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HECTOR BERLIOZ

Par

Camille Saint-Saëns

paru dans

La Lecture, 78me Numéro, 25 Septembre 1890

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    Un paradoxe fait homme, tel fut Berlioz.

    S’il est une qualité qu’on ne peut refuser à ses œuvres, que ses adversaires les plus acharnés ne lui ont jamais contestée, c’est l’éclat, le coloris prodigieux de l’instrumentation. Quand on l’étudie en cherchant à se rendre compte des procédés de l’auteur, on marche d’étonnement en étonnement. Celui qui lit ses partitions sans les avoir entendues ne peut s’en faire aucune idée : les instruments paraissent disposés en dépit du sens commun ; il semblerait, pour employer l’argot du métier, que cela ne dût pas sonner; et cela sonne merveilleusement. S’il y a peut-être, çà et là, des obscurités dans le style, il n’y en a pas dans l’orchestre ; la lumière l’inonde et s’y joue comme dans les facettes d’un diamant.

    En cela, Berlioz était guidé par un instinct mystérieux, et ses procédés échappent à l’analyse, par la raison qu’il n’en avait pas.

    Il l’avoue lui-même dans son Traité d’Instrumentation, quand après avoir décrit en détail tous les instruments, énuméré leurs ressources et leurs propriétés, il déclare que leur groupement est le secret du génie et qu’il est impossible de l’enseigner. Il allait trop loin : le monde est plein de musiciens qui sans le moindre génie, par des procédés sûrs et commodes, écrivent fort bien pour l’orchestre. Ce traité d’instrumentation est lui-même une œuvre hautement paradoxale. Il débute par un avant-propos de quelques lignes sans rapport avec le sujet, où 1’auteur s’élève contre les musiciens qui abusent des modulations et ont du goût pour les dissonances, comme certains animaux en ont pour les plantes piquantes, les arbustes épineux (que dirait-il donc aujourd’hui !). Puis il aborde l’étude des instruments de l’orchestre et mêle aux vérités les plus solides, aux conseils les plus précieux, des assertions étranges. Pour ne citer qu’un exemple : « La clarinette, dit-il, est peu propre à l’idylle. » Il ne voulait voir en elle qu’une voix propre à 1’expression des sentiments héroïques. Mais la clarinette, très héroïque en effet, est aussi très bucolique ; il n’y a qu’à rappeler le parti qu’en a tiré Beethoven dans la Symphonie pastorale, pour en être convaincu. Le joli début agreste du Prophète, qui n’était pas encore né quand Berlioz écrivit son traité, est encore venu lui donner un démenti.

    Les grandes œuvres de Berlioz, à l’époque où parut 1’ouvrage dont nous parlons, étaient pour la plupart inédites ; on ne les exécutait nulle part. Ne s’avisa-t-il pas de donner comme exemples, pour ainsi dire à chaque page, des fragments de ces mêmes œuvres ! Que pouvaient-ils apprendre à des élèves qui n’avaient jamais l’occasion de les entendre ?

    Eh bien, il en est de ce traité de Berlioz comme de son instrumentation : avec toutes ses bizarreries, il est merveilleux. C’est avec lui que toute ma génération s’est formée, et j’ose dire qu’elle a été bien formée. Il avait cette qualité inestimable d’enflammer l’imagination, de faire aimer l’art qu’il enseignait. Ce qu’il ne vous apprenait pas, il vous donnait la soif de l’apprendre, et l’on ne sait bien que ce qu’on a appris soi-même. Ces exemples, en apparence inutiles, faisaient rêver ; c’était une porte ouverte sur un monde nouveau, la vue lointaine et captivante de l’avenir, de la Terre-Promise. Une nomenclature plus exacte, avec des exemples sagement choisis, mais sèche et sans vie, eût-elle produit de meilleurs résultats ? Je ne le crois pas. On n’apprend pas l’art comme les mathématiques.

