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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 29 OCTOBRE 1862 [p. 1-2].

Théâtres lyriques.

Clôtures probables. — Les ténors sont fort chers. — Les oranges moisies. — Débuts. — Les chœurs de Psyché. — Un ténor qu’il faut faire sortir.

    Les directeurs s’agitent; les ténors les mènent. On pourrait même dire qu’ils les mènent tambour battant, tant l’usage des instrumens de cette espèce devient excessif aujourd’hui. Nous touchons au moment où les divers excès, tant de fois, si longtemps et si inutilement signalés par la critique, auront un terme, amené naturellement par la mort de l’art, par la clôture de tous les théâtres lyriques, par l’impossibilité absolue de les rouvrir. Où est le temps où les ténors se résignaient à accepter des appointemens de 80,000 fr. ? où quelques uns même se contentaient de 60,000 ? le temps où nous nous amusions à faire l’évaluation d’un récitatif de Duprez, dont les syllabes ne coûtaient que 3 fr. ?

    Ma (3 fr.), disions-nous, présence (9 fr.) pour vous (6 fr.) est peut-être un outrage (21 fr.). Il faut doubler tout cela aujourd’hui et dire : Mathilde (18 fr.), mes pas indiscrets (30 fr.) ont osé jusqu à vous (36 fr.) se frayer un passage (42 fr.).

    Figurez-vous un peu ce que va coûter l’exécution du rôle d’Arnold dans ces prix-là. On parle maintenant de ténors à 18,000 fr. par mois comme d’artistes de première nécessité auxquels les directeurs sont obligés d’accorder en outre cinq ou six mois de congé. Les mois de congé sont la réjouissance des ténors et la désolation des directeurs. Quelques uns de ces malheureux (les directeurs) sont pourtant sur le point de se révolter ; ils paient, mais ils enragent. D’autres ont l’air de prendre la chose en plaisanterie ; ils rient, mais ils paient encore, se bornant à faire à leurs dieux quelques observations ironiques, en attendant qu’ils les donnent au diable tout à fait.

    Un jour, me trouvant au Pré Catelan, ce charmant parc que toute l’activité de M. Ber, son ingénieux et habile directeur, n’a pu conserver florissant, la fantaisie me prit d’entrer dans un café pour y acheter une orange. « Combien cette orange ? dis-je à la dame du comptoir. — Un franc cinquante centimes, me répondit celle-ci d’un air fort sérieux. — Mon Dieu ! c’est pour rien. Heureusement j’ai une montre que je vous prierai d’accepter, Madame, en regrettant qu’elle ne soit pas enrichie de diamans et qu’elle avance un peu. La voici. — Monsieur, mes oranges valent trente sous, votre plaisanterie est fort inconvenante, c’est à prendre ou à laisser. » Je remis ma montre dans ma poche et laissai l’orange en faisant à la marchande un grand salut. Huit jours après, repassant devant le même café, je reconnus derrière le vitrail de l’étalage le même fruit d’or pour lequel j’avais offert ma montre ; il portait sur l’un de ses flancs une grosse tache bleuâtre, la moisissure l’envahissait, l’orange était gâtée…

    Je recommande mon procédé aux directeurs ; peut-être qu’après avoir laissé quelques ténors se moisir, ils trouveront les autres plus traitables. Il est vrai qu’ils devraient pour cela avoir le courage de fermer leurs théâtres avant d’y être forcés, et c’est ce courage-là qui leur manquera probablement. A l’heure qu’il est, ils aiment mieux donner les trente sous et leur montre et sa chaîne, pour aller jusqu’au moment où ils seront contraints de fermer.

