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La Damnation de Faust

Deux comptes-rendus par

Arthur Pougin

Le Ménestrel, 10 mai 1903, p. 147 et 18 juin 1910, p. 194-5

pougin

    Ces deux comptes-rendus de la plume d’Arthur Pougin concernent d’une part les représentations de la Damnation de Faust données en mai 1903 au théâtre Sarah-Bernhardt et de l’autre celles données à l’Opéra en juin 1910. Avec ces dernières on comparera un compte-rendu par Alb. Bertelin et un autre par Adolphe Jullien.

Le Ménestrel, 10 mai 1903, p. 147

SEMAINE THÉATRALE

THÉÂTRE SARAH-BERNHARDT. — La Damnation de Faust, légende dramatique 
    en cinq actes et dix tableaux  d’Hector Berlioz, adaptation scénique de M. Raoul Gunsbourg.

    Il y aura tantôt cinquante-sept ans que Berlioz faisait exécuter, pour la première fois, sous sa direction, dans la salle de l’Opéra-Comique, sa Damnation de Faust, devenue aujourd’hui si célèbre.Toutefois, ce n’est pas, comme le dit le livret, publié alors, le 29 novembre 1846 qu’eut lieu cette exécution. Elle fut reculée de huit jours, ainsi que l’annonçait cette note de la Revue et Gazette musicale, publiée précisément ce 29 novembre : — « Un service forcé du théâtre rendant impossible la répétition générale de la Damnation de Faust, de M. H. Berlioz, cet ouvrage, qui devait être exécuté dimanche 29, à l’Opéra-Comique, ne le sera que le dimanche suivant, 6 décembre, à une heure et demie. Le duc et la duchesse de Montpensier ont promis d’assister à cette solennité, qui réunira l’élite du monde artistique et du monde élégant ». Ceci prouve que les historiens ne doivent pas se fier aveuglément aux dates inscrites sur les livrets d’œuvres dramatiques, imprimés généralement avant la première représentation ; ces dates deviennent fausses lorsque, comme c’est le cas présent, un accident imprévu vient retarder l’apparition de l’œuvre.

    J’ai sous les yeux le livret original de la Damnation, qui porte cette note en tête : « Les morceaux guillemetés dans ce livret sont empruntés au Faust de Gœthe et traduits par M. Gérard de Nerval. Une grande partie des scènes 1, 4, 5, 6, 7 et 9 est de M. A. Gandonnière, tout le reste des paroles est de M. Hector Berlioz. » Je n’hésite pas à déclarer que les vers de Berlioz sont généralement supérieurs à ceux de son ami M. Gandonnière. Toutefois, il en est qui pourraient donner prise à la critique. Tels ceux-ci, placés dans la bouche de Marguerite rêvant dans sa chambre :

D’amour l’ardente flamme
Consume mes beaux jours.
Ah ! la paix de mon âme
A donc fui pour toujours !
Son départ, son absence,
Sont pour moi le cercueil !
Et loin de sa présence
Tout me paraît en deuil.

    Ce départ et cette absence qui sont pour elle un cercueil peuvent paraître singuliers, et Berlioz, qui n’était pas tendre pour le prochain et qui avait surtout le mépris profond des librettistes, se serait esclaffé et s’en serait donné à cœur-joie s’il avait rencontré un distique de cette force dans un poème d’opéra-comique. J’ajoute que tous les vers de cette scène de Marguerite sont à peu près de la même force. Heureusement, cette négligence du poète n’a pas porté tort à l’inspiration du musicien.

    C’était une entreprise hardie que de transporter au théâtre et de transformer scéniquement une composition que l’auteur n’avait pas envisagée sous ce point de vue et qu’il avait simplement qualifiée de « légende ». Je sais bien qu’on a parlé à ce sujet d’une lettre de Berlioz dans laquelle il aurait dit, ou à peu près : « Je viens de terminer, sur Faust, un opéra qui, je le crains bien, ne trouvera aucun directeur pour le recevoir ». Mais cette lettre, nul, que je sache, ne l’a jamais vue, elle n’a jamais été publiée, et de toutes celles que nous connaissons — et elles sont nombreuses — aucune ne nous montre la Damnation conçue comme opéra dans l’esprit de Berlioz, aucune ne nous fait entrevoir de sa part un désir ou un projet en ce sens, tandis que nous savons à quoi nous en tenir au sujet de ses vrais opéras : Benvenuto Cellini et les Troyens à Carthage.

