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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 10 JANVIER 1841 [p. 1-3].

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Début de Mlle Heinefetter dans la Juive. — Concerts.

    La critique musicale s’occupe beaucoup depuis quelques jours de l’influence et des prétentions des chanteurs ; question grave en effet, dont nous n’avons pu, en la soulevant le mois dernier, qu’indiquer les conséquences les plus immédiates, mais qui menace, si on ne trouve promptement le moyen de la résoudre, l’existence tout entière de nos théâtres lyriques. Le mal est arrivé à ce point que chacun se demande à cette heure par quels moyens une étincelle de vie pourrait encore leur être conservée. Est-ce par une multitude d’ouvrages nouveaux se succédant à intervalles toujours plus rapprochés, qu’on parviendra à attirer le public, à exciter sa curiosité, à ranimer son intérêt ? L’exemple de l’Opéra-Comique est là pour prouver le contraire. Les bonnes partitions comme les drames saisissans et originaux, doivent être rares, ils le deviennent de plus en plus. A force de reproduire de cent mille façons les sept ou huit situations admissibles au théâtre, à force de tailler des cavatines, des duos, des chœurs, des morceaux d’ensemble sur un patron depuis long-temps usé, le public chaque jour trompé dans son attente, déçu dans son espoir le plus légitime, commence à ne plus croire à la possibilité des bons ouvrages ; il ne tardera pas à dire que l’art est à bout de ses ressources ; et déjà il apporte en arrivant à une première représentation, la moitié de la somme d’ennui, de dégoût et de découragement qu’il doit, presque à coup sur, emporter complète en sortant.

    Le nombre des situations dramatiques est borné, disons-nous, on le sait ; les hommes d’esprit, d’invention et de génie même ne peuvent qu’en varier l’enchaînement, en déguiser plus ou moins la physionomie par des détails ; c’est un fait, il n’y a plus qu’à s’y résigner.

    L’art musical est bien plus riche, à cause de sa jeunesse, de sa grande complexité et surtout à cause de la liberté illimitée qu’on lui a disputée avec acharnement pendant des siècles, mais que sa nature même devait lui donner tôt ou tard et qui lui est acquise aujourd’hui. L’émancipation complète de la musique est récente autant qu’incontestable. Le public même le comprend et n’en doute plus. C’est donc vers elle qu’il se tourne avec plus de confiance pour demander ces fraîches et puissantes émotions qu’il n’espère guère des autres arts et dont il a une soif toujours plus ardente.

    Cette confiance faiblit cependant, il faut bien l’avouer. Finira-t-elle par s’éteindre ? Espérons mieux ; toutefois il est permis de s’alarmer. Le public inexpérimenté suit de fort loin le public musical, le public artiste ; mais il le suit dans le fait, et il arrive enfin tôt ou tard au point où son guide l’a devancé. Alors il s’écrie avec une force imposante comme la voix des masses : L’ennui ! l’ennui ! l’ennui ! toujours les mêmes sensations ! toujours la même musique ! toujours les mêmes airs, la même mélodie, la même instrumentation, les mêmes rhythmes, les mêmes coupes périodiques ! toujours les mêmes modulations ramenées au même endroit de la même manière ! toujours la même physionomie de l’ensemble ! toujours le même aspect des détails : toujours les mêmes conditions imposées aux compositeurs ! Nous avancions, l’art est resté immobile ! Nous venons de l’atteindre ! manque-t-il donc de force pour se mouvoir ? Qui le retient ? — Ah ! qui le retient ! On peut le dire : c’est un peu ce même public d’abord, qui n’a consenti à marcher avec lui que sur une route battue et dès longtemps creusée de profondes ornières, sans s’apercevoir qu’elle suivait une ligne circulaire qui devait infailliblement le ramener à son point de départ. Qui le retient ? c’est la timidité peut-être excusable des administrateurs qui redoutent les suites d’innovations trop brusques et trop hardies. C’est aussi la rareté des artistes pionniers, assez courageux pour oser marcher seuls quelque temps, assez forts pour ouvrir le passage, assez persévérans pour appeler sur leurs traces et attendre la foule, assez patiens pour ne répondre aux reproches des voyageurs fatigués, à leurs injures même, que par l’assurance de prochaines et belles découvertes, assez sagaces pour ne point s’égarer et pour reconnaître au ciel, durant Ïes nuits étoilées, l’astre ami qui les guide. Qui le retient ? ce sont encore les exécutans, qui toujours prêts à accabler du reproche de vétusté et de pâleur les productions récentes qui leur sont soumises, n’en sont pas moins, par une étrange contradiction, armés contre elles d’une sévérité instinctive et aveugle, dès qu’elles présentent quelques formes inconnues, quelques lueurs nouvelles, quelques difficultés qui exigent pour être vaincues, le concours de la réflexion, du travail et du talent. Qui le retient ? C’est surtout l’ambition excessive de quelques chanteurs. Ceux-là ne voient dans l’art que de l’or et des couronnes ; et le moyen qui leur paraît le plus propre à les obtenir promptement est pour eux le seul qu’il faille employer. Ils ont remarqué que certaines formules mélodiques, certaines vocalisations, certains ornemens, certains éclats de voix, certaines terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété d’exciter instantanément des applaudissemens tels quels, cette raison leur a paru plus que suffisante pour en désirer l’emploi, pour l’exiger même dans leurs rôles, en dépit de tout respect pour l’expression, la pensée et la dignité du style, et, par contre, pour se montrer hostiles aux productions d’une nature plus indépendante et plus élevée. Ils connaissent l’effet des vieux moyens qu’ils emploient habituellement, ils ignorent celui des moyens nouveaux qu’on leur propose et ne se considérant point comme des interprètes désintéressés dans la question, dans le doute ils s’abstiennent autant qu’il est en eux. Déjà la faiblesse de quelques compositeurs en donnant satisfaction à leurs exigences, a pu leur faire rêver l’introduction dans nos théâtres des mœurs musicales de l’Italie. Mais ce but auquel ils ont toujours tendu, ils ne l’atteindront pas. 

