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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 19 MAI 1859 [p. 1-2].

REVUE MUSICALE.

    J’ai de véritables remords d’avoir tant tardé à faire le récit des événemens qui viennent d’avoir lieu dans le monde musical de Paris. Le public, à coup sûr, est dans une mortelle impatience de les connaître, il n’a pas d’autre souci, c’est la préoccupation de ses jours et de ses nuits. En effet, qui pourrait l’intéresser aujourd’hui autant que les actes de nos théâtres lyriques et les évolutions de nos donneurs de concerts ? Ce sont là les affaires sérieuses. Eh bien ! réparons le temps perdu ; le barrage du ruisseau musical a produit un effrayant résultat. L’écluse est pleine, elle commence à déborder, les digues vont crever. Garde à vous ! je vais donner passage au torrent ; le voilà qui part. Ecoutez un opéra, deux opéras, trois opéras nouveaux, un, deux, trois, quatre, neuf, dix-huit, trente-quatre concerts. Tant pis pour les lecteurs qui ne savent pas nager, l’inondation est imminente, malheur aux imprudens !

Théâtre-Lyrique.

1re représentation d’Abou-Hassan, opéra en un acte, du jeune Weber, et de l’Enlèvement au sérail, opéra en deux actes, du jeune Mozart.

    C’est assez dire que sur les trois opéras nouveaux il y en a au moins deux d’anciens, de très anciens. Abou-Hassan est une sorte de Turc amoureux d’une sorte de jeune Turque ; il a mauvaise tête et bon cœur, dit-on ; il fait des dettes. On lui donne de l’argent ; au lieu de l’employer à satisfaire ses créanciers, il achète des présens pour sa belle. Il faut payer enfin ; il ne le peut. Or le pacha son maître a pour habitude de donner 1,000 piastres (je ne suis pas sûr de l’espèce de la monnaie) pour les funérailles de chacun de ses serviteurs. Abou-Hassan imagine de contrefaire le mort. Sa maîtresse (c’est peut-être bien sa femme) rivalise de zèle avec lui, et contrefait la morte. Le pacha aura donc à donner deux mille piastres. Cette somme tirera d’affaire nos amoureux. Mais le pacha découvre la ruse, il en rit, il est désarmé, il pardonne. Les amans ou les époux ressuscitent. Tout le monde est content. N’est-ce pas charmant ?

    Weber avait dix-sept ans quand il écrivit la partition de cette pièce ingénieuse. On dit même que M. Meyerbeer l’aida tant soit peu dans son travail, mais qu’il n’avait alors, lui, que seize ans et demi. De sorte que l’auteur des Huguenots est aujourd’hui dans l’impossibilité la plus absolue de reconnaître les morceaux dont il a orné l’œuvre de son ami, et que si quelque vieux bibliophile venait lui dire avec assurance : « Cet air est de vous », il serait capable de faire la réponse du bon La Fontaine, à qui on désignait un petit jeune homme comme son fils, et qui répliqua : « C’est bien possible ! »

    Tant il y a que la partition d’Abou-Hassan contient plusieurs drôleries fort jeunes, d’assez bonne tournure, entre autres un air que Meillet a supérieurement chanté, et qu’on a redemandé avec de grandes acclamations. Meillet d’ailleurs joue son rôle tout entier avec entrain et une verve de bon goût. Il y a obtenu un succès complet de chanteur et d’acteur.

    L’opéra de l’Enlèvement au sérail est beaucoup plus vieux que celui d’Abou-Hassan, et Mozart, lorsqu’il l’écrivit, n’avait peut-être pas encore dix-sept ans. Les personnes désireuses de savoir au juste ce qu’il en est peuvent consulter le livre de M. Oulibicheff, un Russe qui savait à quelle heure précise l’auteur de Don Giovanni écrivit la dernière note de telle ou telle de ses sonates pour le clavecin, qui tombait pâmé à la renverse en entendant deux clarinettes donner l’accord de tierce majeur (ut mi) dans l’orchestre du premier venu des opéras de Mozart, et qui se levait indigné si ces deux mêmes clarinettes faisaient entendre les deux mêmes notes dans le Fidelio de Beethoven. M. Oulibicheff a conservé toute sa vie un doute cruel, il n’était pas bien sûr que Mozart fût le bon Dieu…