    Le paradoxe et le génie éclatent à la fois dans Roméo et Juliette. Le plan de cette œuvre est inouï ; jamais rien de semblable n’avait été imaginé. Le prologue (retranché malheureusement trop souvent) et la dernière partie sont lyriques ; celle-ci même est dramatique, traitée en forme de finale d’opéra ; le reste est symphonique, avec de rares apparitions chorales reliant par un fil ténu la première partie à la dernière et donnant de l’unité à l’ensemble. Ni lyrique, ni dramatique, ni symphonique, un peu de tout cela : construction hétéroclite où la symphonie prédomine, telle est cette œuvre immense. À un pareil défi au sens commun il ne pouvait y avoir qu’une excuse : faire un chef-d’œuvre, et Berlioz n’y a pas manqué. Tout y est neuf, personnel, sans rapport avec aucune œuvre antérieure, de cette originalité profonde qui décourage l’imitation. Le fameux scherzo, « la Reine Mab », vaut encore mieux que sa réputation ; c’est le miracle du fantastique léger et gracicux. Auprès de telles délicatesses, de telles transparences, les finesses de Mendelssohn dans le Songe d’une nuit d’été semblent épaisses. Cela tient à ce que l’insaisissable, l’impalpable ne sont pas seulement dans la sonorité, mais dans le style. Sous ce rapport, je ne vois que le chœur des génies d’Obéron qui puisse soutenir la comparaison.

    Roméo et Juliette me semble être l’œuvre la plus caractéristique de Berlioz, celle qui a le plus de droits à la faveur du public. Jusqu’ici, le succès populaire, non seulement en France, mais dans le monde entier, est allé à la Damnation de Faust ; mais des œuvres aussi résistantes sont longues à dire leur dernier mot, et il ne faut pas désespérer de voir un jour Roméo et Jutiette prendre la place victorieuse qui lui est due.

    L’esprit paradoxal se retrouve dans le critique. Berlioz a été sans conteste possible, le premier critique musical de son époque, en dépit de la singularité parfois inexplicable de ses jugements ; et pourtant la base même de la critique, l’érudition, la connaissance de l’histoire de l’art, lui manquait. Bien des gens prétendent qu’en art il ne faut pas raisonner ses impressions. C’est très possible, mais alors il faut se borner à prendre son plaisir où on le trouve et renoncer à juger quoi que ce soit. Un critique doit procéder autrement, faire la part du fort et du faible, ne pas exiger de Raphaël la palette de Rembrandt, des anciens peintres qui peignaient à l’œuf et à la détrempe les effets de la peinture à l’huile. Berlioz ne faisait la part de rien, que de la satisfaction ou de l’ennui qu’il avait éprouvé dans l’audition d’une œuvre. Le passé n’existait pas pour lui ; il ne comprenait pas les œuvres anciennes qu’il n’avait pu connaître que par la lecture. S’il a tant admiré Gluck et Spontini, c’est que dans sa jeunesse il avait vu représenter leurs œuvres à l’Opéra, interprétées par Mme Branchu, la dernière qui en ait conservé les traditions. Il disait pis que pendre de Lully, de la Servante Maîtresse de Pergolèse : « Voir reprendre cet ouvrage, a-t-il dit ironiquement, assister à sa première représentation, serait un plaisir digne de l’Olympe ! »

    J’ai toujours présents à la mémoire son étonnement et son ravissement à l’audition d’un chœur de Sébastien Bach, que je lui fis entendre un jour ; il n’en revenait pas que le grand Sébastien eût écrit des choses pareilles ; et il m’avoua qu’il l’avait toujours pris pour une sorte de colossal fort-en-thème, fabricant de fugues très savantes, mais dénué de charme et de poésie. À vrai dire, il ne le connaissait pas.

    Et cependant, malgré tout cela et bien d’autres choses encore, il a été un critique de premier ordre, parce qu’il a montré ce phénomène unique au monde d’un homme de génie, à l’esprit délicat et pénétrant, aux sens extraordinairement raffinés, racontant sincèrement des impressions qui n’étaient altérées par aucune préoccupation extérieure. Les pages qu’il a écrites sur les symphonies de Beethoven, sur des opéras de Gluck, sont incomparables ; il faut toujours y revenir quand on veut rafraîchir son imagination, épurer son goût, se laver de toute cette poussière que l’ordinaire de la vie et de la musique met sur nos âmes d’artistes, qui ont tant à souffrir en ce monde.

    On lui a reproché sa causticité. Ce n’était pas chez lui méchanceté, mais plutôt une sorte de gaminerie, une verve comique intarissable, qu’il portait dans sa conversation et ne pouvait maîtriser. Je ne vois guère que Duprez sur qui cette verve se soit exercée avec quelque persistance dans des articles plus drolatiques que pernicieux ; et franchement le grand ténor avait bien merité d’être un peu criblé de flèches. N’a-t-il pas narré lui-même, dans ses Mémoires, comment il avait étranglé Benvenuto Cellini, et l’auteur pouvait-il lui en être bien reconnaissant ? Peut-être eût-il mieux soutenu l’ouvrage, si Berlioz eût employé pour l’y engager les arguments sonnants dont se servit Meyerbeer pour l’encourager à prolonger les représentations des Huguenots, comme le grand chanteur le raconte aussi dans le même livre, avec une inconscience et une candeur qui désarmeraient des tigres. On pourrait penser, d’après cela, que les Huguenots ne voguaient pas alors à pleines voiles et portés par un courant, comme de nos jours. Le public s’étonne parfois que les œuvres modernes s’installent si difficilement au répertoire de notre grand Opéra : cela tient peut-être à ce que tous les compositeurs n’ont pas cent mille livres de rente. J’ai dit peut-être, je n’affirme rien.