    On sait que la Damnation ne présente pas une action suivie, et qu’elle ne forme qu’une suite d’épisodes qui ne sont nullement reliés entre eux et qui sont plus pittoresques que dramatiques, tels que l’hymne de la fête de Pâques, le chœur des buveurs, la chanson du rat, celle de la Puce, la marche hongroise, la danse des sylphes, le chœur des étudiants, la chanson du roi de Thulé, la sérénade de Méphistophélès, etc.. pour aboutir à la prodigieuse course à l’abîme et à la scène de l’enfer, où Berlioz a introduit ces paroles bizarres :

Has ! Irimiru Karabrao !
Omidaru Caraibo !
    Merikaraba
Myriak mereada, etc.

en nous prévenant, par une note, que « cette langue est celle que Swedenborg appelait la langue infernale, et qu’il croyait en usage parmi les démons et les damnés ».

    Il a donc fallu une certaine ingéniosité pour transformer la légende de Berlioz en une véritable action scénique, coudre entre eux les divers épisodes, remplir les vides, donner enfin à ces tableaux épars une sorte de suite logique et rationnelle. C’est à quoi s’est attaché M. Raoul Gunsbourg, divisant en cinq actes et dix tableaux les quatre parties de l’œuvre du maître, et donnant à ces dix tableaux les titres que voici : 1. La gloire ; 2. La foi ; 3. Le jeu, la boisson ; 4. L’amour païen ; 5. L’amour chaste ; 6. L’abandon ; 7. La nature ; 8. La course à l’abîme ; 9. Damnation : 10. Rédemption. Dire que tout cela est très serré comme action, que toutes ces parties se tiennent solidement entre elles, je n’oserais. Mais tout cela forme un spectacle curieux, singulier, qui nous montre au vif certaines scènes que l’esprit ne fait qu’envisager en entendant la symphonie. Telles celles de la danse villageoise, de la Marche de Racokzy (1), de l’Hymne de Pâques, du chœur des buveurs, qui a été si admirablement chanté qu’on a voulu l’entendre deux fois, de la danse des sylphes, qui forme un tableau vraiment si délicieux qu’on l’a fait répéter aussi, de la course à l’abîme, dont j’aime moins le rendu scénique, mais qui néanmoins a produit un grand effet et dont le caractère sauvage est d’ailleurs incontestable. Ce que je reprocherais presque à cette transformation, c’est que l’œil est parfois si occupé que l’oreille s’en ressent, et qu’elle écoute la musique avec moins d’attention. Mais, je le répète, le spectacle est étrange, souvent savoureux et d’un réel effet. On sait l’impression qu’il a produite récemment à Monte-Carlo, où il a fait ses premières preuves, puis en Italie et en Allemagne, où il n’a pas été moins bien accueilli. Il n’y a aucune raison pour qu’il n’attire pas la foule à la place du Châtelet, surtout lorsque la musique a pour interprètes, en dehors de l’orchestre Colonne, toujours superbe, de chœurs d’une solidité vraiment extraordinaire, des artistes comme Mme Emma Calvé (Marguerite), M. Alvarez (Faust), M. Renaud (Méphistophélès), et M. Chalmin (Brander). M. Renaud, entre autres, a donné une physionomie saisissante à son Méphisto.

    En résumé, l’entreprise est intéressante et mérite l’attention.

ARTHUR POUGIN.