    L’Enlèvement est précédé d’une petite ouverture en ut majeur, d’une impayable naïveté et qui a produit peu de sensation ; c’est à peine si le parterre y a pris garde. Cela fait, ne vous en déplaise, l’éloge du parterre ; car en vérité, si tant est qu’on puisse dire à peu près la vérité là-dessus, le père Léopold Mozart, au lieu de pleurer d’admiration, comme à l’ordinaire, devant cette œuvre de son fils, eût mieux fait de la brûler et de dire au jeune compositeur : « Mon garçon, tu viens de produire là une ouverture bien ridicule ; tu as dit ton chapelet avant de la commencer, je n’en doute pas, mais tu vas m’en faire une autre, et cette fois tu diras ton rosaire pour obtenir des saints qu’ils t’inspirent mieux. » Raca ! abomination ! blasphème ! vont s’écrier tous les Oulibicheff, en déchirant leurs vêtemens et en se couvrant la tête de cendres, blasphème ! abomination ! raca ! — Holà ! calmez-vous, hommes vénérables, ne déchirez pas vos vêtemens, couvrez-vous la tête de poudre à poudrer, s’il vous plaît, mais non de cendres, car il n’y a pas de blasphème ni d’abomination dans l’énoncé de notre opinion ; il est aujourd’hui tout à fait prouvé que Mozart, à quinze ans surtout, n’était pas le bon Dieu. Sachez en outre que nous l’admirons plus que vous, que nous le connaissons mieux que vous, mais que notre admiration est d’autant plus vive qu’elle n’est le résultat ni d’impressions puériles ni d’absurdes préjugés.

    La pièce de l’Enlèvement est encore une pièce turque. Il y a l’éternelle esclave européenne qui résiste à l’éternel pacha. Cette esclave a une jolie suivante ; elles ont l’une et l’autre de jeunes amans. Ces malheureux s’exposent à se faire empaler pour délivrer leurs belles. Ils s’introduisent dans le sérail, ils y apportent une échelle, voire même deux échelles.

    Mais Osmin, un magot turc, homme de confiance du pacha, déjoue leurs projets, enlève une des échelles, arrête les quatre personnages et va les livrer à la fureur du pal, quand le pacha, qui est un faux Turc d’origine espagnole, apprenant que Belmont, l’amant de Constance, est le fils d’un Espagnol de ses amis qui jadis lui sauva la vie, se hâte de délivrer nos amoureux et de les renvoyer en Europe, où il est probable qu’ils ont ensuite beaucoup d’enfans.

    C’est aussi fort que cela.

    Vous dire que Mozart a écrit là-dessus une mervelle d’inspiration serait encore plus fort. Il y a une foule de jolis petits morceaux de chant sans doute, mais aussi une foule de formules qu’on regrette d’autant plus d’entendre là que Mozart les a encore employées plus tard dans ses chefs-d’œuvre, et qu’elles sont aujourd’hui pour nous une véritable obsession.

    En général la mélodie de cet opéra est simple, douce, peu originale ; les accompagnemens sont discrets, agréables, peu variés, enfantins ; l’instrumentation est celle de l’époque, mais déjà mieux ordonnée que dans les œuvres des contemporains de l’auteur. L’orchestre contient souvent ce qu’on appelait alors la musique turque, c’est-à-dire la grosse caisse, les cymbales et le triangle, employés d’une façon toute primitive. En outre, Mozart y a fait usage d’une petite flûte quinte, en sol (dite en la à l’époque où les flûtes ordinaires étaient appelées en ré). Quelquefois cet instrument y est réuni en trio aux deux grandes flûtes.

    Si le premier air d’Osmin portait le nom d’un compositeur vivant, on aurait le droit de le trouver assez dépourvu d’intérêt ; si les trois couplets chantés ensuite par ce personnage étaient dans le même cas, à coup sur on ne les eut pas bissés. Le chœur, avec accompagnement de musique turque, a le caractère indiqué par le sujet. Le duo à six-huit entre Osmin et la suivante, peu coloré, peu saillant, contient beaucoup de notes aiguës que le soprano doit lancer à ses risques et périls, et d’un effet assez disgracieux. L’allegro de l’air suivant offre une fâcheuse ressemblance avec l’air populaire parisien, En avant, Fanfan la Tulipe ! que Mozart, à coup sûr, n’a jamais connu. Il faut donc retourner la phrase, faire du blâme un éloge, et dire : Le pont-neuf populaire parisien a l’honneur de ressembler au thème d’un allegro de Mozart.

