autre chapitre, et son op. 10 est le Traité d’instrumentation, qui n’est pas une œuvre de composition musicale proprement dite, et sur lequel nous ne possédons pas de renseignements particuliers. Disons simplement que la première édition de ce livre, dédié « à Sa Majesté Frédéric Guillaume IV, roi de Prusse », parut dans les derniers mois de 1843 (Schonenberger) et que nous aurons à publier plusieurs lettres de Berlioz s’y rapportant, notamment à Meyerbeer et à Spontini.

[*Note des éditeurs de ce site: La ‘troisième personne qu’il est inutile de nommer’ est en fait Julien Tiersot lui-même, comme l’a fait remarquer Tom S. Wotton dans un article intitulé “A Berlioz Caprice and its ‘Programme’”, publié dans The Musical Times, tome 68, no. 1014 (1er août 1927), p. 704-6. Le programme avait été reproduit comme émanant de Berlioz lui-même (!) dans le tome 6 de l’édition Breitkopf et Härtel des œuvres de Berlioz (paru en 1902), avec traductions allemande et anglaise, mais sans aucun commentaire ou indication d’origine, ce qui ne pouvait qu’égarer le lecteur non averti.]

Le Ménestrel, 19 Novembre 1905, p. 371

(Suite)

    SARA LA BAIGNEUSE, op. 11, et LA CAPTIVE, op. 12. Ces deux compositions vocales sont faites l’une et l’autre sur des vers des Orientales de Victor Hugo, dont Berlioz écrivait, au moment où elles parurent : « Il y a là des milliers de sublimités ! » (Lettres intimes, 2 février 1829 [CG no. 113]). Elles ont toutes deux été présentées au public sous des formes successives assez diverses.

    La première est une des compositions auxquelles Berlioz faisait allusion dans l’extrait ci-dessus signalé (à l’occasion d’une des Mélodies irlandaises) de sa lettre du 31 août 1834, où il disait préparer pour ses concerts des morceaux pour voix et orchestre : Sara la Baigneuse a figuré en effet, à côté de la Belle voyageuse et avec la même distribution, sur le programme du 9 novembre 1834, où elle est annoncée en ces termes : Quatuor pour deux ténors et basses, avec orchestre, sur une Orientale de Victor Hugo (Sara la Baigneuse), etc. Cette première forme n’a pas été conservée. Mais le même morceau a été publié sous deux autres formes, l’une, simple, pour deux voix avec accompagnement de piano, paru d’abord en morceau séparé, avec une vignette représentant « l’ingénue — toute nue », comme dit le poète (chez Richault, déposé en septembre 1850), puis inséré dans le recueil général des mélodies, — l’autre plus complexe, en partition d’orchestre, où se retrouve peut-être l’instrumentation de 1834, mais où la vocale est écrite pour trois chœurs à voix mixtes.

    Aucun autographe n’est venu à notre connaissance, sous quelqu’une de ces trois formes que ce soit.

    La musique de la Captive fut improvisée dans la campagne romaine au cours de promenades qu’y fit Berlioz au commencement de février 1832 ; elle obtint aussitôt à Rome un succès « populaire et aristocratique. » (Voy. Mémoires, XXXIX, Lettres de Berlioz à Gounet du 17 février 1832 [CG no. 261], à sa mère, du 20 mars [CG no. 266], et à Ferrand, du 26 [CG no. 267]). Il est probable qu’il chanta lui-même le premier cette mélodie, en s’accompagnant sur la guitare. Il écrivit sous le chant un accompagnement de piano, très simple ; puis il y adjoignit une partie de violoncelle ; sous cette forme, la Captive fut présentée pour la première fois au public, dans le concert de Berlioz du 23 novembre 1834 [Voyez Berlioziana du 23 Octobre 1909], par Mlle Falcon et le violoncelliste Desmarest, fidèle ami du maître, et bientôt éditée (l’exemplaire du Conservatoire porte pour date de dépôt : Janvier 1835). Plus tard enfin Berlioz développa cette composition en y ajoutant un accompagnement d’orchestre qui se renouvelle à chaque couplet et varie la partie vocale. Ainsi agrandi, le morçeau fut exécuté pour la première fois à Londres, par Mme Viardot, sous la direction de l’auteur, le 29 juin 1848. Il a paru en grande partition, puis, réduit pour le piano par Stephen Heller, a été publié en morceau séparé d’abord, enfin inséré dans le recueil des 33 Mélodies.

    La Bibliothèque du Conservatoire possède un exemplaire autographe de la première forme : un seul couplet avec accompagnement de piano ; M. Ch. Malherbe, en a un autre. Enfin M. Alexis Rostand conserve, avec le manuscrit d’Harold en Italie, celui de la partition d’orchestre autographe de la Captive; le dernier document a assez d’importance pour que nous en reproduisions le titre complet, avec les annotations qu’il porte :

LA CAPTIVE — Rêverie Paroles de Victor Hugomises en musique pour contralto ou mezzo-sopranoavec accompagnement d’orchestrepar — HECTOR BERLIOZ. — PartitionŒuvre 12.

Ce morceau est publié chez Richaut : 1° avec accompagnement de piano par Stephen Heller, et conforme à la partition ; — 2° Transposé en mi, avec accompagnement de piano et violoncelle, par l’auteur, mais avec la musique de la 1re strophe seulement ; 3° en grande partition.

    Au-dessous de ce titre et de ces indications est écrite la dédicace suivante :

Mon cher Morel, conservez ce manuscrit autographe de La Captive, comme un souvenir de l’amitié sincère que je vous ai vouée et comme un témoignage de mon admiration pour vos rares et magnifiques facultés musicales.