    Berlioz a été très malheureux par suite de son ingéniosité à se faire souffrir lui-même, à chercher l’impossible et à le vouloir malgré tout. Il avait cette idée très fausse, et malheureusement grâce à lui très répandue aujourd’hui dans le monde, que la volonté du compositeur ne doit pas compter avec les obstacles matériels. Il ne voulait pas comprendre qu’il n’en est pas du musicien comme du peintre, qui triture sur la toile, à son gré, des matières inertes, et que le musicien doit tenir compte de la fatigue des exécutants, de leur habileté plus ou moins grande ; et il demandait, dans sa jeunesse, à des orchestres bien inférieurs à ceux d’aujourd’hui, des efforts véritablement surhumains. S’il y a, dans toute musique neuve et originale qui devance son temps, des difficultés impossibles à éviter, il en est d’autres qu’on peut épargner aux exécutants, sans dommage pour l’œuvre ; mais Berlioz n’entrait pas dans ces détails. Je lui ai vu faire vingt, trente répétitions pour une seule œuvre, s’arrachant les cheveux, brisant les bâtons et les pupitres, sans arriver au résultat désiré. Les pauvres musiciens faisaient pourtant ce qu’ils pouvaient ; mais la tâche était au-dessus de leurs forces. Il a fallu qu’avec le temps nos orchestres devinssent plus habiles pour que cette musique arrivât enfin à l’oreille du public.

    Deux choses avaient affligé sérieusement Berlioz : l’hostilité de l’Opéra, préférant aux Troyens le Roméo de Bellini, qui tomba à plat ; la froideur de la Société des Concerts à son égard. On en connait la cause, depuis la publication du livre de M. Deldevez sur l’histoire de la Société ; c’est à l’influence de ses chefs qu’elle était due. Influence légitime d’ailleurs pour Deldevez, musicien sérieux et érudit, ayant tous les droits à une grande autorité. Peut-être ne comprenait-il bien que la musique classique, la seule qu’il eût profondément étudiée ; peut-être son antipathie pour la musique de Berlioz était-elle purement instinctive. C’était bien pis encore avec son prédécesseur Girard, musicien très inférieur à Deldevez, chef d’orchestre dont la direction beaucoup trop vantée avait introduit dans les exécutions une foule de mauvaises habitudes dont la direction suivante les a heureusement débarrassées. Une petite anecdote fera juger de la nature de son esprit, de la largeur de ses vues. Il me mande un jour qu’il désirait mettre au programme une de mes œuvres, et me fait prier d’aller le voir. J’y cours, et j’apprends dès les premiers mots qu’il a changé d’idée ; à cela je n’avais rien à dire, étant alors un jeune blanc-bec sans importance. Girard profita de la circonstance pour me faire un cours de morale musicale et pour me dire, entre autres choses, qu’il ne fallait pas employer les trombones dans une symphonie : « Mais, lui répondis-je timidement, il me semble que Beethoven, dans la Symphonie pastorale, dans la Symphonie en Ut mineur... — Oui, me dit-il, c’est vrai ; mais il aurait peut-être mieux fait de ne pas le faire. » On comprend, avec de tels principes, ce qu’il devait penser de la Symphonie fantastique.

    On sait que cet esprit rétrograde a tout à fait disparu de la rue Bergère, où Berlioz est maintenant en grand honneur, et que l’illustre Société a su entrer dans le courant moderne sans rien perdre de ses rares qualités.