    L’air de Belmont, au contraire, est mélodieux, expressif, charmant. Le quatuor, d’une naïveté extrême, prend vers la coda un peu d’animation, grâce à l’intervention d’un trait de violon rapide. Une marche avec sourdines termine bien le premier acte.

    L’air de la soubrette est malheureusement entaché de ces traits et de ces vocalisations grotesques employés par Mozart, même dans ses plus magnifiques ouvrages. C’était le goût du temps, dira-t-on ; tant pis pour le temps et tant pis pour nous maintenant. Mozart, à coup sûr, eût mieux fait de consulter son goût à lui. La partie de soprano de ce morceau est d’ailleurs écrite trop constamment dans le haut. Ce défaut dut être moins sensible à l’époque où le diapason était d’un grand demi-ton plus bas que le diapason actuel.

    Les couplets fort plaisans chantés par Battaille et Froment ont eu les honneurs du bis. L’air en d’Osmin qui leur succède offre cette particularité, très remarquable chez Mozart, d’un thème rhythmé de trois en trois mesures, suivi d’une phrase rhythmée de quatre en quatre. Mozart lui-même ne croyait donc pas qu’il fût insensé de rhythmer une mélodie autrement que dans la forme dite carrée ?… Tout un système se trouve dérangé par ce fait. Le rôle de Belmont contient encore une gracieuse romance ; la chanson du signal, avec son accompagnement de violons en pizzicato, est piquante ; mais, à mon sens, le meilleur morceau de la partition serait le duo entre Constance et Belmont, qui la termine. Le sentiment en est fort beau, le style beaucoup plus élevé que tout ce qui précède, la forme plus grande, et les idées en sont magistralement développées.

    L’Enlèvement, au dire de presque tous nos confrères de la critique musicale, a été exécuté au Théâtre-Lyrique avec la plus scrupuleuse fidélité. On a seulement mis en deux actes la pièce qui était en trois, interverti l’ordre de succession de quelques morceaux, retiré un grand air du rôle de Mlle Meillet pour le faire passer dans celui de Mme Ugalde, et placé entre les deux actes la fameuse marche turque si connue des pianistes qui jouent Mozart.

    Allons ! à la bonne heure ! voilà ce qu’on doit appeler une scrupuleuse fidélité !… Battaille, qui débutait dans le rôle d’Osmin, l’a chanté d’une façon très remarquable et joué avec beaucoup d’humour. Sa voix de basse est dans toute sa beauté et atteint sans efforts aux sons graves qui se rencontrent si souvent non seulement dans les duos, mais aussi dans les airs et couplets nombreux écrits pour ce personnage. L’un de ces morceaux descend au contre-ré. Battaille a été accueilli en artiste aimé, qu’on est heureux de revoir.

    Michot est très bien placé dans le rôle de Belmont, qu’il chante avec expression et une simplicité de bon goût. Froment fait bien valoir aussi le peu de musique contenu dans le sien.

    Mme Meillet est une Constance élégante, distinguée, dont la voix de soprano pure et étendue semble avoir depuis peu acquis plus de corps et de force. Elle a dit d’une façon dramatique et dans un excellent style le grand duo de la fin. Mme Meillet évidemment aborderait avec succès les rôles dramatiques caractérisés, qu’elle n’a pu encore trouver dans le répertoire du Théâtre-Lyrique.

    Mme Ugalde exécute avec adresse et une audace heureuse les vocalisations ingrates dont les morceaux du rôle de Blondine sont hérissés ; cette quantité de sons aigus doit la fatiguer pourtant, et puisqu’on a pris le parti de respecter la partition de Mozart autant que je l’ai dit tout à l’heure, on aurait peut-être dû pousser la fidélité jusqu’à baisser certains airs d’un demi-ton, les ramenant ainsi à l’ancien diapason pour lequel ils furent composés. Mais on n’est pas parfait. On jette toujours beaucoup de bouquets à Mme Ugalde, et on les jette toujours mal. Il y a quelque chose là-dessous.