HECTOR BERLIOZ.

Paris, 4 septembre 185 (?)

    La notation est très belle, digne d’être rapprochée des spécimens les plus soignés de l’écriture de Berlioz. Sauf un grattage portant sur des barres de mesure tracées à une mauvaise place, le manuscrit ne porte pas une seule correction. Bien qu’on y voie par endroits des traces du travail de la gravure, le papier n’en est pas sali. C’est un des plus beaux autographes de Berlioz.

    Nous avons enfin trouvé dans un album de notes prises par Berlioz de 1832 à 1836, dont il sera plus longuement question dans la suite de cette étude, trois pages contenant des esquisses musicales pour un développement de la Captive. C’est d’abord, au crayon, une harmonisation des quatre dernières mesures, le chant étant à la basse ; puis la musique d’un couplet dont la poésie de Victor Hugo nous donne les vers complets :

J’aime ces tours vermeilles,
Ces drapeaux triomphants, etc.

    L’accompagnement, dont une seule mesure est notée dans l’album, reproduit la formule rythmique de l’accompagnement original de la Captive, mais le chant est complètement différent de celui de la romance. Il n’est pas d’un tour heureux, et l’on ne peut s’étonner, en le lisant, que Berlioz, plutôt que de l’admettre, ait préféré couper le couplet sur lequel il l’avait composé.

    FLEURS DES LANDES, cinq mélodies avec accompagnement de piano, paroles de divers auteurs, Op. 13 (Richault). Ces morceaux sont :

    1. Le Matin, romance (paroles de Ad. de Bouclon).
    2. Petit oiseau, chanson de paysan (mêmes paroles de Ad. de Bouclon).
    3. Le Trébuchet, scherzo pour deux sopranos ou deux ténors (paroles d’Émile Deschamps).
    4. Le Jeune pâtre Breton, romance (paroles de Brizeux).
    5. Le Chant des Bretons, chœur pour 4 voix d’hommes (paroles de Brizeux).

    Le titre commun à ces cinq mélodies est orné d’une lithographie représentant un Breton assis rêveur au milieu de la lande. La date de dépôt inscrite sur les exemplaires du Conservatoire est novembre 1850. Mais quelques-uns des morceaux, ainsi réunis artificiellement sous un seul titre, sont de beaucoup antérieurs. Le Jeune pâtre Breton, fragment du Poème de Marie de M. Brizeux, par exemple, avait été chanté au concert du 24 décembre 1833 (et non pas pour la première fois le 23 novembre 1834 comme le disent les biographes) et avait paru en une édition avec accompagnement de piano, avec une partie de cor ad libitum, chez Schlesinger (date de dépôt : février 1834), puis plus tard en partition d’orchestre avec traduction allemande (chez Catelin). M. Ch. Malherbe possède un exemplaire autographe de ce morceau.

    La Bibliothèque du Conservatoire a sur ses rayons une partition d’orchestre manuscrite du Chant des Bretons, que le catalogue désigne en ces termes : « Orchestration copiée par M. Weckerlin pour les concerts de la Société de Sainte Cécile. » Nous ne possédons aucun autre renseignement sur cette forme particulière du morceau, ignorant même si cette orchestration est de Berlioz.

Le Ménestrel, 26 Novembre 1905, p. 379-380

(Suite)

    TRISTIA, 3 Chœurs avec orchestre, op. 18 (Richault).

    Le titre porte en épigraphe ces vers latins :

qui viderit illas

De lacrymis factas sentiet esse meis.

(OVIDE).

    Les trois morceaux dont se compose l’œuvre, rattachés entre eux par une communauté de sentiments et de souvenirs que le titre définit assez éloquemment en sa simplicité, sont de dates et d’origines très diverses.

    Le no 1, Méditation religieuse, paroles traduites de Th. Moore (Ce monde entier n’est qu’une ombre fugitive) porte, sur la partition, la date : Rome, 4 août 1831. Les Mémoires (chap. XXXIX) signalent en effet ce morceau parmi les rares compositions que Berlioz écrivit en Italie, et une de ses lettres à Ferdinand Hiller, écrite de Rome, 1er janvier 1832, confirme le renseignement, disant : « J’ai fait… un chœur sur quelques mots de Moore avec accompagnement de sept instruments à vent, composé à Rome un jour que je mourais du spleen, et intitulé : « Psalmodie pour ceux qui ont beaucoup souffert et dont l’âme est triste jusqu’à la mort. » [CG no. 256] Berlioz a gardé une longue prédilection pour cette page douloureuse, dont, non content de l’avoir insérée après plus de vingt ans dans une de ses publications les plus significatives, il écrivait encore beaucoup plus tard, le 4 mai 1864, au confident de ses peines, Humbert Ferrand : « Je crois que le premier chœur en prose : Ce monde entier n’est qu’une ombre fugitive, est une chose. » [CG no. 2856]

    La forme sous laquelle la Méditation religieuse a été insérée dans Tristia n’est pas la forme originale, car elle comporte l’orchestre normal (2 flûtes, 2 clarinettes, 2 cors, 2 bassons, et le quintette des instruments à cordes), tandis que la lettre du 1er janvier 1832 annonçait un chœur « avec accompagnement de sept instruments à vent ». Berlioz a donc remanié et complété l’orchestration pour faire entrer le morceau dans sa partition définitive.

    Une réduction de l’orchestre pour trois instruments a paru, avec la vocale complète, d’abord en morceau séparé, puis a été insérée dans le recueil des mélodies de Berlioz, sous le titre suivant, qui spécifie toutes les particularités dignes de mention :

Méditation religieuse, paroles traduites en prose d’un poème anglais de Th. Moore, partition réduite pour piano, violon et basse par Mlle Mattemann.

