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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 26 SEPTEMBRE 1886 [p. 1-2]

REVUE MUSICALE.

A PROPOS DE LA REPRÉSENTATION DE

BENVENUTO CELLINI

A L’OPÉRA-COMIQUE 

    Voici ce que j’écrivais le 27 décembre dernier dans ma Revue musicale de l’année 1885 :

    « On se souvient que Berlioz, dans ses Mémoires, parlant de la représentation des Troyens au Théâtre-Lyrique, a reproché en termes fort amers à M. Carvalho les coupures que celui-ci a cru devoir faire subir à la partition du maître. Il paraît que M. Carvalho a été fort sensible à ces reproches, et qu’il a juré, tant qu’il serait à la tête d’une administration théâtrale, même subventionnée, de ne jamais jouer une seule note d’Hector Berlioz, compositeur français des plus illustres, je crois. M. Carvalho directeur artiste et impressionnable s’il en fut, peut bien avoir fait un pareil serment dans un accès de mauvaise humeur, mais chacun sait qu’il est homme à ne pas le tenir. Voilà pourquoi je lui signale tout le profit qu’il y aurait pour sa renommée, comme pour la gloire de Berlioz, à venger l’illustre musicien d’un échec, non pas inexplicable sans doute, mais immérité. Benvenuto Cellini est tombé à l’Opéra il y a quarante-sept ans, et l’on sait bien pourquoi (1) ; il fournirait aujourd’hui, nous ne sommes pas seul à en être convaincu, une carrière des plus brillantes à l’Opéra-Comique. Remplacer une œuvre de Richard Wagner (2) par une œuvre presque inédite de Berlioz, mais il me semble que ce serait là un acte que les musiciens français et la Ligue des patriotes ne pourraient voir que d’un œil très favorable.

    » Benvenuto Cellini serait mieux dans son cadre à l’Opéra-Comique qu’à l’Opéra, où un ballet, voisinage incommode, viendrait nécessairement se joindre à lui sur l’affiche et pourrait prendre sur la scène une place prépondérante. J’ajouterai que, à l’Opéra-Comique, avec les ressources qu’offre la troupe actuelle, l’œuvre de Berlioz si pittoresque, si vivante et si mélodique, serait assurée d’une excellente exécution. »

    Le surlendemain, plusieurs journaux publiaient la note suivante dont le style et la forme indiquent suffisamment l’origine :

    « Un de nos confrères conseillait hier à M. Carvalho de reprendre à l’Opéra-Comique le Benvenuto Cellini de Berlioz. Il est fort douteux que cette offre (?) soit agréée par M. Carvalho. Benvenuto appartient au répertoire de l’Opéra, et il n’y a aucune raison pour le lui enlever. MM. Ritt et Gailhard ne sont peut-être pas disposés le moins du monde à céder cet ouvrage.

    » D’ailleurs, M. Carvalho n’a pas oublié qu’on a voulu lui prendre récemment l’Etoile du Nord pour la transporter sur notre première scène lyrique, et il ne veut pas s’exposer à un principe d’échanges et de compensations dans lequel il aurait trop à perdre. »

    Est-ce assez net, est-ce assez catégorique ? Et que dites-vous du coup de patte de la fin ? La note passa sans réplique et sans commentaires.

    Un mois ou cinq semaines plus tard, avec l’agrément de l’éditeur et des héritiers de Berlioz, je suppose, l’Opéra n’ayant plus depuis bien longtemps aucun droit sur l’ouvrage, Benvenuto Cellini faisait son entrée à l’Opéra-Comique ; on le mettait en répétition.

    Il faut avouer que je m’y étais pris bien maladroitement pour arriver à la réalisation de mon désir et que j’ai bien mérité la leçon que M. Carvalho m’a donnée. L’idée m’étant venu de voir représenter l’œuvre de Berlioz sur le seul théâtre où elle pouvait avoir la chance d’être acceptée et de réussir, je devais d’abord renoncer à la paternité de cette idée et m’exprimer ainsi : « On prête à M. Carvalho le projet de mettre au répertoire de son théâtre, si riche déjà en chefs-d’œuvre de tous genres, le Benvenuto Cellini de Berlioz. Les amis du maître et ses admirateurs, très nombreux aujourd’hui, sauront gré à l’intelligent et infatigable directeur dont les tentatives artistiques ne se comptent plus, de tirer de l’oubli cette partition exquise et si originale à laquelle on peut prédire, même auprès des dilettantes les moins éclairés, le plus éclatant succès. La représentation de Benvenuto marquera une date dans les annales de l’Opéra-Comique. Il appartenait à M. Carvalho, à qui revient l’honneur d’avoir accueilli les Troyens au Théâtre-Lyrique, du vivant de Berlioz, de rendre cet hommage posthume à la gloire de l’illustre compositeur. »