    Les paroles de l’Enlèvement ont été traduites de l’allemand et ajustées (c’est l’expression reçue) par M. Pascal, jeune compositeur à qui le Théâtre-Lyriquye doit un petit ouvrage, le Roman de la Rose.

Théâtre de l’Opéra-Comique.

Première représentation du Diable au moulin, opéra-comique en un acte, de MM. Cormon et Michel Carré, musique de M. Gevaert.

    Shakespeare a fait une comédie intitulée The Taming of the shrew, que nos traducteurs appellent la Méchante mise à la raison.

    On dit en français adoucissement pour exprimer l’action d’adoucir ; si l’on pouvait aussi exprimer l’action de dompter par un seul mot, on pourrait traduire le titre de la pièce de Shakespeare par « Le domptement de la mégère. »

    Catarina, en effet, est une vraie furie, et le jeune Petruchio ne parvient à la corriger, à la dompter qu’en se montrant plus insolent, plus impérieux, plus emporté, plus intraitable qu’elle. Mais Shakespeare ne borne pas là la tâche du jeune homme. « Je l’apprivoiserai, dit Petruchio, comme on apprivoise les milans, en la privant de manger et de dormir. »

    A peine Catarina, fascinée par la volonté de Petruchio, a-t-elle épousé cet enragé, que celui-ci lui ordonne de monter à cheval et de le suivre à sa maison de campagne. Il saute en croupe derrière elle, s’arrange pour que le cheval les culbute dans un fossé, et la laisse se relever comme elle peut, sans même lui tendre la main. En arrivant à sa villa, Petruchio soufflette les valets et les femmes de chambre, trouve détestable le souper de noces qu’on lui a préparé. « Ne mange pas cela, Catherine, c’est brûlé, c’est d’un goût atroce. Emportez tout, misérables ! » Et comme on tarde à enlever les mets, il jette à bas la table, lance les bouteilles et les plats par la fenêtre. Catherine a beau protester qu’elle meurt de faim et que le souper lui semble fort appétissant, elle ne mangera pas. Même scène dans la chambre nuptiale ; le lit est mal fait, les draps sont humides ; on ne peut coucher dans un tel réduit. « Allons au jardin, il fait clair de lune ! Viens, Catherine, et au jour nous retournerons chez ton père. » Et tant et tant, que la pauvre diablesse, exténuée, mourante de faim et de sommeil, finit par pleurer à sanglots et implore la pitié de son tyran.

    Le milan est apprivoisé, la mégère est domptée, la méchante est mise à la raison.

    M. Etienne, je crois, fit autrefois, avec cette pièce très bien faite, une comédie, la Jeune femme colère, pour le Théâtre-Français. L’on dit alors : La Jeune femme colère, comédie de M. Etienne. Plus tard à Saint-Pétersbourg, on arrangea cette comédie en opéra-comique, Boïeldieu, alors maître de chapelle de l’empereur de Russie, la mit en musique, et l’on représenta pour la première fois le 18 avril 1805, au théâtre de l’Hermitage, la Jeune femme colère, musique de Boïeldieu, poëme de M. Claparède.

    Un compositeur italien écrivit aussi une Cappriciosa corretta, libretto dal signor… Enfin on vient de nous donner le Diable au moulin, qui n’est autre que la pièce de Shakespeare dont les deux rôles principaux sont intervertis. Le meunier de ce moulin est le jeune homme colère, il a le caractère de Catarina, et sa fiancée le corrige, le dompte, l’apprivoise, en exagérant son défaut, en jouant le rôle de Petruchio, mais sans aller pourtant jusqu’à le faire mourir de faim et de sommeil. Et l’on dit : le Diable au moulin, opéra-comique en un acte de MM. Cormon et Michel Carré. Tout le monde ainsi est auteur de the Taming of the shrew, excepté Shakespeare.

    Le Diable au moulin est très gai, très amusant (je le crois bien !), la musique dont M. Gewaert l’a orné est vive et animée, le dialogue est animé et vif, les deux rôles principaux sont joués avec beaucoup de vivacité et d’animation par Mocker et par Mlle Lefebvre, et dans ceux des deux domestiques du moulin, Mlle Lemercier et Ponchard ne manquent ni d’animation ni de vivacité.