    Le no 2, la Mort d’Ophélie, Ballade, Paroles imitées de Shakespeare par Ernest Legouvé, est daté : Londres, 4 juillet 1848. La forme est celle d’un petit chœur à deux voix de femmes, avec un orchestre de 2 flûtes, 2 clarinettes, 1 cor anglais, 3 cors et les instruments à cordes avec sourdines ; le recueil des mélodies au piano a conservé la disposition vocale en chœur. Mais ni cette forme, ni cette date, ne sont celles de la composition du morceau, — page d’une grâce mélancolique pénétrante, l’une des rares compositions de Berlioz à qui l’on puisse, sans arrière-pensée, accoler l’épithète d’exquis.

    La Mort d’Ophélie avait été écrite et publiée antérieurement sous une forme plus simple, et, à mon avis, non moins définitive, celle d’une simple mélodie à voix seule avec accompagnement de piano, insérée dans un album offert aux abonnées de la Gazette musicale pour les étrennes de 1848 (1). Le titre était orné d’une lithographie qui (le cas est rare pour les titres de romances) donne une impression d’art, représentant une Ophélie dans laquelle il semble qu’on puisse reconnaître la physionomie de la belle et poétique interprète de Shakespeare en 1827 (2). Un article de la Gazette musicale annonçait l’album et analysait spécialement le morceau le 26 décembre 1847 ; mais Berlioz avait dû remettre son manuscrit longtemps avant cette date, car, presque constamment hors de Paris depuis un an, il était à Londres depuis le commencement de novembre. Dans une lettre écrite de cette ville le 15 mars 1848 (à d’Ortigue), il fait allusion à une exécution possible de sa Ballade sur la mort d’Ophélie [CG no. 1185] qu’il était question à ce moment de donner dans un concert shakespearien, à Covent-Garden, avec Roméo, le Roi Lear et la Tempête : or, c’était quatre mois avant juillet, et la lettre annonce que l’œuvre était prête pour l’exécution publique, ou bien près de l’être.

    Mais voici un document (inédit) qui va nous rendre témoins de la composition même de cette musique : sans en fixer la date, il nous dira que l’époque en est bien antérieure à 1848. C’est une lettre de Berlioz à Ernest Legouvé, auteur de la poésie [CG no. 769bis, 8 mai 1842].

Paris, dimanche matin.

Mon cher Legouvé,

Quand vous viendrez à Paris, avertissez-moi, je vous prie. J’ai à vous faire entendre ce que j’ai écrit la semaine dernière sur vos vers charmants de la Mort d’Ophélie (que j’avais perdus et que j’ai retrouvés).

Si cette musique vous plaît, j’instrumenterai l’accompagnement de piano pour un joli petit orchestre et je pourrai faire exécuter le tout à un de mes concerts.

Mille amitiés sincères.

H. BERLIOZ.

    Cette lettre n’est malheureusement pas datée. Mais Berlioz y parle de ses concerts, et cela seul suffit à en reculer l’époque assez loin : nous savons en effet qu’à partir de la Damnation de Faust, et pendant plusieurs années, Berlioz ne donna plus de concerts à Paris. C’est donc avant, peut-être longtemps avant 1846, que fut composée sous sa première forme la musique de la Mort d’Ophélie.

    Quoi qu’il en soit de l’exactitude de la date, nous aimerions à voir rééditer cette romance sous sa première forme, et nos modernes cantatrices l’adopter à leur répertoire. C’est, parmi les productions de Berlioz, la seule peut-être qui démente l’appréciation qu’il a portée sur lui-même : « J’ai besoin de beaucoup de moyens pour produire quelque effet. » Ici l’orchestre n’est pas nécessaire ; la sonorité du piano est fluide et mystérieuse à souhait, et il me semble que la seconde partie vocale n’ajoute rien à l’intérêt, qu’elle en retirerait plutôt. Sous sa première forme, la ballade la Mort d’Ophélie de Berlioz est digne d’être mise à côte des lieder les plus poétiquement inspirés de Franz Schubert.

    Le no 3 de Tristia est la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamiet. Nous ne possédons, sur cette page admirable, aucune indication historique autre que la date inscrite sur le titre de la partition : Paris, 22 septembre 1848, et c’est seulement par le rapprochement des dates avec l’expression toute particulière de la musique, ainsi que par le choix du sujet, que nous avons pensé pouvoir signaler une corrélation entre la production de cette œuvre et la mort du père de Berlioz, dont il nous a paru qu’elle était une commémoration discrète, mais d’un sentiment profond (3).

    Berlioz écrivait en 1864, dans la lettre intime déjà citée : « Je n’ai jamais entendu cet ouvrage. » Il est mort sans avoir eu cette douloureuse satisfaction.

    La partition autographe de Tristia appartient à M. Ch. Malherbe.

    Elle se compose de trois cahiers d’une magnifique exécution graphique, et dont le contenu est si semblable à celui de la partition gravée qu’il ne nous offre la matière d’aucune observation. Nous n’y trouvons d’autres retouches à signaler que quelques notes isolées, et une coupure assez longue (dix-sept mesures) pratiquée dans la dernière partie de la Marche funèbre, où la plainte va se dégradant peu à peu jusqu’au silence.