(1) Au sujet de cette Marche de Racokzy, connue seulement par le nom du héros hongrois en l’honneur duquel elle fut écrite, il me semble que personne, jusqu’ici, n’a fait connaître le nom de son auteur. Or, cette marche est l’œuvre d’un musicien hongrois de race israélite, Marc Roszawoelgyi, né, je crois, à la fin du dix-huitième siècle et qui mourut à Pesth le 23 janvier 1848. Cet artiste devint fameux dans son pays par un grand nombre de compositions vocales et instrumentales qui se faisaient remarquer par leur caractère essentiellement national, et au premier rang desquelles brillait la marche en question, dont Berlioz fit un emploi si remarquable.

Le Ménestrel, 18 juin 1910, p. 194-5

SEMAINE THÉATRALE

OPÉRA. La Damnation de Faust, d’Hector Berlioz, adaptation 
    scénique en cinq actes et dix tableaux de M. Raoul Gunsbourg.

    On eût assurément surpris Berlioz si on lui avait dit que le Châtelet afficherait un jour la 150e exécution de la Damnation de Faust, à laquelle le public accourait encore en foule ; on l’eût surpris davantage encore en lui apprenant que, en l’an de grâce 1910, sa « légende », transformée en drame lyrique, ferait son apparition à l’Opéra et entrerait au répertoire de ce théâtre, où n’avaient pu se soutenir ni son Benvenuto Cellini ni sa Prise de Troie. J’ai dit « légende », parce que c’est précisément la qualification que Berlioz donnait à son œuvre, sans même y ajouter l’épithète de « dramatique ». Voici, en effet, le titre exact du livret original de la Damnation, que j’ai sous les yeux, tel qu’il fut imprimé pour l’exécution à l’Opéra-Comique en 1846 :

La Damnation de Faust, légende en quatre parties, musique de M. Hector Berlioz. — Les morceaux guillemetés dans ce livret sont empruntés au Faust de Gœthe, et traduits par M. Gérard de Nerval. Une grande partie des scènes 1, 4, 5, 6, 7 et 9 est de M. A. Gandonnière, tout le reste des paroles est de M. Hector Berlioz (1). — Exécutée pour la première fois, sous la direction de l’Auteur, au théâtre de l’Opéra-Comique, le 29 novembre 1846 (2).

    On pense bien que je n’ai pas l’intention de refaire, après tant d’autres, l’histoire de la Damnation de Faust, dont les premiers interprètes à l’Opéra-Comique furent, on le sait, Roger (Faust), Hermann-Léon (Méphisto), Henri (Brander) et Mme Duflot-Maillard. Il ne s’agit ici que de voir seulement ce qu’elle est devenue au théâtre, pour lequel elle n’était point faite. C’est il y a déjà plus de quinze ans que M. Raoul Gunsbourg eut l’idée d’une adaptation scénique du chef-d’œuvre, et qu’il la réalisa avec succès sur la petite scène de Monte-Carlo, après quoi il en voulut connaître l’effet sur le public parisien. On se rappelle que du 7 au 26 mai 1903 il vint donner, au Théâtre-Sarah-Bernhardt, une série de représentations de la Damnation de Faust ainsi dramatisée, les rôles étant confiés à MM. Alvarez, Renaud, Chalmin et à Mme Emma Calvé, et la direction de l’exécution à Edouard Colonne, à qui cet honneur était bien dû. Les tableaux étaient ainsi désignés : 1. la Gloire ; 2. la Foi ; 3. le Jeu, la Boisson ; 4. l’Amour païen ; 5. l’Amour chaste ; 6. l’Abandon ; 7. la Nature ; 8. la Course à l’abîme ; 9. Damnation ; 10. Rédemption.