    La partition du Diable au moulin, a une ouverture, malheureusement. Mais elle contient aussi de charmans couplets accompagnés du plus joli petit orchestre, un duo bien en scène et fort piquant, une chanson franchement joviale, un quintette et un quatuor bien conduits et d’une excellente intention dramatique. Ce petit ouvrage, dont le succès a été complet, variera fort agréablement le répertoire ; il y a diablement d’opéras de ce genre, prônés, joués, chantés en tous lieux, qui ne valent pas le Diable….. au moulin.

Concerts.

    Celui de M. Sauzay, par la composition du programme, se recommandait spécialement à l’attention des admirateurs intelligens des chefs-d’œuvre anciens. M. Sauzay, virtuose et compositeur distingué, ne tombe pas à la renverse d’admiration en entendant deux clarinettes donner l’accord de tierce majeure dans une œuvre de Gluck ou de Mozart, mais il adore avec son cœur, son âme, tout son esprit et tout son jugement et son bon sens aussi, toutes les choses adorables que les vrais dieux de notre art nous ont léguées. Il s’était encore une fois proposé d’en mettre en lumière quelques unes : il avait engagé un petit orchestre exquis qu’il a dirigé avec le plus grand talent, et des virtuoses tels que M. Franchomme, Dorus, Mas, Delsarte, Saint-Saens, sans compter ses deux fils MM. J. et L. Sauzay, qui marchent déjà sur les traces de leur père.

    Les seules œuvres modernes entendues dans ce beau concert sont un air de ballet fort original de M. Reber et un trio pour violon, alto et basse de M. Sauzay. Cet ouvrage est d’un style châtié, correct, mais sans aucune sécheresse et rempli de traits d’une finesse et d’un coloris charmans. Il a été fort applaudi du savant auditoire réuni dans la salle Pleyel ce soir-là. Je dis savant, parce qu’en effet on n’y voyait guère que de vrais amateurs de musique, qui, sans connaître le contre-point et l’instrumentation, ont entendu de la musique toute leur vie, ont la mémoire meublée, les organes exercés, le goût à peu près formé, et savent en conséquence distinguer la simplicité de la platitude, la variété du désordre, le sentiment de la minauderie, le vrai du faux, le sublime de l’horrible. Aussi quels applaudissemens cet auditoire impressionnable a prodigués au grand et magnifique concerto de piano en ut mineur de Mozart, supérieurement exécuté par M. Saint-Saens et au fragment de la cantate de Bach, joué sur le piano par le même jeune, bouillant virtuose !… quelle émotion produite par le sublimissime morceau des Champs-Elysées de l’Orphée de Glück, soupiré si douloureusement par la flûte de Dorus, avec accompagnement de cet orchestre éploré qui murmure sa plainte éternelle !…

    A l’Opéra, autrefois, cette élégie incomparable passait inaperçue ; pendant son exécution, une stupide danseuse venait sauter un stupide pas dessiné par un stupide maître de ballets, et le bourgeois stupide du parterre disait : « Quelle endormante musique ! ce n’est pas dansant du tout ! » Et nous étions deux ou trois dans un coin du parterre, remplis d’admiration pour Glück autant que de douleur et de honte de le voir ainsi profané. O gens de théâtre ! c’est ainsi que vous compreniez la danse de l’ombre souffrante, dont Glück, en même temps poëte et statuaire antique, nous a dans son orchestre révélé la voix gémissante et les attitudes !…

    O gros public ! ô monstrueux mamouth ! on a bien raison de ne pas remettre en scène (à l’Opéra du moins) les ouvrages de Glück, et le jour où l’on s’en avisera on commettra un grand crime !…

