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Julien Tiersot: Berlioziana

9. HAROLD EN ITALIE

    Cette page présente les deux articles publiés par Julien Tiersot dans la série Berlioziana avec le sous-titre “Harold en Italie ”. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.

    Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale, par exemple [CG no. 1501].

Le Ménestrel, 6 Août 1905  

Le Ménestrel, 20 Août 1905 

Le Ménestrel, 6 Août 1905, p. 250-251

HAROLD EN ITALIE

    Le manuscrit de la symphonie Harold en Italie appartient à M. Alexis Rostand.

    Les lecteurs de ce journal n’en ignorent pas l’existence. Voilà en effet quinze ans que le document a fait, dans ses colonnes, l’objet d’une étude approfondie sous ce titre : Berlioz, son génie, sa technique, son caractère à propos d’un manuscrit autographe d’Harold en Italie (Marche des pèlerins), étude signée d’un nom dont le titulaire, M. A. Montaux, n’est pas, si nos informations sont exactes, sans avoir des relations assez intimes avec le possesseur du manuscrit (1).

    Ce travail débutait par des considérations générales que nous reproduisons avec plaisir, car nous y trouvons un parfait accord avec l’idée qui nous a guidé dans la composition de ces Berlioziana :

    « Il est un ordre d’investigations qui compléterait bien celles que l’on multiplie avec tant d’ardeur (sur l’histoire de la musique) : c’est l’étude des manuscrits originaux, où l’on peut surprendre le premier jet de l’inspiration, retrouver le travail ultérieur de la pensée, et suivre cette pensée en ses transformations successives. Une telle étude ne serait pas sans analogie avec celle qu’on a souvent tentée utilement sur les cartons esquissés par les grands peintres pour préparer leurs fresques et leurs tableaux. Elle doit conduire à des remarques fécondes et en apprendre plus long qu’aucune autre sur le tempérament d’un artiste, ses procédés, ses aspirations. »

    Fidèle à ce programme, l’écrivain n’a pas consacré moins de seize colonnes du Ménestrel à l’étude d’un seul morceau, la Marche des pèlerins. On ne saurait pousser plus loin la minutie : si, sur ce point, nous eussions imité notre prédécesseur, notre travail, déjà si étendu, l’eût été dix fois, vingt fois plus encore ! Nous n’aurons donc ici — et nous ne saurions mieux faire — qu’à le résumer, en même temps que, grâce à la communication que M. Rostand a bien voulu nous donner du manuscrit, nous pourrons jeter un coup d’œil sur l’ensemble et relever les particularités caractéristiques comme nous l’avons fait pour les autres œuvres de Berlioz.

    Le titre autographe de la symphonie est :

Harold en Italie
Symphonie avec un alto principal, par H. Berlioz

    Dans la partie haute de la page qui porte ce titre, à gauche, on lit ces mots de la main du compositeur :

Manuscrit autographe que je prie mon excellent ami A. Morel de conserver en souvenir de moi. H. BERLIOZ.

    Symétriquement à cette note, par conséquent à droite de la même page, le possesseur actuel en a inscrit une autre dans laquelle il déclare qu’après la mort d’Auguste Morel, dont il était l’élève, le neveu et légataire universel de celui-ci, M. Léon Morel, lui a offert cette partition « en mémoire de la profonde affection qui unissait le maître et l’élève. » A la symphonie était joint, relié dans le même cahier, le manuscrit de la Captive, dont il sera question dans une autre partie de notre travail.

    Ouvrons la partition.

    La retouche la plus apparente que nous montrent les premières pages est motivée par un simple changement de ton dans la partie du cornet à pistons : attribuée d’abord à un instrument en , cette partie a été récrite pour 2 cornets en la ; les ratures et la notation nouvelle mise sur une portée restée en blanc en haut de la page sautent d’autant plus aux yeux qu’elles sont à l’encre rouge. Nous avons eu déjà l’occasion de relever des hésitations analogues dans le manuscrit de la Symphonie fantastique. Si peu d’importance que ces détails semblent présenter au point de vue de la réalisation de l’œuvre d’art, ils méritent néanmoins qu’on les retienne au passage, car ils appartiennent à l’histoire de l’instrumentation ; ils nous font assister à ce travail intérieur qui amena la constitution de l’orchestre moderne, contemporaine des débuts de Berlioz, en montrant les tâtonnements auxquels donna lieu l’emploi d’un nouvel agent sonore, le cornet à pistons, lequel, précisément à cette époque, tentait de se substituer à l’antique trompette naturelle, ou tout au moins à s’y ajouter.