    En fait l’ouvrage se trouve ainsi divisé : Ier acte. Les plaines de la Hongrie. Des troupes sortent d’un château fort et défilent en grande pompe, clairons sonnant, bannières au vent, aux sons de la Marche de Rakoczy. — 2e acte, 1er tableau. Le cabinet de Faust : Sans regret j’ai quitté les riantes campagnes…, où l’on a ajouté une vision qui montre le chœur des fidèles entonnant l’hymne de la fête de Pâques. 2e tableau. La taverne d’Auerbach. Le chœur des buveurs, la chanson de Brander, la chanson de la Puce, de Méphisto. — 3e acte. Les bords de l’Elbe, le sommeil de Faust, danse des Esprits. — 4e acte, 1er tableau. Une place publique, avec, sur le côté, la chambre de Marguerite. Chœur des étudiants et des soldats. Puis, Marguerite, seule, chantant la chanson du roi de Thulé. 3e tableau. La nuit. Sérénade de Méphisto. Menuet des Follets. — 5e acte, 1er tableau. La chambre de Marguerite. Scène de Faust et Marguerite. Apparition de Méphisto. Départ de Faust. Marguerite seule. 2e tableau. Une forêt. Faust seul. Invocation à la Nature : Nature immense, impénétrable et fière… Scène de Faust et Méphisto. — 3e tableau. La Course à l’abîme. L’Enfer. — 4e tableau. Épilogue : l’apothéose de Marguerite. Chœur des Séraphins : Remonte au ciel, âme naïve que l’amour égara

    Quelle que soit l’impression qu’on en ressente, cette traduction scénique d’une œuvre purement musicale ne manque pas d’ingéniosité, et le spectacle, en somme, en est curieux. Ce qu’on ne saurait nier, c’est le succès qu’elle a obtenu à l’étranger, où, de tous côtés, aujourd’hui, on représente ainsi le chef-d’œuvre de Berlioz. Sans doute l’action imaginée est singulièrement décousue, outre qu’elle offre des lacunes bizarres, et il est nécessaire de connaître l’œuvre pour la comprendre ainsi présentée. Mais n’est-ce pas là le fait de certains oratorios, dont souvent les scènes n’ont pas plus de suite entre elles, et que le génie du compositeur impose néanmoins à l’admiration ? Après tout, il n’y a pas à discuter avec le public, si celui-ci admet cette version nouvelle et arbitraire de la Damnation de Faust. Il faut constater, d’ailleurs, que certains tableaux, tel que celui du défilé militaire sur la Marche de Rakoczy, celui de la taverne des étudiants, celui du sommeil de Faust avec la danse des Esprits, sont vraiment bien venus et intéressants.

    C’est M. Franz qui est chargé du rôle de Faust. On connaît sa jolie voix, et il n’est pas maladroit comme chanteur ; ce n’est pas sa faute si certaines parties de son rôle sont un peu hautes pour lui et s’il a peine à lutter contre l’orchestre un peu féroce de l’Invocation à la Nature. Mlle Grandjean est une admirable Marguerite, qui a chanté si joliment la chanson du roi de Thulé qu’on la lui a redemandée tout d’une voix ; elle a eu des accents touchants et vraiment dramatiques dans son long monologue : D’amour l’ardente flamme... qu’elle a dit d’une façon remarquable. Méphistophélès, c’est M. Renaud, qui a retrouvé dans le personnage tout le succès qui l’y avait accueilli lors des représentations au Théâtre-Sarah-Bernhardt. Il s’y fait une physionomie vraiment diabolique ; comme chanteur, nul n’ignore ce qu’il est et quel talent il peut déployer ; je lui reprocherai seulement certaines privautés qu’il prend avec la mesure pour faire ressortir la beauté de certaines notes de sa voix ; cela n’est pas digne d’un artiste tel que lui. M. Cerdau a dit excellemment la chanson de Brander, et, dans le tableau de la taverne surtout, les chœurs ont été admirables de vigueur et de précision, si bien qu’on leur a bissé, et c’était justice, la fameuse fugue, dont l’effet a été saisissant.

ARTHUR POUGIN.

(1) Et Berlioz n’avait pas beaucoup le droit de railler les vers des librettistes, lorsqu’il commettait ceux-ci, à la scène VII de la Damnation :

Dors, heureux Faust, dors ; bientôt, sous ton voile
D’or et d’azur, tes yeux vont se fermer,
Songes d’amour vont enfin te charmer,
Au front des cieux va briller ton étoile.

(2) Et cette date est inexacte. Retardée par un incident, l’exécution de la Damnation de Faust n’eut lieu que le 6 décembre.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 11 décembre 2013.

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