    Le maître, c’est le maître ; ce nom n’a pas injustement été donné au compositeur. C’est sa pensée qui doit agir entière et libre sur l’auditeur, par l’intermédiaire du chanteur ; c’est lui qui dispense la lumière et projette les ombres ; c’est lui qui est le roi et répond de ses actes ; il propose et dispose ; ses ministres ne doivent avoir d’autre but et ambitionner d’autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans, et en se plaçant exactement à son point de vue, d’en assurer la réalisation.

    Il n’en est pas tout à fait ainsi, mais cela doit être et cela sera.

    Pourtant, rien de plus étrange que l’accroissement démesuré, à peine croyable, de l’importance accordée à certains virtuoses chantans, depuis la fondation de notre grand Opéra, mis en regard de celle qu’on n’a osé refuser aux compositeurs. Je rougis d’entrer dans de pareils détails ; mais puisque tout se résout en argent dans les affaires théâtrales, il faut bien les faire connaître car c’est dans l’intérêt de l’art d’abord, des administrations ensuite, et des artistes eux-mêmes qui ont tout à perdre dans la ruine des théâtres que nous voudrions pouvour conjurer.

    Sous Louis XIV, qui créa l’Académie royale de Musique, quand les premiers sujets avaient un revenu annuel de quatre mille francs, les droits d’auteur, pour une grande partition, étaient de cent francs. Aujourd’hui ces mêmes droits sont portés, pour les quarante premières représentations seulement, à deux cent cinquante francs ; et s’ils avaient suivi la progression monstrueuse dont nous avons un exemple dans le traitement de cent mille francs que touche Duprez, par exemple, ils devraient être arrivés au taux de deux mille cinq cents francs ; somme réellement incompatible avec les dépenses nécessaires à l’exécution et à la mise en scène du plus mince opéra.

    Sans doute cet exemple de la fortune vocale est unique ; mais il éveille et entretient chez tous les autres artistes des espérances et des ambitions proportionnées au mérite que chacun croit avoir ou possède réellement. — Le premier ténor a cent mille francs, pourquoi le second n’en aurait-il pas cinquante ? De là à l’absurde, à l’impossible, il n’y a qu’un pas.

    Et en divisant par fragmens de si énormes sommes, on arrive à ce curieux résultat :

    Le premier ténor, aux appointemens de 100,000 fr., jouant à peu près sept fois par mois, et figurant en conséquence dans quatre-vingt-quatre représentations par an, touche donc un peu plus de 1100 fr. par soirée. Maintenant, supposons un rôle composé de onze cents notes ou syllabes, ce sera 1 fr. par syllabe. Ainsi, dans Guillaume Tell :

Ma (1 fr.) présence (3 fr.) pour vous est peut-être un outrage (9 fr.)
    Mathilde (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous)
Ont osé jusqu’à vous se frayer un passage ! (13 fr.)