    La partition d’Harold est écrite avec soin ; les barres de mesure sont tracées à la règle. Mais déjà à la quatrième page on voit apparaître les ratures et les collettes, apportant parfois des modifications très importantes à la rédaction première qu’elles recouvrent. L’exposition du thème principal de la symphonie par l’alto solo accompagné par la harpe est d’une irréprochable notation : c’est qu’ici Berlioz ne faisait que transcrire un épisode qui se retrouve identiquement semblable dans son ouverture antérieure de Rob Roy, et que, dans cette partie de l’œuvre, la musique coule de source. Mais dès que la virtuosité intervient, nous le voyons embarrassé : le trait d’alto solo en doubles cordes qui amène la reprise du thème par les violoncelles auxquels répondent en canon les flûtes, hautbois et clarinettes, et toute la période qui suit, où l’alto se joint à ces derniers instruments, sont, ainsi que la partie voisine de harpe, écrits sur une collette qui, se prolongeant jusqu’à la fin de l’adagio, recouvre une multitude de notes inutiles, que le compositeur avait dû se donner bien de la peine à disposer. Même on lit, sur une portée restée en blanc en haut de la page, un brouillon de la partie mise définitivement à l’alto solo en double corde à l’octave, noté au crayon, en clef de fa (par conséquent à l’octave grave), et précédé de ces mots : « Vcelle solo ». Berlioz avait donc songé d’abord, cette ébauche nous l’atteste, à faire dialoguer un seul violoncelle avec l’ensemble des mêmes instruments, tandis que l’alto solo et les harpes eussent brodé par-dessus des variations rapides. L’hésitation est intéressante à constater, et le résultat montre qu’à travers ses tâtonnements Berlioz, en fin de compte, voyait juste, car sa version définitive est bien ce qu’il fallait qu’elle fût.

    L’allegro ne nous procurera que peu de sujets d’observations. Le commencement est écrit d’une main très sûre. Au cours du développement (pp. 19 et suiv. de la partition gravée) les coupures apparaissent, retranchant, en deux fois, une vingtaine de mesures où était traité, de façon un peu hésitante, le second thème. Celui-ci, de même que celui de l’adagio, a été repris à l’ouverture de Rob Roy. Une autre large coupure, comprenant la reprise de tout un épisode, est indiquée en larges traits sur le manuscrit, mais il n’en a pas été tenu compte dans la partition gravée, cela, bien certainement, de par la volonté du compositeur : on y peut lire le passage entier aux pp. 33 à 42.

    Le titre général est répété en tête du second morceau, comme sur les deux suivants. Le voici tel qu’il est libellé ici :

Harold 
Symphonie avec alto principal
en 4 parties
par Hector Berlioz.
Marche de Pèlerins
chantant la prière   (n° 2)
du soir.

    C’est ce morceau qui a servi de thème à l’étude approfondie qu’a signée M. A. Montaux. Nous ne saurions mieux faire que d’en enregistrer les principaux résultats et reproduire les conclusions tirées par l’auteur de ses observations. D’une simple correction d’une note, mais très caractéristique, il fait ressortir cette conséquence : « Ce détail prouve que Berlioz n’était pas bien maître de la forme. Il lui fallait un certain effort pour trouver dans la langue des sons la traduction exacte et pure en même temps des impressions poétiques qu’il ressentait si vivement. Il était en possession moins complète de sa technique que beaucoup de ses contemporains, qui lui sont, à tant d’autres degrés, si inférieurs. » On pourrait ajouter que ces hésitations provenaient aussi de la nouveauté de l’objet cherché, cause naturelle de tâtonnements que les dits contemporains n’avaient pas à connaître, car ils ne s’aventuraient pas en général sur des terres inconnues. Ailleurs, notre auteur trouve encore dans la symphonie des preuves de « la difficulté que le maître avait à plier la forme à la conception préméditée de son imagination », et il insiste à plusieurs reprises sur « le sens délicat qu’il avait des sonorités dans leurs nuances les plus fugitives, et le soin méticuleux qu’il apportait aux moindres détails. » Il conclut ainsi :

    « Nous sommes entrés dans l’intimité de sa pensée, et, en surprenant le secret de son labeur, nous l’avons vu luttant avec la forme pour arriver à l’idéal poursuivi, comme Jacob luttant avec l’Ange pour arriver à Dieu ! — Nous l’avons vu soucieux des moindres détails… Nous l’avons vu, dévot de son art, ne se lassant jamais de remanier son esquisse primitive… Nous l’avons vu, combattu par des tendances opposées de son génie, sur le point de sacrifier la pureté plastique à son extraordinaire acuité de sensations pittoresques, puis revenant loyalement à un programme esthétique plus sain, et triomphant en quelque sorte de lui-même pour réaliser le beau… Nous l’avons vu enfin mettant à point son tableau musical par de vives retouches qui témoignent d’un sens affiné des sonorités, d’un superbe tempérament poétique (2) ».

