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Julien Tiersot: Berlioziana

5. TE DEUM

Cette page présente un article publié par Julien Tiersot dans la série Berlioziana avec le sous-titre Le Te Deum. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.
Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale,  par exemple [CG no. 2650]

Le Ménestrel, 15 Janvier 1905, p. 19-20

LE TE DEUM

    Le Te Deum est, avons-nous dit, la seule des grandes partitions de Berlioz dont le manuscrit soit sorti de France. Un livre dont une grande partie est consacrée à l’auteur de la Damnation, les Révolutionnaires de la musique, d’Octave Fouque, nous renseigne compendieusement sur les circonstances dans lesquelles celui-ci a pris le chemin de Saint-Pétersbourg.

    C’est en 1862. Il y avait quinze ans que Berlioz avait fait son premier voyage en Russie ; son séjour dans ce pays n’avait pas seulement été triomphal, il avait laissé un souvenir profond et durable : le maître français y avait été consacré sur-le-champ grand musicien ; ses œuvres nouvelles étaient recherchées avec avidité. Dès que le Te Deum (exécuté pour la première fois à Paris le 30 avril 1855) fut publié, il en fut donné plusieurs auditions à Saint-Pétersbourg, sous la direction de M. Balakiref.

    Un critique musical émérite, M. Wladimir Stassof, étant venu à Paris sur ces entrefaites, dépeignit à Berlioz l’enthousiasme manifesté par ses compatriotes en faveur de cette œuvre. Il lui fit part en outre du désir qu’ils avaient de recevoir de lui en hommage un de ses manuscrits : celui-ci serait déposé à la Bibliothèque impériale publique de Saint-Pétersbourg, à laquelle M. Stassof était attaché.

    Touché par cette démarche, à une époque où la France lui manifestait des sentiments si contraires, Berlioz répondit par cette lettre :

Paris, 10 septembre 1862.

Monsieur,

J’ai, par bonheur, trouvé un de mes manuscrits en bon état, que je suis heureux de pouvoir offrir à la Bibliothèque publique de Saint-Pétersbourg ; c’est précisément celui du Te Deum dont vous m’avez parlé. Si vous voulez bien me faire l’honneur d’une seconde visite demain jeudi, à midi, je vous le remettrai.

Quand j’écrivis cela, j’avais la foi et l’espérance ; aujourd’hui, il ne me reste pas d’autre vertu que la résignation. Je n’en éprouve pas moins cependant une vive gratitude pour la sympathie que me témoignent les vrais amis de l’art tels que vous [CG no. 2650].

    « C’est donc, poursuit Octave Fouque, la Bibliothèque Impériale de Saint-Pétersbourg qui possède le manuscrit du grand Te Deum de Berlioz. Or, un détail important doit être signalé à ce propos. La partition, gravée à Paris en 1855 et publiée chez Brandus et Dufour, se compose de sept morceaux : Te Deum, Tibi omnes, Dignare, Christe rex, Te ergo quœsumus, Judex crederis, Marche pour la présentation des drapeaux. Dans l’autographe déposé à la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg se trouve un huitième morceau. Il est placé au n° 3 et intitulé Prélude ; en tête est cette annotation, de la main de Berlioz :

« Si ce Te Deum n’est pas exécuté dans une cérémonie d’actions de grâce pour une victoire, ou toute autre se ralliant par quelque point aux idées militaires, on n’exécutera pas ce prélude. —H. BERLIOZ.

    « Il est à regretter que ce fragment soit resté inconnu à Paris : c’est, au dire de M. Stassof, une page splendide ; souvent exécutée dans les concerts de Saint-Pétersbourg, elle y a toujours soulevé d’enthousiastes applaudissements (1). »

    D’autre part, une lettre de Berlioz à Liszt, écrite à la veille de la première audition du Te Deum à Paris (fin avril 1855) contient la phrase suivante :

« A propos du Te Deum, j’ai purement et simplement supprimé le prélude où se trouvent les modulations douteuses (2). » [CG no. 1935; vers le 14 avril]

    Ce n’est donc pas seulement pour des raisons militaires, mais pour des considérations simplement musicales, débattues, semble-t-il, entre Liszt et lui, que Berlioz a supprimé son prélude à l’exécution. Quelles étaient ces modulations que les deux maîtres s’accordaient à juger douteuses, tandis que les Russes les trouvaient splendides ? C’est ce qu’il nous serait un peu incommode de savoir, s’il nous fallait aller lire le morceau à Saint-Pétersbourg.

    Par bonheur, il va nous être possible d’en connaître la musique sans être obligé de faire un si long voyage.