___________________________________

(1) Ni la Bibliothèque nationale, ni celle du Conservatoire, n’ont reçu l’exemplaire réglementaire du morceau séparé provenant du dépôt légal ; d’où il faut conclure que la publication dans l’Album de la Gazette musicale était bien la première édition. Cependant ce morceau séparé existe ; quoique rare, j’en connais plusieurs exemplaires.  
(2) Cette vignette a servi de nouveau pour la publication en morceaux séparés des deux premiers numéros de Tristia (Richault) : la Méditation religieuse, avec sa réduction de l’orchestre pour piano, violon et violoncelle, se trouve donc ornée de la même illustration que la Mort d’Ophélie.  
(3) Sur la signification de Tristia comme expression de la pensée intime de Berlioz, voy. J. TIERSOT, Hector Berlioz et la société de son temps, p. 196.

Le Ménestrel, 14 Janvier 1906, p. 11-12

(Suite)

    FEUILLETS D’ALBUM, Recueil de trois morceaux de chant avec accompagnement de piano, paroles de divers auteurs, Op. 19, se compose des titres suivants :

    1. Zaïde, boléro.
    2. Les Champs, chanson.
    3. Le Chant des chemins de fer, avec chœur.

    L’ensemble, paru chez Richault, porte comme date de dépôt : 1850, septembre ; mais les trois morceaux, pris isolément, sont d’une époque antérieure.

    Zaïde, boléro, paroles de Roger de Beauvoir, a été écrit au plus tard en 1845. Berlioz, qui, lorsqu’il était en voyage, chargeait volontiers de ses commissions ses amis restés à Paris, en parle en ces termes dans une lettre écrite de Vienne au violoncelliste Desmarest le 16 décembre de la dite année :

    Soyez assez bon pour aller chez Bernard Latte et lui dire que j’ai vendu à Haslinger, ici, la propriété pour l’Allemagne du boléro (Zaïde) dont je lui avais parlé. Veut-il toujours me l’acheter pour la France au prix de mes autres romances, 200 fr. ?... Dans ce cas, vous le prieriez de le faire graver tout de suite et de m’indiquer quel jour il le mettra en vente, pour qu’Haslinger attende jusqu’à ce jour-là ; sans quoi, il perdrait la propriété en France ou Haslinger la perdrait pour l’Allemagne. S’il ne veut pas l’acheter, donnez-le vous-même à Devienne le graveur, qui le gravera pour mon compte, le déposera à la direction et remplira les formalités nécessaires pour m’en assurer la propriété, toujours en m’indiquant le jour où il devra être déposé. Je veux qu’Haslinger, d’un autre côté, profite de la vogue que pourra avoir en ce moment ce Boléro que je viens d’instrumenter et qui a plu beaucoup à mon troisième concert (1). [CG no. 1011]

    On voit par la suite de l’événement que les recommandations de Berlioz à son ami ont été suivies, mais que Bernard Latte n’accepta pas sa proposition ; en effet, Zaïde a paru pour la première fois, dédié à Mme la Princesse Czartoriska, avec cette mention qu’on lit sous le titre : « Propriété de M. Berlioz, rue de Provence, 48 ». L’exemplaire du Conservatoire porte la date : « Dépôt 1845, décembre » ; celui de la Bibliothèque nationale précise en ces termes : « Certifié conforme, 30 décembre 1845 ». L’édition du même morceau dans la série Feuillets d’album porte comme date de dépôt : 1850.

    La partition de Zaide a été orchestrée, ainsi que le spécifie la lettre ci-dessus. La Bibliothèque nationale en possède le manuscrit autographe, sous la cote V7m 665. Quelques mots d’une main étrangère (celle de l’éditeur viennois) sont inscrits sur le titre ; l’écriture est courante, et l’on ne voit que peu de ratures.

    La romance les Champs, paroles de Béranger, a été publiée pour la première fois dans le journal de musique la Romance en 1834.

    Le Chant des chemins de fer, paroles de Jules Janin (partition réduite pour le piano par Stephen Heller), est une composition vocale pour ténor solo et chœur, qui fut écrite à l’origine avec accompagnement d’orchestre — un orchestre de province. Cette œuvre de circonstance fut exécutée à Lille, pour l’inauguration du chemin de fer du Nord, le 14 juin 1846. Berlioz raconte plaisamment les circonstauces de la composition et de l’exécution dans sa prétendue « Correspondance académique » reproduite à la fin des Grotesques de la musique (p. 292) :

La municipalité lilloise demanda les vers à M. Janin et à moi la musique. Seulement, en m’apportant les paroles de la cantate, l’on m’avertit, comme s’il se fût agi d’un opéra en cinq actes, qu’on avait besoin de ma partition pour le surlendemain. « Très bien, monsieur, je serai exact ; mais s’il vous fallait la chose pour demain, ne vous gênez pas. » Je venais de lire les vers de M. J. Janin ; ils se trouvaient coupés d’une certaine manière qui appelle la musique comme le fruit mûr appelle l’oiseau, tandis que les poètes de profession s’appliquent au contraire à la chasser à grands coups d’hémistiches. J’écrivis les parties de chant de la cantate en trois heures, et la nuit suivante fut employée à l’instrumenter. Vous voyez que pour un homme qui ne fait pas son métier de violer les muses, ceci n’est pas mal travailler.

    De même que Zaïde, la partition d’orchestre du Chant des chemins de fer est conservée, en son manuscrit autographe, à la Bibliothèque nationale, sous la cote V7m, 666. La seule particularité de quelque intérêt que nous révèle ce document est que Berlioz avait voulu d’abord écrire le chœur à toutes voix, puis qu’il a effacé au début la partie des soprani, laquelle ne faisait que doubler celle des ténors, réservant ces voix pour la strophe finale, ainsi qu’il le prescrit spécialement par cette note : « Les sopranos sont bons pour la dernière reprise seulement. » Le manuscrit porte des traces apparentes d’usage.