    Et ce moment viendra, il arrive, il est proche. Plus de théâtres lyriques alors, plus d’ut de poitrine, plus de rappels, plus de claqueurs, plus de fleurs, plus d’amour, partant plus de joie ; plus de partitions égorgées, plus de chefs-d’oeuvre disloqués, plus de musiciens humiliés, plus de grands maîtres indignés ; mais bientôt après, que de taches bleues !… que de moisissures !… que d’oranges de Malte et de Portugal, pour lesquelles les directeurs n’offriront pas seulement la clef de leur montre, et bien moins encore celle de leur caisse ! Il y a des gens qui voient dans cet événement une catastrophe apocalyptique ; ils se représentent déjà avec effroi les scènes terribles reproduites avec tant de fidélité dans les gravures de certaines Bibles : le soleil se levant à l’occident, la lune ouvrant une large bouche, une grêle d’étoiles tombant dans un puits ; ou bien les signes précurseurs de la mort de César : des lionnes mettant bas sur la place de la Bourse, une pluie de sang ruisselant sur tous nos théâtres, des claqueurs combattant dans les airs, les tombeaux s’ouvrant pour vomir à nos regards épouvantés des cadavres séculaires, etc., etc. D’autres, dont l’imagination est moins ardente, croient qu’on ne saura plus à Paris que devenir ; que, réduits à aller dans les théâtres que la pudeur empêche de nommer, les gens d’esprit deviendront stupides, que la musique instrumentale envahira tout, que les donneurs de concerts gagneront des millions, qu’on supprimera pour eux le droit des hospices, et qu’enfin l’ennui portant conseil comme à l’ordinaire, on finira par rouvrir les théâtres lyriques, passer sous les fourches caudines des ténors et les payer, si moisis qu’ils soient, plus cher qu’auparavant.

    Vaines terreurs ! Il est tout à fait prouvé aujourd’hui que plusieurs étoiles ne sauraient tomber dans un puits, que les tombeaux ne s’ouvrent plus guère que dans Robert-le-Diable, et que, ce prodige échéant, il n’en sort rien du tout, toujours comme dans Robert-le-Diable, le corps qui ressuscite étant couché sur le couvercle ; les astronomes se sont arrangés pour que le soleil ne se levât jamais qu’à l’orient, ou tout au plus au nord-est ; la lune étant un astre muet (Virgile l’a dit : « Amica silentia lunæ »), n’ouvrira pas plus la bouche aujourd’hui qu’au temps de la guerre de Troie ; les gens d’esprit n’iront pas dans certains théâtres ; les imbéciles n’iront pas au concert ; la musique instrumentale restera un art de luxe destiné à un public spécial ; les musiciens de plus en plus écrasés d’impôts continueront à entretenir les établissemens de bienfaisance publique, et tout restera dans le désordre dont nous jouissons. Seulement si l’on en vient à rouvrir des théâtres lyriques, on fera des opéras sans ténors, voilà tout. On espère qu’alors les orchestres, les chœurs seront raisonnablement payés, les directeurs feront honneur à leurs affaires, l’ensemble musical de leurs théâtres sera satisfaisant et l’art revivra. Mais c’est si improbable !… Quant à moi, je n’en crois rien.

    Vous en voulez donc bien à ces malheureux ténors ? me dira-t-on. Au contraire, je reconnais, avec tout le monde, que la voix de ténor est une voix charmante, sympathique, qui touche et émeut l’auditeur plus que toute autre, qu’elle est l’âme du drame lyrique passionné. Il y a parmi les hommes qui la possèdent des chanteurs d’un grand talent, excellens musiciens, lettrés d’ailleurs, d’un esprit cultivé, artistes de tout point, et je les aime fort. Mais l’absurde me révolte, et l’on ne peut que s’indigner en voyant ces chefs de file de l’armée chantante, s’obstinant dans une chasse féroce aux millions, transformer les théâtres lyriques en placers où ils fouillent et refouillent, et amener ainsi un écroulement sous lequel eux-mêmes périront. M. Perrin, dont le bonheur est inconcevable, vient de mettre la main sur un gentil petit ténor qui, pour chanter la Dame blanche et peut-être un de ces jours le Tonnelier (car on songe réellement à nous rendre ce bel ouvrage, on dit même que M. Perrin s’occupe de faire peindre pour cette reprise une toile d’avant scène représentant le trio du cuvier), un gentil ténor, disais-je, qui ne lui a demandé que cinquante mille francs par an, le quart du prix où sont les ténors aujourd’hui. Cet artiste modeste a pourtant du talent. Il se nomme Achard ; il possède une jolie voix, jeune, fraîche et agile. Les vocalisations, les traits rapides ne l’épouvantent pas ; il ne crie jamais ; il ne fait pas l’accordéon ; il ne chevrote pas non plus ; il ne chante pas faux ; enfin il vaut deux cent mille francs comme un liard.