Total, 34 fr. — Vous parlez d’or, monseigneur !

    Etant donnée une prima donna réduite aux misérables appointemens de 40,000 fr., la réponse de Mathilde revient nécessairement à meilleur compte (style du commerce), chacune de ses syllabes n’allant que dans les prix de huit sous ; mais c’est encore assez joli.

« On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l’on partage (2 fr.)
Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais. (32 s.) »

Total, 8 fr.

    Allons, franchement, convenons que s’il est agréable d’avoir du ridicule de cette façon, les dieux et les déesses du chant en ont pour leur argent.

    Oui, nous rions, mais les théâtres paient ; et ils paieront tant qu’un beau jour, leur caisse, se trouvant vide, il faudra les fermer, les fermer tous, et les immortels devront se  résoudre à donner des leçons de solfége (ceux qui le savent) ou à chanter sur les places publiques avec une guitare, quatre bouts de chandelle et un tapis vert. Et c’est peut-être seulement alors qu’on pourra reconstruire sur des bases plus solides et mieux proportionnées l’édifice musical, dont l’art et nos mœurs, après tout, ne peuvent se passer.

    En attendant, parlons du début de Mlle Heinefetter, cette jeune déesse dont l’admission dans l’Olympe est l’objet de tant de controverses passionnées. On ne peut faire un pas ces jours-ci sans être accablé de questions à son sujet. — « A-t-elle réussi ? — Oui. — Est-elle grande ? — Oui. — A-t-elle de beaux yeux ? — Oui. — Est-elle aussi belle qu’on le dit ? — Ah ! ceci… (mais n’importe) oui. — Sa voix est-elle grande, forte et pure comme on l’assure ? — Mmmmais… — Comment, mais  — Allons, oui. — Chante-t-elle juste ? — Oui, très souvent. — Vous raillez, je crois ; allez, vous êtes un Myrmidon, un Dolope ; vous n’avez ni yeux, ni goût, ni oreille, ni sensibilité, ni rien. Vous méritez bien d’être condamné aux chants forcés de vos Françaises ! — Vous avez donc entendu la débutante ? — Oui, certes ! — Eh bien ! en ce cas, que me demandez-vous ? — Je voulais savoir si vous êtes de la cabale organisée contre Mlle Heinefetter ; à présent j’en suis sûr. — Grand merci ! » Sans tenir compte de tous ces enfantillages, disons la vérité.