    Et Benvenuto passait comme une lettre à la poste. Mais j’ai voulu jouer au critique influent ; j’ai voulu donner un conseil à qui n’a pas l’habitude d’en recevoir et n’en a nul besoin, quand il est dangereux souvent d’en donner à qui en demande. C’est bien pis que d’avoir critiqué l’homélie de l’archevêque de Grenade.

    Fort heureusement, M. Carvalho est artiste avant tout et fort épris, quoi qu’on dise, de la musique de Berlioz, depuis les Troyens. C’est ce qui fait qu’après avoir déclaré, pour sauvegarder sa dignité, qu’il n’avait nullement l’intention de représenter Benvenuto et de le ravir à l’Opéra, il a mis Benvenuto en répétition.

    Berlioz fut très affecté de la chute de cet ouvrage, dont il appréciait ainsi lui-même les rares qualités : « Je viens de relire avec soin et la plus froide impartialité ma pauvre partition, et je ne puis m’empêcher d’y rencontrer une variété d’idées, une verve impétueuse et un éclat de coloris musical que je ne retrouverai peut-être jamais et qui méritaient un meilleur sort. » Mais, en même temps, il reconnaissait que le poème n’était pas sans défauts, et dut consentir à certaines modifications lorsque l’ouvrage fut représenté à Weimar sous la direction de Liszt. Le livret de Benvenuto Cellini est de Léon de Wailly et Auguste Barbier, « le terrible poète des Iambes », qui l’écrivirent à la demande de Berlioz et d’après le scenario que le musicien leur avait fourni. Ce livret que M. Duponchel, en ce temps-là directeur de l’Opéra, trouvait « charmant », les chanteurs le trouvaient absurde et le criblaient de quolibets, ce dont Berlioz, naturellement, se montrait fort courroucé. Ces vers, entre autres, leur paraissaient grotesques :

Quand je repris l’usage de mes sens,
Les toits luisaient aux blancheurs de l’aurore,
LES COQS chantaient, etc., etc.

    « Oh ! les coqs, disaient-ils ; ah ! ah ! les coqs ! pourquoi pas les poules !…. » Et ce n’étaient pas là les seules railleries, les seules « observations stupides de tout ce monde illettré, à propos de certaines expressions d’un livret, si différent, par le style, de la plate et lâche prose rimée de l’école de Scribe….. »

    Pareille chose n’est plus à redouter aujourd’hui, surtout de la part des artistes et des maîtres de chant de l’Opéra-Comique, parmi lesquels on compte plusieurs officiers d’académie.

    Berlioz avoue cependant que, « par ci par là, dans les récitatifs, Auguste Barbier avait laissé échapper des mots un peu crus et qui appartiennent évidemment au vocabulaire des injures ». Ces mots malsonnans ont dû disparaître depuis.

    La musique de Benvenuto Cellini, très facile à comprendre aujourd’hui, n’en est pas moins, même pour des chanteurs et des musiciens aussi exercés, aussi habiles que ceux de l’Opéra-Comique, d’une exécution très difficile. Elle exige aussi de la part du chef d’orchestre, à cause de la profusion des détails de l’instrumentation, de sérieuses aptitudes et beaucoup de soin. Il paraît qu’Habeneck n’y suffisait pas, moins sans doute parce que son talent n’était pas à la hauteur de l’œuvre, que par la mauvaise volonté dont il fit preuve au cours des répétitions. « Il ne put jamais parvenir à prendre la vive allure, raconte Berlioz dans ses Mémoires, du Saltarello dansé et chanté sur la place Colonna, au milieu du second acte. » Et cette scène est une des scènes capitales de la partition. « Plus vite ! Plus vite ! Animez donc ! » lui criait Berlioz. Et Habeneck, irrité, frappait son pupitre avec colère et cassait son archet. « Mon Dieu ! Monsieur, finit par lui dire Berlioz avec un sang-froid qui l’exaspéra, vous casseriez cinquante archets que cela n’empêcherait pas votre mouvement d’être de moitié trop lent… » Ah ! les mouvemens ! Ce jour-la Habeneck leva la répétition. « Puisque je n’ai pas le bonheur de contenter M. Berlioz, dit-il à ses musiciens, nous en resterons là pour aujourd’hui ; vous pouvez vous retirer ! »