    Mais, diront les malins, tant de belles qualités négatives ont bien en effet leur prix : ne pas avoir peur d’une vocalise, ne pas crier, ne pas faire l’accordéon, ne pas chevroter, ne pas chanter faux, c’est tellement rare qu’à grand’peine nous vous croyons. — Oui, oui, croyez-moi, Achard est en outre un garçon bien tourné, de bonnes manières, et il dit convenablement le dialogue. — Eh bien, mais alors, dans l’état des choses, il vaut 400,000 fr. — Sancta simplicitas ! c’est justement parce que son chant n’a rien des qualités que l’on recherche aujourd’hui, qu’Achard s’est contenté de si modestes appointemens, et que, dans son humilité, il a accepté de M. Perrin un morceau de pain (c’est le terme dont se servent aujourd’hui les chanteurs pour désigner des appointemens représentant les intérêts de 1 million. Sur mon honneur, je l’ai entendu employer par le mari d’une cantatrice, lequel se préparait à demander raison à un directeur soupçonné de vouloir offrir à sa femme une cinquantaine de mille francs, un morceau de pain ! Et le signor sposo n’a pas pu deviner ce qui me faisait tant rire.)

    A présent, pour en revenir à ce pauvre Achard, si vous me demandez des renseignemens sur sa moralité musicale, si vous tenez à savoir s’il chante honnêtement son rôle de Georges, s’il ne le corrige pas, s’il ne se pose jamais en collaborateur de Boïeldieu, s’il n’oblige jamais, au milieu d’une phrase, l’orchestre à s’arrêter pour l’attendre, etc., etc., je vous répondrai que vous êtes trop curieux, et qu’en fait de moralité, pour les chanteurs il n’en est pas d’autre que celle-ci :

« Fais ce que veux, advienne que pourra. »

    Pourtant je le crois raisonnable : et nul doute qu’on n’en vienne à lui faire chanter sans changemens le fameux refrain :

Travaillez, travaillez, bon tonnelier,
Raccommodez votre cuvier.

quand on l’aura mis aux prises avec l’immortelle scène du cuvier.

    Le succès d’Achard a été grand ; il sera durable. Ajoutons que celui de Mlle Cico, qui débutait dans le rôle d’Anna, fait aussi le plus grand honneur à cette charmante personne ; on n’a pas plus de grâce ni de charme poétique unis à un sentiment musical plus simple et plus distingué.

    Je ne puis, sans manquer un peu de discrétion, parler ici des débuts qui ont eu lieu à l’Opéra. On paraît vouloir dans ce théâtre tenir ces avénemens secrets. On se garde, en pareil cas, d’inviter les critiques, et si par hasard quelques uns d’entre eux ont alors la curiosité d’entendre le nouveau baryton ou le nouveau soprano, ils sont forcés, vu l’affluence constante des étrangers qui envahissent toutes les places, quel que soit le genre de spectacle et la composition de l’affiche, ils sont forcés, dis-je, de rester debout sur le bord de l’escalier de l’orchestre et d’écouter d’une oreille seulement.

    L’intention de l’administration de l’Opéra est donc manifeste ; elle désire qu’on ne parle pas des débutans. Je signalerai pourtant, malgré tout, le baryton Caron, un élève du Conservatoire, dont la voix est belle et la méthode excellente. Ce jeune homme a été fort bien accueilli dans le Trovatore un soir où Mme Tedesco, plus en voix que jamais, a eu des momens superbes dans le rôle d’Azucena. On ne peut pas pourtant se faire le complaisant des administrations théâtrales et mettre pour leur plaire le boisseau sur les lumières quand il s’en allume quelqu’une par hasard. J’irai même jusqu’à parler de Belval qui a joué dernièrement Bertram d’une grande, d’une magnifique manière, qui m’a rappelé les beaux jours de Levasseur. Tout ce que je puis faire pour être agréable à la direction de l’Opéra, c’est de garder le secret des débuts du ténor Peschard et de ceux de Mme Damoreau Cinti, deuxième du nom, qui pourtant est d’une bien bonne école.

    On travaillait activement à l’Opéra depuis trois mois à remettre en scène la Muette de Portici ; on commençait à approcher du moment où l’on serait en mesure de songer à entreprendre les répétitions générales ; le bruit de l’effet produit par Mme Emma Livry dans le rôle de Fenella se répandait, quand tout d’un coup on s’est aperçu que le rôle de Masaniello convenait peu à Michot, lequel Michot est tombé malade d’étonnement en apprenant cette nouvelle. Que va-t-on faire ? Laissera-t-on dire que l’Opéra n’a pas un ténor capable de bien représenter et moins encore de bien chanter ce rôle célèbre ? Dieu nous en garde, lavons notre linge en famille ! Si l’on offrait cinq cent mille francs à Tamberlick… peut-être. Eh ! eh ! c’est une idée que je vous suggère timidement, mais enfin c’est une idée.