    Mlle Heinefetter, selon moi, avait un mezzo-soprano dont on a voulu extraire un soprano franc ; de là un travail excessif des cordes supérieures qui les a rendues faciles et sonores, il est vrai, jusqu’au si et à l’ut aigus, mais qui me semble avoir donné pour le moment à l’ensemble de sa voix une tendance à monter qui amène souvent des intonations douteuses ; défaut grave contre lequel la jeune cantatrice doit se tenir en garde. Il a nui à quelques parties de son exécution le premier jour ; mais la peur qu’inspire aux débutans cette immense salle de l’Opéra, pleine de spectateurs attentifs, pouvait en être la cause, et il a déjà disparu en partie à la seconde représentation. Je recommande spécialement à l’attention de Mlle Heinefetter la phrase de sa romance du second acte : « J’ai pu tromper les yeux d’un père », l’ut bémol, le mi et surtout le sol bémol qui s’y trouvent sont toujours un peu hauts. La gamme du medium de à est sonore et d’un beau timbre ; c’est un précieux avantage, les voix douées d’un bon medium sont singulièrement rares. Et c’est là qu’on chante cependant. Le si grave n’est pas tout-à-fait aussi plein que la sonorité du et de l’ut pourrait le faire croire ; il est néanmoins d’un bon caractère, et je crois que Mlle Heinefetter pourrait même donner le la. Quant aux sons de l’extrémité supérieure, bien qu’ils aient un peu l’air d’appartenir à une voix acquise par un exercice obstiné, leur pureté est incontestable, et ils ne manquent ni de force ni d’éclat ; le si bémol entre autres a un timbre cristallin, délicieux. La méthode de Mlle Heinefetter est simple et correcte ; son style pourrait acquérir encore plus de largeur ; il ne manque pas d’élégance. Elle n’abuse pas des ornemens ; elle a ce genre de sensibilité qui, pour être excitée, a besoin d’une impulsion étrangère ; une situation dramatique la fait ressortir, l’imagination de l’artiste ne suffirait pas à la mettre en jeu. Mlle Heinefetter a plus d’aisance en scène qu’on n’avait droit de l’espérer ; mais, autant que je puisse m’y connaître, il me semble qu’elle se préoccupe trop (comme presque tous les débutans, au reste) de multiplier les effets et les gestes. Ainsi dans la romance « Il va venir, » elle veut établir une distinction que je crois outrée entre les yeux d’un père et ceux d’un Dieu sévère. Il n’y a pas besoin de lever le bras et de montrer le ciel en parlant de Dieu. Rachel en ce moment n’agit pas, elle médite, elle lutte avec sa passion, elle est seule avec ses désirs et ses remords ; l’attitude, l’expression du visage et les accens de la voix doivent suffire ; le reste est de trop. Elle pourrait aussi modérer ou déguiser l’agitation que donne à sa poitrine et à ses traits la fréquence des mouvemens respiratoires, lorsque troublée par la passion elle se tait en écoutant ses interlocuteurs ; c’est naturel, sans doute, mais la grâce y perd beaucoup ; il semble qu’elle veuille trop montrer qu’elle est émue. Une observation qui se rattache à celle-ci me reste à lui faire : pour donner une expression plus désolée à son chant, elle jette quelquefois la note comme un sanglot, d’où il résulte une sorte de claquement du son qu’il vaut mieux éviter. La débutante s’est montrée avec plus d’avantages que partout ailleurs dans la belle, très belle cavatine en ré bémol du trio du second acte. La stretta du même morceau laisse encore à désirer ; l’élan pourrait en être mieux réglé, et l’impétuosité n’en sera jamais plus saillante que lorsque les chanteurs sauront l’allier à une rigoureuse précision de la mesure. Un des morceaux qu’elle a le mieux chantés c’est le duo du quatrième acte. Au cinquième, c’est l’actrice surtout qu’on a applaudie. Elle dit fort dramatiquement la fameuse exclamation : « Mon père ! j’ai peur ! » On voit que Mlle Heinefetter donne de grandes espérances. Mais qu’elle travaille avec ardeur, sans se laisser séduire par des éloges outrés et un succès violent, sans se laisser effrayer par toutes ces petites rivalités qu’un début brillant fait toujours naître, et un bel avenir lui est réservé. Je réitère mes recommandations pour la justesse. Chanter haut est ce que je connais en musique de plus terrible pour l’auditeur ; il n’y a pas de qualités, si puissantes et exquises qu’elles soient, qui ne disparaissent devant le déchirant éclat de ce défaut.

    Mme Gras-Dorus a parfaitement secondé sa jeune émule ; sa brillante vocalisation est aujourd’hui plus parfaite que jamais. Marié, très souffrant le premier jour, s’est un peu relevé à la second représentation, principalement dans l’andante de son grand air :

Rachel, quand du Seigneur la grâce tutélaire.

Il a été moins heureux dans l’allegro. Je ne connais rien de touchant et de pathétique comme la phrase incidente de ce morceau :

Mais j’entends une voix qui me crie :
Sauvez-moi du sort qui m’attend !
Je suis jeune et je tiens à la vie ;
O mon père, épargnez votre enfant !

    Le cinquième acte est d’une sombre et magnifique couleur ; le chœur, sans accompagnement des Pénitens noirs, au moment de l’exécution, contient des successions harmoniques dont la sinistre gravité m’a toujours fait frissonner. C’est grandement beau.

    — A présent, quelques mots sur les concerts.

    La matinée musicale du Ménestrel a mis en vogue une foule de romances de tous les styles et de toutes les dimensions, grâce aux talens réunis de Mmes Dorus-Gras, d’Hennin, de MM. Ponchard, Inchindi, Roger et Chaudesaigues. Parmi les instrumentalistes, on a remarqué les frères Dancla, l’agile pianiste Litolff, et surtout Dorus, le premier virtuose que je connaisse sur la flûte. Il est impossible de réunir une justesse plus irréprochable à une meilleure qualité de sons, une expression plus naturelle et plus vraie à une rapidité plus éblouissante dans les traits ; Dorus, sans la moindre peine apparente, rend charmantes d’inextricables difficultés. Il fait cela comme chantent les rossignols et les fauvettes ; je doute qu’on l’ait surpassé quelque part.

    Pourquoi donc, au milieu de ces nombreuses ballades, romances et chansonnette dont le Ménestrel a chargé le programme de son concert, n’a-t-on vu figurer aucune de celles qui font la vogue de l’album (ah bon ! me voilà pris ! j’avais juré que les albums…..) qui font, dis-je, la vogue de l’album de Mme Molinos-Laffitte ? On parle beaucoup de ces jolies compositions.