    M. Hans de Bulow a donné dans la même salle sa seconde soirée, avec un succès éclatant, devant un nombreux et brillant auditoire, et cela presque sans affiches ni réclames ni annonces, sans le patronage d’aucun salon. Tel avait été le retentissement de son premier concert. M. de Bulow est sorti de cette deuxième épreuve en véritable triomphateur. On l’a acclamé, applaudi, redemandé. On reconnaissait en lui un de ces artistes de race pour qui les difficultés du mécanisme de leur instrument n’existent pas, qui ne font aucun cas des tours de force, et, dans leur interprétation des belles œuvres, se préoccupent seulement d’en pénétrer le sens intime, d’en faire briller la flamme de vie. Ce mérite si rare est évidemment celui de M. de Bulow. Il entre dans le cœur du maître quel qu’il soit dont il se fait l’interprète ; il s’assimile son style. Il vous dit : Voilà Mozart ! voilà Bach ! voilà Liszt ! voilà Chopin ! Et il dit vrai ; et dès les premières mesures on reconnaît les qualités dominantes, les traits caractéristiques de chacun d’eux. On lui a fait redire la gigue de Mozart, et la fantaisie de Liszt sur des thèmes hongrois a produit un effet immense.

    M. de Bulow, dans ce concert, n’avait pour auxiliaire qu’une jeune cantatrice, Mlle Edenska, récemment arrivée de Riga. Elle a chanté l’air d’église de Stradella et le Brindisi de la Lucrezia, avec une voix de contralto pure, juste, facile et du plus beau timbre.

    J’ai encore bien d’autres succès à signaler. Je vous ai prévenu en commençant que l’écluse était pleine, pleine à verser. Nous avons eu dans la salle Herz une représentation des Deux Princesses, joli opéra de salon de MM. Vilfrid d’Indy et Emilien Paccini, dans lequel les rôles principaux ont été remplis avec un talent qu’on ne rencontre pas souvent sur les planches des vrais théâtres, par Mmes Gavaux-Sabatier, Anna Barthe, et M. Jules Lefort. Mme Sabatier et M. Lefort sont trop généralement appréciés pour que je revienne ici sur les qualités qui leur sont propres. Mme Anna Barthe entre à peine dans la carrière ; sa réputation est jeune, comme sa voix, comme son frais visage. Disons donc qu’il y a un charme extrême dans le timbre velouté des cordes graves de ce virginal mezzo-soprano ; que cette vocalisation est agile, brillante même, et qu’à tous ces dons acquis et naturels Mme Barthe en joint un autre d’un prix exorbitant : la justesse d’intonations et de sentiment.

    Dans un concert qui précédait cette représentation on a remarqué et vivement applaudi MM. Demersman et Barthélémy dans un duo pour flûte et hautbois, et M. Durand, le maître organiste de l’église de la Madeleine, dans une fantaisie sur des thèmes de Guillaume Tell pour l’orgue-Alexandre. Cet instrument délicieux a, du reste, joui d’une grande vogue cet hiver ; M. Daussoigne-Méhul en a fait valoir les nombreuses ressources en mainte circonstance, un enfant de quatorze ans même, le jeune Paul *** a exécuté un soir sur l’orgue-Alexandre deux morceaux qui ont fait une véritable sensation, tant il y a mis de bon style mélodique et d’art dans le croisement des divers jeux.

    Je n’en dirai pas autant d’un autre adolescent qui est venu, dans le concert de M. Boucher, calomnier Beethoven et l’orgue-Alexandre, en essayant de défigurer la symphonie en ut mineur ; ce à quoi il a parfaitement réussi.

    J’ai nommé M. Boucher. Ce vétéran des violonistes a aujourd’hui quatre-vingt-dix ans. Il nous a joué sans trembler un concerto de Viotti, et chacun, en l’écoutant, de se demander lequel des deux est le plus vieux, du concerto ou du virtuose ? Evidemment c’est le concerto.

    Duprez a organisé une de ces séances musicales sérieuses qui lui ont donné des droits à l’estime la plus sincère, je dirai même à la reconnaissance des amis de l’art. Les nombreux élèves de son école de chant, aidés de quelques choristes choisis, en faisaient les honneurs. Cette masse de plus de cent voix bien exercées produisait dans la salle Herz un effet grandiose et vraiment émouvant. Parmi les solistes, on a remarqué et vivement applaudi Mlle Battu, dont le talent est fait, dont la voix est belle, sonore, sympathique, Mlles Brunet, Marimon, Monrose et M. Quesnel, très belle basse, qui trouvera avant peu une place à part sur l’un de nos théâtres lyriques, s’il se résigne à aller faire quelque chose dans ces galères. Figurez-vous, si vous pouvez, l’Ave verum de Mozart chanté par un pareil chœur ! Voilà qui est beau, grand, religieux, séraphique, céleste, divin ! Voilà qui est Mozart. En entendant cela, il est permis de se demander, comme M. Oulibicheff, si Mozart n’est pas le bon Dieu.