___________________________________ 

(1) Ménestrel du 27 juillet au 7 septembre 1890.  
(2) Ménestrel, 1890, pp. 243, 260, 284.  

Le Ménestrel, 20 Août 1905, p. 268

(Suite)

    Nous ne reproduirons pas par le menu les détails qui ont donné lieu à ces observations fort justes. Nous voudrions nous arrêter cependant sur une des particularités les plus caractéristiques qu’offre l’étude, la simple audition même de la Marche des pèlerins.

    On sait que, dans ce pittoresque tableau musical, Berlioz a cherché à donner l’impression d’une sonnerie de cloches de couvent en faisant entendre avec obstination les notes si à l’aigu, ut au grave, attaquées par la harpe et prolongées, la première par une flûte et un hautbois, la seconde par deux cors. Ces deux notes successives, entendues d’abord à des intervalles espacés, se rapprochent à la fin au point de se suivre parfois à la distance d’une seule mesure. La nouveauté et la singularité de cette succession ont donné lieu, lors de l’apparition de l’œuvre, à des commentaires auxquels la juste observation des choses fut assez fréquemment étrangère. C’est ainsi qu’après la première audition de la symphonie d’Harold à Bruxelles, un critique enthousiaste s’étant extasié sur l’effet de la combinaison, le docte Fétis professa qu’on ne pouvait pas approuver un morceau dans lequel on entend presque constamment deux notes qui ne sont pas dans l’harmonie ; à quoi le critique répondit que, s’il en était ainsi, et qu’un musicien ait pu le charmer à ce point avec deux notes qui n’entrent pas dans l’harmonie, ce n’était pas un homme, mais un Dieu ! Enfin, Berlioz, entrant dans le débat pour le clore, vint déclarer qu’à son grand regret il n’était qu’un simple mortel, et il montra, sans aucune peine, que les deux notes incriminées étaient parfaitement conformes aux plus sacro-saints principes ! (1)

    Le manuscrit nous montre que, pour ce détail même, ce n’est pas sans hésitation que Berlioz a obtenu l’effet sonore qu’il avait conçu. Les collettes, les grattages, les ratures abondent dans cette partie de la symphonie. Et d’abord on aperçoit que, dans une première ébauche, l’auteur avait songé à faire entendre simultanément les deux notes, en prolongeant le si aigu pendant toute une mesure (blanche) après l’attaque de l’ut par les instruments graves. A vrai dire cette particularité apparaît seulement dans une rédaction qui n’a même pas été écrite entièrement, ayant été aussitôt recouverte par une collette dans laquelle on voit le si prolongé seulement d’une demi-mesure (noire) aux hautbois et flûte, tandis que la blanche subsiste à la harpe dont la vibration est trop faible pour laisser percevoir cette prolongation. Enfin, en dernier lieu, cette note (noire ou blanche) a été raturée, de sorte que, dans le morceau définitif, tel qu’on le lit dans la partition gravée, jamais l’ut grave n’est attaqué qu’après que le si aigu a cessé de se faire entendre.

    Cette simultanéité se fût-elle produite qu’il n’en résulterait aucunement que la Marche des pèlerins fasse « entendre presque constamment deux notes qui n’entrent pas dans l’harmonie ». En effet, les notes do si constituent une harmonie de septième, qui est la dissonance la plus normale qui se puisse analyser. Elle l’est d’autant plus que, le morceau étant en mi, le si aigu joue le rôle de pédale supérieure de dominante, artifice harmonique très connu et défini dans tous les traités. Entre ces deux notes extrêmes circulent aux autres parties des dessins dont les notes complètent l’accord de septième et le précisent. Au point de vue pittoresque enfin l’idée de faire entendre simultanément deux notes destinées à représenter la sonnerie de deux cloches était d’autant plus naturelle que le musicien en trouvait la réalisation première dans le phénomène physique même dont il cherchait à évoquer l’impression.

    Malgré cela Berlioz a effacé la note formant dissonance, la jugeant sans doute, après audition, peut-être même avant de l’avoir entendue, peu d’accord avec le caractère de la composition musicale. Et il résulte de cette correction dernière que non seulement le passage en question ne renferme pas deux notes qui n’entrent pas dans l’harmonie, mais que ces notes, lesquelles auraient formé ensemble un accord parfaitement conforme aux règles, ne sont pas entendues simultanément, ne forment pas harmonie ! C’est ainsi que certaines compétences écrivent l’histoire et critiquent les œuvres d’art (2) !