    Et les matinées de Batta ! là il y a une foule, une cohue d’hommes distingués, littérateurs, artistes, philosophes, militaires ! On monte sur les tables, on s’assied sous le piano, les exécutans ont à peine l’espace nécessaire pour jouir de la liberté de leurs mouvemens ; d’où il suit que la sonorité du local n’est pas excessive et que, malgré la chaleur des enthousiasmes qu’on y voit éclater, cela ressemble un peu à un concert donné dans une boule de neige.

    C’est Beethoven et ses sublimes trios, Schubert et ses Lieder qui règnent là exclusivement ; l’admirable violoncelliste est parfaitement secondé par son frère Laurent Batta, dont le jeu ferme et sûr et l’intelligence musicale donnent toute sa valeur à la partie de piano. Ce jeune homme a fait depuis l’an dernier de remarquables progrès. Un morceau intitulé les Accords, et composé pour le violoncelle par A. Batta, a fait grande sensation à la première de ces séances, il est tiré des Etudes dramatiques dédiées par l’auteur à Liszt. (A propos de Liszt, il a fait aussi son Album ; mais le sien n’est pas du même genre que….. les autres. Essayez un peu de cueillir ses Fleurs mélodiques des Alpes, et vous trouverez là un parfum que très probablement ne vous était point encore connu.) Je reviens à l’étude originale dans laquelle A. Batta a réuni toutes les combinaisons de traits, de chant, d’arpéges, de double corde qu’on puisse obtenir du violoncelle ; les effets de l’orgue y sont imités avec un incroyable bonheur. Sans doute les difficultés énormes dont cette fantaisie est semée en font une chose curieuse à entendre et curieuse à étudier sous le rapport du mécanisme de l’instrument. Mais ce qu’il faut dire aussi, c’est que le tissu harmonique en est excellent, que les idées en sont neuves, et qu’une œuvre pareille fait le plus grand honneur à Batta comme compositeur.

    Il s’agit ensuite d’un tout petit concert auquel assistait pourtant une des grandes célébrités dans l’art du piano, M. Cramer. Mlle Veny, dont les jeunes doigts n’avaient point encore en public parcouru le clavier, y a été fort applaudie. Elle manque un peu de nerf ; mais dans trois ans on n’aura pas le même reproche à lui faire. Ce jour-là Wartel a chanté d’une façon vraiment remarquable deux mélodies de Schubert. La première surtout, dont l’expression est tendre et le mouvement lent, a fait voir tout ce qu’on peut aujourd’hui attendre de lui pour la musique intime. C’est très bien compris et très bien rendu. Seulement je l’engage à ne pas souligner, comme il le fait, chaque mot, chaque nuance d’expression. Il chante trop en italiques.

    Hauman, secondé du vigoureux orchestre que dirige d’une main si ferme M. Fessy, se fera entendre encore mercredi prochain dans la salle Vivienne. Je ne connais pas  la composition du programme ; mais ceci me suffit ; j’y serai ; mille personnes y seront.

    — Je vais prendre la pédale et finir par une cadence plagale à propos d’un orgue ; car il faut signaler à l’attention des connaisseurs celui que MM. Daublaine et Collinet viennent de construire pour l’ancienne cathédrale de Vienne.

    C’est une innovation pour cette partie de la France que l’introduction des orgues dans les églises. Jusqu’à présent le diocèse de Lyon en avait repoussé l’usage et, par suite, toute amélioration dans la musique sacrée. Mais depuis quelque temps le clergé semble vouloir revenir de ses préventions et seconder le mouvement des esprits qui tend à populariser l’enseignement de la musique. Des chœurs s’organisent dans plusieurs églises, les orgues se multiplient, et sous ce dernier rapport la maison Daublaine-Collinet a été d’une grande utilité. Soixante-dix ouvriers de tous pays sont maintenant occupés dans ce grand établissement à construire des orgues, grandes et petites, pour les riches comme pour les pauvres églises. Divers perfectionnemens ont été récemment apportés dans la construction de ces instrumens. Une plus grande variété dans les jeux, une puissance double dans les sons, un mécanisme plus précis, plus facile, un mode de soufflerie plus parfait, les effets de crescendo et decrescendo, tels sont les améliorations introduites dans le système de construction des orgues, et dont on est redevable en partie aux habiles facteurs que nous venons de citer.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er février 2014.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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