    La série des Feuillets d’album, rééditée en 1855, a été complétée, d’après M. Adolphe Jullien, par trois autres morceaux qui avaient auparavant existé à l’état de morceaux séparés : la Belle Isabeau, la Prière du matin et le Chasseur danois.

    La belle Isabeau, conte pendant l’orage, paroles d’Alexandre Dumas, avait paru en premier lieu ornée d’une vignette du style le plus romantique, signée Célestin Nanteuil. L’éditeur était Bernard Latte ; la date de dépôt, août 1844.

    La Prière du matin, chœur d’enfants, est le seul morceau que Berlioz ait composé sur des paroles de Lamartine ; ce sont les vers bien connus (Hymne de l’enfant à son réveil) :

O père qu’adore mon père,
Toi qu’on n’implore qu’à genoux…

    Le Chasseur danois, paroles de M. de Leuven, dédié à Baroilhet (chez Bernard Latte) a, comme la Belle Isabeau, paru d’abord avec une gravure bien dans le goût de son temps.

    Nous ne possédons aucun renseignement particulier sur la composition de ces trois morceaux.

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(1) Lettre d’Hector Berlioz à Desmarest, dans la Revue musicale du 15 août 1903, p. 415.

Le Ménestrel, 21 Janvier 1906, p. 20-21

(Suite)

    Vox POPULI, deux grands chœurs dédiés aux Sociétés Philharmoniques de France par HECTOR BERLIOZ, op. 20. — No 1, La Menace des Francs. — No 2. Hymne à la France.

    Ces deux morceaux ont paru, sous des titres identiques, en grande partition d’orchestre et en morceaux séparés pour piano et chant, chez Richault. Les exemplaires de la bibliothèque du Conservatoire ne portent aucune date de dépôt ; mais un exemplaire provenant de Stephen Heller donne au crayon la date 1851.

    Nous ne savons d’ailleurs rien de particulier sur la composition ni sur l’exécution du premier morceau, la Menace des Francs.

    Nous sommes au contraire bien renseignés sur l’Hymne à la France. La grande partition gravée nous offre elle-même des indications d’origine : elle porte en effet sous le titre la note suivante :

Exécuté pour la première fois par 1.200 musiciens sous la direction de l’auteur au Festival de l’Industrie le 1er août 1844.

    Le chapitre LIII des Mémoires donne en outre des détails circonstanciés sur cette mémorable manifestation musicale, confirmant que l’Hymne à la France, dont les paroles sont d’Auguste Barbier, fut composé exprès pour la circonstance. Il a été exécuté postérieurement plusieurs fois à l’occasion de fêtes publiques ou nationales, tant du vivant de Berlioz qu’après sa mort.

    La forme de ce morceau, à la fois simple et ample, est celle de strophes, au nombre de quatre, uniformément terminées par le refrain deux fois répété par toutes les voix : « Dieu protège la France » ; les strophes elles-mêmes, bien que dites uniformément sur la même mélodie, se diversifient entre elles par l’emploi des voix différentes et les ornements harmoniques qui les accompagnent : la première est chantée par les ténors à l’unisson, la seconde par les soprani, la troisième par les basses auxquelles répondent les accords des autres parties du chœur, la quatrième enfin par toutes les voix unies.

    Or la bibliothèque du Conservatoire possède quatre feuillets autographes renfermant la notation d’une cinquième strophe de l’Hymne à la France, complètement orchestrée, et qui a été coupée. Cette strophe (qui, si nous en jugeons bien, aurait dû être la troisième) place de nouveau le chant aux ténors, mais les fait accompagner d’un contre-chant très accusé des soprani, que doublent les flûtes et hautbois. Les six premières mesures, correspondant au premier vers et aux trois premières syllabes du second, ont péri dans la coupure. Donnons au moins les vers qui ont survécu de cette strophe inconnue de l’Hymne à la France.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
.    .    .    paix sur un trône immobile.
Ton regard fier et noblement tranquille
Plane de là sur le vaste univers.
A tes genoux le vent de l’abondance
Roule à flots d’or les épaisses moissons ;
La vigne en fleur te rit sous ses festons.
Dieu protège la France !

    Ce fragment retranché est la seule partie autographe de l’Hymne à la France qui nous soit connue.

    Signalons pourtant qu’un exemplaire au piano, appartenant à la bibliothèque du Conservatoire, porte des traces de l’écriture du copiste de Berlioz et une note de sa propre main, donnant une indication qui mérite qu’il en soit tenu compte. Dans ce morceau tel qu’il est gravé, le refrain est toujours présenté sous la même forme, avec le même accompagnement et la même nuance forte. Or, à la première strophe, l’accompagnement de piano est biffé en larges traits de crayon rouge, et Berlioz a écrit au-dessous : « Ces 4 mesures se chantent sans accompagnement et piano religioso. » Au second refrain, le crayon rouge a marqué mf ; au troisième, le f marqué a été maintenu, et au quatrième, on a mis ff. La volonté de faire de l’ensemble du morceau un vaste crescendo se trouve ainsi nettement signifiée. La partition d’orchestre est écrite d’une manière absolument conforme à cette prescription. Mais il n’en a pas été fait état dans les éditions postérieures avec accompagnement de piano, qui ont conservé la forme première sans tenir compte de la correction de l’auteur.