    Le n° 3, Sérénade d’un montagnard des Abbruzes à sa maîtresse, nous offre des observations semblables à celles que nous avons eu à faire sur le premier morceau, à savoir que les parties simples, c’est-à-dire l’exposition et la conclusion du morceau, sont écrites couramment et sans retouches, tandis que le développement intermédiaire où sont superposés plusieurs thèmes a donné lieu à des corrections très apparentes, affirmées par ces mots écrits deux fois au crayon rouge par la main autoritaire du compositeur : « A changer tout. — A changer presque tout. » Notons aussi ces indications données au crayon sur la première page : « 8 1rs violons ; 8 2ds violons ; 4 1rs altos ; 4 2ds altos ; 6 violoncelles ; 6 contrebasses. Tout le reste des instruments à cordes tacet. » Nous retrouvons l’habituelle préoccupation de Berlioz de proportionner les sonorités, et sa volonté de n’employer ici qu’un petit orchestre, alors que dans tant d’autres œuvres il exige un nombre triple des mêmes instruments. Cette indication n’a pas été reportée sur la partition gravée ; je la livre aux chefs d’orchestre, qui connaîtront ainsi l’intention première de Berlioz, et en pourront tenir compte à l’occasion.

    Dans le n° 4, Final, Orgie de brigands, nous signalerons, comme modification principale, qu’après l’introduction dans laquelle sont rappelés les thèmes des morceaux précédents il y avait sur la partie d’alto : « L’alto solo compte jusqu’à la fin » ; ces mots ont été biffés, et cette autre indication mise en marge : « Il faut conserver sa ligne à l’alto solo en lui faisant compter des pauses jusqu’à l’endroit où il rentre. » A la fin, en effet, Berlioz a écrit au bas de la page une partie pour l’alto solo, laquelle s’ajoute simplement au développement primitif. Le cas de ces rajoutures d’une partie importante sur la trame symphonique déjà formée a été déjà observé dans la Symphonie fantastique et dans l’introduction même d’Harold ; l’effet en est toujours très heureux. Il est assez caractéristique pour que nous le signalions tout particulièrement à cette place.

    Sauf des corrections d’importance secondaire (notamment le changement de ton des trompettes, comme dans le premier morceau), cette dernière partie est notée d’une main très sûre. Les notes de cette orgie de brigands sont tracées avec une froide raison tout à fait édifiante !

    L’album d’esquisses dont il a été question dans la note ci-dessus, à propos de la Marche des pèlerins, nous fait connaître la formation d’un motif qui a pris place dans ce finale : il en sera parlé de façon plus circonstanciée dans le chapitre où ce dernier document sera spécialement étudié.

    La dernière page du manuscrit porte cette date :

Montmartre, 22 juin 1834.

    La symphonie d’Harold en Italie a été exécutée pour la première fois, dans la salle du Conservatoire, le 23 novembre 1834. La partition d’orchestre a été publiée, peu après la Symphonie fantastique (vers 1847, Richault), sous le n° d’op. 16.

    Liszt en a fait une transcription pour piano avec alto principal, qui n’a paru qu’après la mort de Berlioz, en 1880 : ce travail fut effectué en 1852, ainsi qu’il résulte d’une lettre de Berlioz à Liszt datée du 3 ou 4 juillet de cette année [CG no. 1501]. Il a écrit en outre une étude développée sur cette œuvre : rédigée en français et destinée à une revue française, elle n’y put être insérée, et, sous cette forme originale, a été perdue ; mais elle a été traduite en allemand, et publiée dans la Neue Zeitschrift für Musik en 1855, puis reproduite dans les Gesammelte Schriften de Liszt (3). Il en est question dans une lettre de Wagner à Liszt (non datée, n° 196 du recueil) : « Ton article sur la symphonie de Harold était très beau, écrivait l’auteur du Ring ; il m’a bien réchauffé le cœur. »

___________________________________ 

(1) Mémoires, chap. LI.  
(2) Un cahier de notes musicales prises par Berlioz à l’époque où il composait Harold en Italie renferme une ébauche de huit mesures où se reconnaît le dessin de basses et l’harmonie de la Marche des pèlerins, et qui n’ont pas pris place dans la composition définitive. L’ut du cor et le si de la flûte y figurent, mais successivement, la première note étant arrêtée au temps même où la seconde est attaquée. On lira ci-après d’autres détails sur cet album.  
(3) Une analyse de l’étude de Liszt sur la symphonie d’Harold a été donnée dans le Guide musical du 18 septembre 1904 par Mme Michel Brenet.

Site Hector Berlioz créé par Monir Tayeb et Michel Austin le 18 juillet 1997; page Julien Tiersot: Berlioziana créée le 1er mai 2012; cette page créée le 1er décembre 2012.

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