    En attendant, l’Opéra, qui ne s’endort pas, prépare une reprise foudroyante du Comte Ory.

    Les destinées du Théâtre-Lyrique ont été de nouveau confiées aux habiles mains de M. Carvalho. C’est un homme actif, intelligent, hardi, plein de feu et de verve dans l’exécution de ce qu’il entreprend. Il a obtenu pendant sa première direction des succès considérables, succès d’art et succès d’argent ; tels furent ceux du Mariage de Figaro, d’Obéron, d’Orphée, de la Reine Topaze. Il a abandonné pourtant ce malheureux théâtre au moment où il avait le plus besoin d’être bien dirigé. M. Carvalho semblait fatigué et impatienté de n’avoir, après tant d’efforts et d’intelligens travaux, pu réaliser qu’une perte ; perte de peu d’importance, il est vrai, mais enfin une perte. Il l’a donc quitté en ayant l’air de dire comme le héros troyen :

Si Pergama dextrâ
Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent.

    Et maintenant le voilà qui se remet à l’œuvre, la fièvre le reprend, il veut ressusciter ce cadavre, et il le ressuscitera. — Sans subvention ? dira-t-on. — Ah ! voilà la question.

   J’aurais dû, il y a longtemps, parler ici des chœurs composés par M. Jules Cohen pour la Psyché du Théâtre-Français. C’est une œuvre consciencieuse où se décèle un talent plein de sève et d’une allure souvent vigoureuse. La grâce ne lui manque pas non plus, témoin le premier chœur chanté par tous les soprani à l’unisson. Ce morceau, à la première représentation, produisit le plus délicieux effet. J’entendis seulement un de mes voisins faire la singulière remarque que ce choeur ressemblait à celui des Sabéennes de la Reine de Saba. A coup sûr il n’y a entre ces deux morceaux aucune ressemblance de style ni de formes ; mais certaines gens à Paris sont ainsi portés à trouver des similitudes musicales entre des morceaux qui sont seulement exécutés dans des conditions analogues. De sorte qu’aujourd’hui toutes les fois qu’on entendra une quinzaine de choristes femmes chanter un chœur à l’unisson, il y aura des gens pour dire : « Cela rappelle la Reine de Saba, c’est une imitation de la musique de Gounod, un plagiat. »

    Trois autres chœurs ont encore été remarqués et applaudis dans cette nouvelle partition de M. Cohen, et méritaient de l’être.

    L’autre jour un monsieur très élégant et de fort bonnes manières me fit l’honneur de me visiter. Il voulait savoir de moi ce que je pensais d’une voix de ténor qu’il a, voix magnifique, mais qui ne peut pas sortir. « Ecoutez plutôt, Monsieur, me dit-il, j’ai beau faire, c’est un râle, on dirait que j’ai le croup. » Et le malheureux d’exhaler des sons inqualifiables. « Je viens vous demander conseil, Monsieur ; on sait que vous dites toujours votre pensée la plus vraie quand il s’agit… — Monsieur ! — Quand il s’agit de l’art… — Monsieur ! — De l’art du chant surtout. — Monsieur, vous me… — Oh ! j’aime votre rude franchise, et je vous prie de me dire à quel maître de chant je dois m’adresser pour apprendre à faire sortir ma voix. — Puisque vous invoquez ma franchise, je vous avouerai, Monsieur, que vous allez imposer à un maître de chant une tâche bien difficile. — Vous croyez ? — J’en suis sûr. Pourtant si M. Stephen de la Madeleine voulait l’entreprendre, peut-être aurait-il chance de réussir. C’est un habile homme, très sévère je vous en préviens, mais qui ferait chanter un hippopotame. — Un hippopotame ! voilà mon affaire ! Et le monsieur s’éloigna enthousiasmé. Je vous préviens donc ici, mon cher Stephen, que cet étrange élève vous tombera sur les bras un de ces jours ; il ne chante en ce moment ni plus ni moins qu’un soufflet crevé ou le gond rouillé d’une porte, parce que sa voix reste en dedans. Mais quant à en avoir une, il l’a très positivement ; il a un ténor malléable, onctueux, puissant, charmant, un ténor de quatre cent mille francs ; je n’ai pu en juger, mais c’est certain, il m’en a donné sa parole d’honneur. Faites-le sortir.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 20 mai 2009.

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