L’IMPÉRIALE, Cantate à deux chœurs et à grand orchestre, paroles du Capitaine Lafont… Exécutée pour la première fois le 15 novembre 1855 par 1200 musiciens au Palais de l’Industrie Universelle à la Cérémonie de la distribution des récompenses. Op. 26. A sa Majesté Napoléon III Empereur des Français. — Partition d’orchestre chez Brandus. Dépôt 1856.

    Ce titre de la partition gravée nous en apprend assez sur l’histoire de l’œuvre ; composition de circonstance ; nous n’y ajouterons donc rien, si ce n’est qu’après la première exécution officielle, sous sa direction, Berlioz en dirigea plusieurs autres auditions dans de grands festivals qu’il fut autorisé à donner pour le public dans le même local. L’œuvre, d’une architecture large, mais simple, à grandes lignes, est cependant de peu d’étendue : la grande partition, dont les portées sont toujours remplies du haut en bas, ne compte pas plus de 47 pages, dans un mouvement animé.

    La bibliothèque du Conservatoire en conserve le manuscrit autographe, entièrement conforme à la partition gravée ; il est écrit avec soin, encore qu’on y remarque quelques ratures et des coupures, notamment celle d’une reprise entière, sept pages. Il porte des traces visibles d’usage, mais, malgré cela, est dans un bel état de conservation.

    Nous aurons plus tard des observations au moins curieuses à présenter au sujet de la provenance du thème principal de cette cantate.

Le Ménestrel, 28 Janvier 1906, p. 27-28

(Suite)

    LE TEMPLE UNIVERSEL, Op. 28.

    Voici un morceau qui, jusqu’à ces derniers mois, est resté bien ignoré, et comme inexistant dans l’œuvre de Berlioz. C’est un chœur pour voix d’hommes, qui fut gravé sous deux formes, n’a peut-être, en quarante-cinq ans, été exécutée sous aucune, et dont nous allons résumer l’histoire.

    En 1860, l’institution de l’orphéon était florissante et semblait promettre la formation d’un nouvel art populaire, dont la réalisation a déçu bien des espérances. Quatre mille chanteurs des sociétés chorales françaises, accompagnés de la musique des Guides, étaient allés à Londres, où ils avaient donné quatre grands festivals, et reçu un triomphal accueil. Si restreint que soit le répertoire de la bonne musique chorale pour voix d’hommes, ils avaient su constituer un programme dont on pourrait recommander le choix à leurs successeurs ; il s’y trouvait des chœurs (originaux ou transcrits) de Marcello, Hassler, Mozart, Meyerbeer, Mendelssohn, Kucken, ainsi que de compositeurs français contemporains. Halévy et Ambroise Thomas avaient écrit, pour la circonstance, des chœurs dont le second surtout est resté au répertoire orphéonique : France ! France ! Le morceau d’Halévy fut chanté par les 4.000 voix accompagnées par des harpes ; celui de Thomas et quelques autres, avec la musique militaire ; un psaume de Marcello avec l’orgue. Il y avait là une véritable et grande manifestation d’art, au succès de laquelle les meilleurs esprits ne pouvaient qu’applaudir, et dont ils devaient souhaiter le renouvellement.

    Aussi, les organisateurs ne manquèrent pas de profiter des bonnes intentions manifestées par le public et les chanteurs des deux grands pays : ils songèrent à recommencer dès l’année suivante. On avait raconté qu’à la fin du dernier festival, comme les quatre mille chanteurs français avaient entonné le God save the Queen, les quinze ou vingt mille spectateurs anglais qui remplissaient le palais de Sydenham s’étaient levés en masse, et, tout d’une voix, avaient répondu par le chant national français (1). Il fallait profiter de si belles dispositions, et unir méthodiquement les voix des deux peuples. C’est à quoi l’on songea dès le retour ; le fragment de la lettre ci-dessous va nous apprendre qu’au bout de quelques mois tout était déjà préparé pour réaliser cette grande idée, et que pour cela l’on s’était adressé au plus digne :

Je ne sais si je t’ai dit, écrivait Berlioz à son fils le 14 février 1861, que je venais de faire un double chœur pour deux peuples, chacun chantant dans sa langue. C’est pour les orphéonistes français qui vont au mois de juin faire une seconde visite aux orphéonistes de Londres ; les Anglais chanteront en anglais et les Français en français. On étudie déjà ici le chœur français, et tous ces jeunes gens sont dans un entrain d’enthousiasme que je ne demande qu’à voir se continuer jusqu’au bout. Ce sera curieux, un duo chanté au Palais de Cristal par huit ou dix mille hommes !…[CG no. 2534]

    Le fait est que Berlioz, le représentant du genre colossal en musique, le premier initiateur des grands festivals de l’Industrie à Paris, lui qui avait écrit des pages enthousiastes sur une exécution de musique religieuse par des masses chorales à l’église Saint-Paul à Londres (2), avait, en lisant les comptes rendus du festival de 1860, dû tressaillir d’aise, et peut-être d’un vague regret de n’y avoir pas participé. Or, il s’agissait de faire mieux encore : doubler le nombre des voix, faire chanter deux peuples ! Pouvait-il rester insensible à cette perspective ? Non certes, et quoiqu’il fût déjà bien désenchanté, la lettre dont on a lu les lignes précédentes montre que, pour réaliser une œuvre si conforme à ses tendances, il avait bien vite retrouvé sa belle ardeur.