    Avec des artistes tels que MM. Talazac, Fugère, Bouvet, Fournets, avec des cantatrices de la valeur de Mlles Merguiller et  Deschamps, avec un chef d’orchestre aussi expérimenté que M. Danbé, et Berlioz n’étant plus là, tout marchera comme sur des roulettes. Vous verrez. Les artistes savent leurs rôles et en sont enchantés ; M. Danbé connaît la partition sur le bout du doigt et ne cache pas le sentiment qu’elle lui inspire ; les musiciens de l’orchestre savent quelle ovation les attend après l’exécution de la brillante ouverture de Benvenuto ; la sympathie du public, il est bien inutile d’en parler ; donc, les plus heureux présages flottant dans l’atmosphère du théâtre, nul doute que M. Carvalho ne nous prépare, et à lui aussi, un très grand, un énorme succès.

    On se pâmera à l’audition de cette œuvre toujours jeune, toujours fraîche, et si originale, et si finement ciselée qu’on ne peut dire si c’est le héros de la pièce ou le compositeur lui-même qu’il faut appeler un maître ciseleur.

    Le décor du « Carnaval romain » sera superbe ; les costumes seront éblouissans. Et pour ce qui est des mouvemens et des nuances de l’interprétation, dans le chant comme dans l’orchestre, on a pris les conseils de Mme Jaël, la célèbre pianiste, qui a souvent entendu l’œuvre de Berlioz en Allemagne, et particulièrement à Weimar, où elle a reçu, de seconde main il est vrai, les véritables traditions du compositeur.

    Mais voilà que pas plus tard qu’hier, et c’est un peu ce qui m’a décidé à écrire cet article, j’apprends avec une stupéfaction mêlée de tristesse que la représentation de Benvenuto Cellini, qui nous était annoncée pour le 17 octobre et devait coïncider avec l’inauguration de la statue de Berlioz, est indéfiniment retardée.

    Que s’est-il donc passé ? Il ne s’est rien passé du tout, à cela près que les répétitions ayant été interrompues pendant les deux mois de fermeture du théâtre et n’ayant pas pu reprendre au commencement de septembre par suite du refus de M. Talazac (refus parfaitement justifié, du reste, par l’état de sa santé) de renoncer à son congé annuel, l’Opéra-Comique, lié par des engagemens auxquels il ne saurait manquer, se trouve dans la dure nécessité d’ajourner indéfiniment, c’est-à-dire à une date indéterminée, la représentation de Benvenuto.

    C’est fort regrettable. Et on ne peut guère espérer que d’ici au 17 octobre, quelle que soit l’activité dont MM. Ritt et Gailhard sont capables, ils aient le temps de monter les Troyens ou seulement de nous en offrir d’importans fragmens.

    Nous n’aurons donc, le jour de la cérémonie du square Vintimille, ni les Troyens ni Benvenuto. L’apothéose du maître n’en sera pas moins émouvante, grandiose. Et, d’ailleurs, bien qu’il ait écrit trois ouvrages pour le théâtre, ce n’est pas au théâtre, « ce mauvais lieu de la musique », qu’il a jamais compté être glorifié.

    […]

(1) Berlioz explique dans ses Mémoires les causes qui, selon lui du moins, déterminèrent la chute de Benvenuto Cellini, et je crois inutile de les rappeler ici.

(2) C’était au moment ou M. Carvalho songeait à monter Lohengrin, excellente idée à laquelle il crut devoir renoncer, par crainte du scandale dont on le menaçait.

E. REYER.    

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 15 octobre 2011.

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