    Ce même magnifique orchestre vocal a exécuté avec beaucoup de délicatesse d’une part, de verve et de majesté de l’autre, un chœur de femmes remarquable par sa gracieuse fraîcheur, et une grande marche du plus bel élan, énergique, fière et pleine des plus heureuses hardiesses harmoniques. Ces deux morceaux appartiennent à la partition de Samson, opéra biblique composé par Duprez et que nous regrettons de ne pas entendre tout entier en scène.

    On n’a pas oublié qu’une habile et spirituelle virtuose, une pianiste de la grande école, Mme Mackenzie, tant applaudie il y a peu d’années sous le nom de Catinka de Dietz, habite aujourd’hui Saint-Germain. Or que faire à Saint-Germain, lors même qu’on y a maison, jardin, chevaux, voiture, amis, famille charmante, à moins que l’on n’y fasse un peu de musique ? On ne saurait toujours chevaucher à travers la forêt, admirer la vallée du Vésinet, compter les rides du château de François Ier, suivre à l’horizon le panache blanc des locomotives sur le chemin de fer, ni songer, comme le lièvre en son gîte songeait. Or donc Mme Mackenzie fait de la musique pour un petit public d’élite, une fois l’an. Ce n’est guère ; mais cette musique est excellente. Le programme de cette année était riche. On y a trouvé Beethoven, Mozart, Weber, Hummel, Heller, Chopin, Mendelssohn.

    Mme Mackenzie nous a joué avec sa verve incomparable et son style si distingué, le grand trio en mi de Hummel ; MM. Vidal et Franco-Mendès l’accompagnaient. Bien plus, Mme Mackenzie, pianiste s’il en fut, a voulu nous présenter une jeune et jolie virtuose, pianiste elle aussi, Mlle Dorville, qui a supérieurement exécuté, et presque sans peur d’une dangereuse comparaison, un impromptu de Chopin et un ravissant caprice de Stephen Heller.

    A Mlle Falconi tous les honneurs du chant. On l’a applaudie dans une douce et touchante mélodie de M. Gustave Hecquet, dans quelques lieder gracieux de sa propre composition, et enfin dans la fameuse valse « Ombre légère » du Pardon de Ploërmel, qui exige une vocalisation si hardie et si irréprochable.

    Mais voyez, l’écluse est encore à demi pleine. Je pourrais, je devrais même vous parler du concert de M. Mathias, pianiste compositeur d’un vrai mérite ; de celui de M. de Hartog, compositeur, dont les œuvres révèlent des tendances très nobles, du beau succès qu’y a obtenu notre grand violoncelliste A. Batta (encore un habitant de Saint-Germain, qui ne méprise pourtant pas Paris autant que Mme Mackenzie) et de la reprise du ballet de Sacountala, un de ces ballets qu’on va entendre, bien que Mme Ferraris y soit si ravissante à voir ; et des six mélodies que vient de publier M. Reyer, l’auteur de la musique de Sacountala ; et des honneurs triomphaux rendus à Mme Viardot après son succès dans le terrible rôle de lady Macbeth, de l’opéra de Verdi, qu’elle a joué dernièrement à Dublin de façon à émouvoir même les vieux fanatiques de Mme Siddons ; et de la popularité qui s’attache à la cantate biblique (le Paradis perdu) de Théodore Ritter, qui s’est vu obligé de la transposer pour toutes les voix ; les ténors, les barytons, les basses, les contralti voulant à toute force la chanter.

    Mais il faut savoir se borner ;

Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire,

a dit Boileau.

    Pour l’amour de Dieu, bornez-vous un peu maintenant, vous aussi, virtuoses, chanteurs, donneurs de concerts, et vous surtout directeurs de théâtres lyriques, découvreurs d’opéras anciens, inventeurs d’opéras nouveaux, bornez-vous, bornez-vous, au nom du diable, ou je lui envoie tous vos Moulins.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er septembre 2009.

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