    Le morceau qu’on lui avait donné à mettre en musique avait pour titre le Temple universel : ce temple est celui qui doit un jour réunir sous son toit tous les peuples de l’univers. Les vers étaient de J.-F. Vaudin, directeur du journal l’Orphéon, qui déjà, l’année précédente, avait fourni à Ambroise Thomas et Halévy les paroles de leurs chœurs. La lettre du 14 février 1861 indique qu’à ce moment la musique en était composée et gravée (puisqu’elle était à l’étude), et Berlioz s’y loue de l’enthousiasme des jeunes gens qui l’interprétaient. C’est donc à une époque encore antérieure à cette date que doit être reportée une autre lettre de Berlioz (inédite) qui traite du même sujet, et fait entrevoir déjà des difficultés :

Mardi matin.

     MONSIEUR,

M. Vaudin m’écrit ce matin que vous avez donné notre chœur à la gravure ; il ne faudrait pourtant pas graver la partie des Anglais avant d’avoir la traduction, car il faudra un double texte dans cette partie. Auriez-vous adopté l’idée de faire une autre édition pour Londres ? Je ne comprends pas bien comment on pourrait éviter ce double emploi si vous gravez à Paris le chœur anglais sans paroles anglaises. Quand vous aurez quelques minutes de loisir, je serais bien heureux que vous voulussiez bien venir causer avec moi de tout cela. Je suis si accablé de travail de toute espèce et de maux de tout genre que je ne vois pas trop que je puisse aller vous trouver ces jours-ci ; sans cela je vous éviterais le voyage.

Mille complimens empressés.
Votre tout dévoué, 

H. BERLIOZ (3).

    Le chœur de Berlioz a été en effet gravé sous sa forme originale, c’est-à-dire pour deux chœurs de voix d’hommes, avec accompagnement d’orgue, et avec texte entièrement français ; voici le titre de cette édition :

    Le Temple universel, double chœur, paroles de J.-F. Vaudin, musique de M. Berlioz. — Op. 28. — Paris, à l’Orphéon, 61, rue Notre-Dame de Nazareth.

    Tout semblait donc, au commencement de l’année, s’annoncer à merveille, encore que l’absence du texte anglais pour le chœur anglais pût justifier déjà quelques inquiétudes…

    Ces inquiétudes n’étaient que trop fondées. Ce festival franco-anglais n’eut pas lieu : les orphéonistes français ne repassèrent plus la Manche, et n’allèrent jamais chanter avec leurs camarades d’Angleterre un duo à dix mille voix. Toujours la chance de Berlioz !…

    Il fallut donc se contenter d’une simple exécution française. Il s’organisait pour l’automne un festival qui devait réunir huit mille orphéonistes au Palais de l’Industrie : c’était déjà assez joli pour un amateur de musique colossale. Le Temple universel de Berlioz fut mis au programme, et annoncé à l’avance avec tous les honneurs. La Gazette musicale du 4 août 1861 en faisait l’objet d’une citation spéciale ; l’Art musical du 19 septembre lui consacrait un filet, dans ce style de réclame qui lui était habituel : « Ce chœur est tout à fait digne de l’auteur de Faust et de l’Enfance du Christ ; chanté par les masses vocales, il doit produire un immense effet. »

    Tout semblait donc aller pour le mieux. La date du festival fut, il est vrai, reculée une première fois, et sa date reportée au 17 octobre (4) ; mais ce retard ne semblait pas devoir modifier le programme ni en retrancher le morceau qui formait la principale nouveauté.

    Mais voilà qu’une quinzaine de jours avant l’exécution, une querelle éclata entre les organisateurs. Le cas, il est vrai, n’est pas de ceux qui nous étonnent. Ils étaient deux, Vaudin et Delaporte, dirigeant en commun l’Orphéon : ils se séparèrent avec éclat, et Vaudin lança contre son adversaire un violent factum qui, dit un journal, aurait pu s’intituler : M. Delaporte dévoilé et mis à la portée de tous les orphéons de France (5). Puis il emmena ses troupes fidèles, dont le nombre représentait plus de la moitié de l’armée vocale. Le festival n’en eut pas moins lieu, mais sous la direction du seul Eugène Delaporte, et avec le concours de 3.000 chanteurs seulement, qui ne produisirent pas plus d’effet que cinquante choristes (6). Et comme Berlioz appartenait au groupe Vaudin, il s’en suivit tout naturellement que son chœur fut rayé du programme : du moins aucun compte rendu n’en fait mention (7). Ce ne fut peut-être pas pour lui un trop gros crève-cœur : il avait tant l’habitude de ces misères ! Et dans le même temps, il avait sur les bras une autre œuvre qui le préoccupait bien autrement : les Troyens.

    Quoi qu’il en soit, le résultat principal de ces incidents fut qu’une œuvre pour l’interprétation de laquelle Berlioz avait encore conçu de belles espérances, destinée à être exécutée magnifiquement par les représentants de deux grands peuples, puis réduite une première fois à des proportions moindres, fut, définitivement, de par la force des événements, plongée dans l’ombre. Toujours la chance de Berlioz !…

    Nous avons dit que le Temple universel à été gravé sous sa première forme en double chœur pour voix d’hommes avec accompagnement d’orgue ; l’exemplaire de la Bibliothèque du Conservatoire porte la date de dépôt : 1861, conforme aux indications ci-dessus. Mais il en existe une réduction pour un simple chœur sans accompagnement, paru sous ce titre un peu différent :

    Le Temple universel, chœur à 4 voix d’hommes, paroles musique… Paris, chez H. Rohdé, éditeur, rue Caumartin, 9, et à la France chorale.