    Il existe, de par le monde, une édition dont nous n’avons pas encore eu l’occasion de parler, et qui devrait, pour l’instant, être considérée par nous comme inexistante, car la loi ne lui permet pas d’entrer en France : c’est l’édition des œuvres complètes de Berlioz, entreprise à Leipzig par la librairie Breitkopf et Hærtel, conformément à la loi allemande qui fixe à trente années après la mort des auteurs la durée de la propriété artistique, alors que la loi française accorde cinquante ans, — et il s’en faut encore de quinze ans que ce délai soit atteint pour Berlioz. Mais, comme il est avec le ciel des accommodements, il y en a aussi avec les lois humaines. Nous ne dirons pas chez qui, à Paris même, nous avons pu avoir connaissance du volume des œuvres de Berlioz qui contient le Te Deum ; nous rappellerons simplement que l’ensemble de cette édition monumentale a été élaboré par M. Charles Malherbe, en collaboration avec M. F. Weingartner. Pour le cas particulier du Te Deum, il a été fait appel à l’artiste russe qui, cité ci-dessus comme ayant dirigé l’exécution de l’œuvre à Saint-Pétersbourg, était à même, mieux que personne, de faire les confrontations nécessaires entre la partition gravée et l’autographe : M. Balakiref. C’est grâce à lui que la nouvelle édition du Te Deum se trouve complétée par l’addition du morceau coupé par Berlioz, mais non détruit.

    Ce morceau porte en titre : « N°3. Prœludium ». A la vérité le mot est impropre. Il eût fallu mettre Interlude, cet épisode d’orchestre ayant pour principal objet d’enchaîner deux morceaux de tonalité éloignée, si majeur et majeur. Il faut avouer que, pour aller du premier de ces tons à l’autre, Berlioz n’a pas pris les chemins les plus directs. Au début, six tambours militaires font entendre le rythme d’un thème musical qui est celui du premier morceau : Te deum laudamus, te dominum confitemur, chant d’une ligne très ferme, qui, par son inflexion, semble dériver de quelque mélopée grégorienne, mais, précisé par un rythme nettement accusé, apparaît définitivement avec une physionomie de mélodie populaire. Aux tambours succèdent les petites et grandes flûtes, hautbois et clarinettes, exposant à leur tour le chant à l’aigu, et cette sonorité de fifres et de musettes, venant après les tambours, donne en effet à ce début un aspect de musique militaire des temps anciens. Cette première attaque est, avons-nous dit, en si majeur, ton par lequel vient de s’achever le morceau précédent, le superbe Tibi omnes angeli : mais la huitième mesure n’est pas encore atteinte que, les trompettes, puis les tambours, ayant répondu par des entrées successives à l’exposition du sujet, les cinq dièses ont déjà disparu de l’armure, remplacés par des bécarres. Huit mesures encore, et, après quelques oscillations, la tonalité s’est établie en fa, et un bémol est inscrit à la clef ; dès lors le morceau se développe dans ce dernier ton. Écrit pour l’orchestre, il semble s’inspirer des polyphonies vocales d’autrefois, construit en style scolastique, archaïque même : il y a un épisode où les instruments à cordes font entendre une succession d’accords note contre note, en harmonie plagale, qui fait penser à la fois à telle composition de Lassus et de Jannequin, et à l’épisode si caractéristique de la Canzone di ringraziamento du quinzième quatuor de Beethoven. Commencé en si, le morceau semble donc devoir s’achever en fa. Cependant, après une mesure de silence, l’orchestre fait succéder à la tonique de ce ton un accord de la majeur dominante de , et c’est seulement ensuite que sont inscrites les barres finales : mais la vérité est que le morceau n’a pas de conclusion, et s’enchaîne avec le suivant.

    Il est donc bien vrai que ce Prélude — ou Interlude — n’a pas d’unité tonale ; pour cette raison, il ne supporterait pas d’être détaché de l’ensemble et exécuté isolément. Peut-être est-ce à cette disposition que Berlioz faisait allusion quand il parlait à Liszt de modulations douteuses : la lecture ne nous a pas révélé, du moins, que, dans le détail de leur enchaînement, ces modulations, encore que nombreuses au début, doivent rien présenter qui puisse être choquant pour nos oreilles, qui en ont entendu bien d’autres.

    En résumé, si la présence de ce morceau orchestral dans le Te Deum n’était pas indispensable, elle ne dépare certainement en rien l’ensemble de la composition musicale, l’une des plus grandioses et des plus magnifiques qui soient sorties de la plume de Berlioz.

    Complétons ces renseignements par un détail d’importance d’ailleurs minime : à défaut de la partition autographe, nous connaissons une partie du Te Deum de Berlioz qui porte des traces de son écriture : c’est une épreuve, corrigée de sa main, des nos 1, 2, 3 et 7, laquelle appartient à la Bibliothèque du Conservatoire. Les titres sont écrits par lui, et la tablature porte quelques indications particulières, par exemple le nombre des altos : 18, et celui du 3e chœur composé de voix d’enfants : 600, chiffre affirmé une seconde fois au bas de la page par un renvoi. Le reste n’est que corrections matérielles ; rien n’est modifié à la composition ni aux indications d’exécution, ce qui nous permet d’inférer que le manuscrit d’après lequel la gravure a été faite doit être très complet, très clair et en très bon état.

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(1) OCTAVE FOUQUE, les Révolutionnaires de la musique, 230-232.  
(2) Briefe hervorragender Zeitgenosser an Franz Liszt, II, 17. 

Site Hector Berlioz créé par Monir Tayeb et Michel Austin le 18 juillet 1997; page Julien Tiersot: Berlioziana créée le 1er mai 2012; cette page créée le 1er août 2012.

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