    La faveur du public commençait à venir à Berlioz dans les dernières années de sa vie, et l’Enfance du Christ, par sa simplicité et sa suavité, avait combattu victorieusement le préjugé qui ne voulait voir en lui qu’un faiseur de bruit, un organisateur de charivaris. Il n’est pas mort, comme on l’a dit, de l’injustice des hommes, mais d’une gastralgie causée par son obstination à ne suivre en rien les conseils des médecins, les règles d’une hygiène bien entendue. Je vis cela clairement, sans pouvoir y remédier, dans un voyage artistique que j’eus l’honneur de faire avec lui. « Il m’arrive une chose extraordinaire, me dit-il un matin : je ne souffre pas ! » Et il me confie ses douleurs, des crampes d’estomac continuelles, et la défense qui lui était faite de prendre aucun excitant, de s’écarter d’un régime prescrit, sous peine de souffrances atroces qui iraient toujours en s’aggravant. Or il ne suivait aucun régime et prenait tout ce qui lui faisait plaisir, sans s’inquiéter du lendemain. Le soir de ce jour, nous assistions à un banquet. Placé près de lui, je fis tout mon possible pour m’opposer au café, au champagne, aux cigares de la Havane ; mais j’eus beau faire, et le lendemain le pauvre grand’homme se tordait dans ses souffrances accoutumées.

    En outre de ma grande admiration, j’avais pour lui une vive affection née de la bienveillance qu’il m’avait montrée et dont j’étais fier à juste titre, ainsi que des qualités privées que je lui avais découvertes, en opposition si parfaite avec la réputation qu’il avait dans le monde, où il passait pour orgueilleux, haineux et méchant. Il était bon, au contraire, bon jusqu’à la faiblesse, reconnaissant des moindres marques d’intérêt qu’on lui donnait, et d’une simplicité admirable qui donnait encore plus de prix à son esprit mordant et à ses saillies, parce qu’on n’y sentait jamais cette recherche de l’effet, ce désir d’éblouir les gens qui gâte souvent tant de bonnes choses.

    On sera sans doute étonné d’apprendre d’où était venue, à l’origine, la réputation de méchanceté du grand artiste. On l’a poursuivi, dans un certain monde, d’une haine implacable, à cause d’un article sur Hérold, non signé, dont la paternité lui avait été attribuée.

    Or voici comment se terminait le feuilleton du Journal des Débats, le 15 mars 1869, au lendemain de la mort de Berlioz :

« ... Il faut pourtant que je vous dise... que c’est à tort si certains critiques ont reproché à Berlioz d’avoir mal parlé d’Hérold et du Pré aux Clercs. Ce n’est pas Berlioz, c’est un autre, un jeune homme ignorant et qui ne doutait de rien en ce temps-là, qui, dans un feuilleton miserable, a maltraité le chef-d’œuvre d’Hérold. Il s’en repentira toute sa vie. Or cet ignorant s’appelait (j’en ai honte !), il faut bien en convenir... monsieur... »

Jules JANIN.

    Ainsi, Janin, qui vivait pour ainsi dire côte à côte avec Berlioz, car ils écrivaient chaque semaine, dans le même journal, l’un la critique dramatique et littéraire, l’autre la critique musicale, a attendu qu’il fut mort pour le disculper d’un méfait qui a pesé sur toute sa vie, et dont lui, Janin, était l’auteur ! Que dites-vous du procédé ? N’est-ce pas charmant, et Janin ne méritait-il pas sa réputation d’excellent homme ? Que voulez-vous ? Janin était gras et Berlioz était maigre ; il n’en fallait pas davantage pour que le premier passât pour bon et le second pour méchant. À quel sentiment le célèbre critique a-t-il obéi en publiant cette révélation tardive ? À un remords de conscience ? à un besoin d’étaler son crime au grand jour, pour en mieux jouir ?...

    On a reproché à Berlioz son peu d’amour pour les hommes, avoué par lui dans ses Mémoires ; il est en cela de la famille d’Horace qui a dit : Odi profanum vulgus ; de La Fontaine qui a écrit :

Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire !

    Avec sa nature supérieure, il ne pouvait aimer la vulgarité, la grossièreté, la férocité, l’égoïsme qui jouent un si grand rôle dans le monde et dont il avait été si souvent victime. On doit aimer l’humanité dont on fait partie, travailler si l’on peut à son amélioration, aider au progrès ; c’est ce que Berlioz, dans sa sphère d’activité, a fait autant que personne en ouvrant à l’art des voies nouvelles, en prêchant toute sa vie l’amour du beau et le culte des chefs-d’œuvre. On n’a rien de plus à lui demander : le reste n’est pas le fait d’un artiste, mais d’un saint.

C. SAINT-SAËNS.

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(1) Voir dans la Lecture Rétrospective, no 6 (20 septembre 1890), page 582, les Souvenirs de Berlioz sur la Damnation de Faust.

* Cet article a été reproduit d’après notre exemplaire de La Lecture, No 78, publiée le 25 septembre 1890.

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