    La date de dépôt inscrite sur l’exemplaire du Conservatoire est 1868. Est-ce à dire que l’arrangement fut fait si tard ? Cela peut être : nous n’avons aucune preuve du contraire. Cependant, il faut remarquer que l’absence des Anglais à l’audition projetée par l’Orphéon parisien pour 1861 ôtait toute signification à l’idée du double chœur ; en outre, il n’y avait pas d’orgue au Palais de l’Industrie. L’on peut donc supposer que ce fut dès 1861 que le double chœur des peuples fut réduit aux proportions d’un simple chœur d’orphéon.

    En tous cas, l’arrangement est bien de Berlioz. M. Rohdé, l’éditeur actuel du morceau, conserve en effet un exemplaire de la première édition gravée sur lequel le maître a lui-même crayonné en bleu les indications nécessaires pour arrêter la nouvelle forme ; son écriture est reconnaissable par quelques mots ajoutés. M. Rohdé, qui a eu l’obligeance de me communiquer ce document, se souvient d’avoir vu faire les corrections par Berlioz lui-même. C’est la seule partie autographe qui soit restée du Temple universel ; c’est peut-être aussi la dernière notation musicale que Berlioz ait tracée, s’il est vrai qu’il l’exécuta seulement en 1868. La partie d’orgue est barrée à larges traits, d’un bout à l’autre ; un épisode dialogué entre les ténors des deux chœurs soutenus par l’instrument est coupé ; dans la suite, où les deux chœurs chantaient constamment ensemble, des parties sont effacées ; d’autres récrites, pour former le simple chœur à quatre voix. Tout l’effet de masses architecturales réalisé dans la première conception est détruit par cette mutilation consentie et exécutée par Berlioz lui-même.

    Bref, le Temple universel, une des dernières compositions du maître, est resté inconnu, condamné à d’obscures exécutions orphéoniques — rares, si même il y en eut jamais, car le chœur est difficile et, sous sa forme réduite, de peu d’effet ; — il aurait sans doute été complètement oublié si, par des circonstances dues plutôt à la signification des paroles qu’à la valeur de la musique, il n’avait été tout récemment tiré de son obscurité pour être présenté au public parisien.

    Ce n’est pas qu’elles soient d’une rare beauté, ces paroles pour chœur d’orphéon ; mais elles expriment une idée qui, depuis qu’elles ont été écrites, a fait tant de chemin qu’on y pourrait trouver quelque chose de prophétique :

Salut aux peuples de la terre !
Qu’une aube de paix les éclaire,
Soleil de la fraternité !
Dans une immortelle alliance,
Chantons, devant un avenir immense,
Le grand Hymne de notre liberté.

    Les Anglais répondaient par cette strophe :

Salut à toi, France héroïque,
Héritière de Rome antique,
Foyer d’amour, terre de feu
Non, tu n’es plus notre rivale :
Dans notre marche triomphale
Soyons les vrais soldats de Dieu.

    Et toutes les voix s’unissaient sur ce vers, fortement accentué par la musique :

Embrassons-nous par-dessus les frontières !

    Beaux rêves ! Berlioz fut heureux de mourir une année avant 1870, pour ne pas voir quelle fut la réalité qui leur succéda ! Cependant les années ont passé, et l’idée, naguère chimérique, de la paix et de la fraternité des peuples, a cessé d’appartenir au domaine des utopies. Pour célébrer « l’entente cordiale » établie au XXe siècle entre des nations jadis ennemies, une fête de la Paix a été donnée à Paris, le 20 mai 1905, au Trocadéro, avec le concours musical d’une institution toute récente, l’École de chant choral, dont le noble idéal d’art populaire s’unit à la tendauce, non moins louable, de se constituer un répertoire vraiment en rapport avec les tendances de l’esprit et de la vie modernes. Le chœur de Berlioz semblait fait tout exprès pour cette fonction : il fut inscrit au programme, servant ainsi au premier début public d’une association qui ne pouvait, certes, se placer sous un meilleur patronage. Ce fut ainsi que le Temple universel, chant de paix, de Berlioz, écrit vers 1860 pour être chanté à Londres par les deux peuples de France et d’Angleterre, a été pour la première fois exécuté quarante-cinq ans plus tard à Paris pour célébrer l’amitié des deux mêmes peuples, enfin réalisée.

___________________________________

(1) Revue et Gazette musicale du 8 juillet 1860.  
(2) Soirées de l’orchestre, p. 259. Cf. lettre à d’Ortigue, de Londres, 21 juin 1851 ; « … l’impression sans égale que j’ai reçue dernièrement dans la cathédrale de Saint-Paul, en entendant le chœur des six mille cinq cents enfants des écoles de charité... C’est, sans comparaison, la cérémonie la plus imposante, la plus babylonienne, à laquelle il m’ait, jusqu’à présent, été donné d’assister. Je me sens encore ému en t’en parlant. Voilà la réalisation d’une partie de mes rêves et la preuve que la puissance des masses musicales est encore absolument inconnue. » [CG no. 1419]  
(3) L’original de cette lettre [CG no. 2532] est relié dans un exemplaire des Grotesques de la musique de Berlioz, ayant appartenu au journaliste Teste, et appartenant actuellement à M. Adolphe Jullien. Il en est fait mention dans le catalogue Paul Cornuau, no 3465. Le destinataire n’est pas connu : c’était évidemment un des directeurs de l’Orphéon.  
(4) Gazette musicale du 3 septembre 1861.  
(5) La France musicale du 13 octobre 1861.  
(6) La France musicale du 27 octobre 1861.  
(7) La Gazette musicale, le Ménestrel, la France musicale, l’Art musical consacrent à ce festival des articles tantôt sévères, tantôt indifférents. Il semble que la décadence de l’institution, encore si jeune, de l’Orphéon français, ait commencé avec cette scission, qui fut suivie de bien d’autres.  

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