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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 13 AVRIL 1850 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Reprises du Freyschütz et des Huguenots. — Début de Mme Laborde. — Concerts, concerts et concerts.

    Je voudrais bien savoir ce que ferait un critique d’esprit et de bon sens, ce que vous feriez vous, Monsieur, ou vous, Madame, si vous aviez une foule de gens de talent, de virtuoses remarquables, de compositeurs admirables, à louer ! si vos amis vous venaient dire : « Voici neuf violonistes, onze pianistes, sept violoncellistes, vingt chanteurs, à louer ; une symphonie, deux symphonies, un mystère, une messe, à louer ; de l’ardeur ! de l’enthousiasme ! que tout le monde soit content ! et surtout variez vos expressions ! Ne dites pas deux fois de suite : Sublime ! inimitable ! merveilleux ! incomparable ! Louez, mais louez délicatement ; n’allez pas lancer la louange avec une truelle. Donnez à entendre à tous que tous sont des dieux, mais pas davantage, et surtout ne le dites pas d’une façon trop crue. Cela pourrait blesser leur modestie ; on ne gratte pas des hommes avec une étrille. » Si vos amis vous adressaient ces cruelles paroles, voyons, comment vous y prendriez-vous pour remplir une tâche si ardue, pour louer et si diversement tant de personnes et tant de choses ? Vous seriez capable, sous prétexte d’aller voir si le printemps s’avance, de louer tout simplement une maison de campagne et de planter là vos créanciers de gloire, pour aller dormir tranquillement au soleil. Et vous auriez raison, trois et quatre fois raison. Mais, hélas ! tout le monde ne peut aller à Corinthe et je vais, en restant à Paris, au centre de ce foyer d’intelligence, de cette mine de chefs-d’œuvre, prendre une route de traverse pour arriver tant bien que mal au but proposé. Je ne louerai point de parti pris, contre ma conscience. Je dirai à chacun ses vérités, sûr que je suis d’avoir affaire à des gens de cœur qui m’en sauront un gré infini. Les auteurs, les artistes et tout le genus irritabile vatum ne ressemblent plus à l’archevêque de Grenade. Je ne crois pas me tromper en affirmant, quelle que soit la dose d’amour-propre qu’on lui suppose, que pas un d’eux n’est capable de dire comme le patron de Gil Blas à son critique trop franc : « Allez trouver mon trésorier, qu’il vous compte cinq cents ducats, etc. » La plupart de nos illustres se borneraient à répéter le mot d’un académicien de l’Empire, mot que j’ai déjà cité, je le crois, mais dont on ne saurait assez souvent faire admirer la modestie et la profondeur. On avait offert un banquet à cet immortel. Au dessert, un jeune enthousiaste dit à à son voisin de droite : « Allons, portons un toast à M. D. J. qui a surpassé Voltaire ! — Ah ! fi donc, répond l’autre ! c’est exagéré ! bornons-nous à la vérité et disons : A M. D. J. qui a égalé Voltaire ! » M. D. J. avait entendu la proposition, et saisissant vivement, à ces mots, la main du contradicteur : « Jeune homme, lui dit-il, j’aime votre rude franchise ! » Voilà comment on reçoit la critique aujourd’hui et pourquoi il est si aisé d’exercer ce sacré ministère. Je sais bien qu’il y a de ces rudes Francs qui l’exerceraient mieux encore, si les cinq cents ducats de l’archevêque étaient unis au magnifique éloge de l’académicien ; mais ceux-là sont par trop exigeans et la plupart de nos confrères se contentent de la douce satisfaction que leur procure la conscience d’un devoir bien rempli. Ce qui prouve qu’ils ont tout au moins une conscience. Je suis de ces derniers ; je n’en ai qu’une, et encore est-elle bien faible, bien chétive, bien souffreteuse, par suite des mauvais traitemens qu’on lui fait subir journellement. Tantôt on l’enferme, on lui interdit l’exercice, le grand air, on la condamne au silence ; tantôt on la force à paraître à demi nue sur la place publique, quelque froid qu’il fasse, et on l’oblige à déclamer, à faire la brave, à affronter les observations malséantes des oisifs, les huées des gamins et mille avanies. D’où est résulté, ce qu’on pouvait aisément prévoir, une constitution ruinée, une phthisie déjà parvenue au second degré, avec crachemens de sang, étourdissemens, inégalité d’humeur, accès de larmes, éclats de fureur, toux opiniâtre, enfin tous les symptômes annonçant une fin prochaine. Mais aussi dès qu’elle sera morte, on l’embaumera d’après le procédé dont se servit Ruisch pour conserver au corps de sa fille les apparences de la vie ; je la garderai soigneusement. On pourra la voir dans ma bibliothèque, et, ma foi, alors au moins elle ne souffrira plus.

    Pendant qu’elle vit encore, demandons-lui ce qu’elle pense de l’exécution du Freyschütz, de celle des Huguenots, qu’on vient de remettre en scène à l’Opéra, et des nombreux concerts auxquels nous avons assisté ensemble depuis six semaines. Certes en lui demandant davantage, on s’exposerait à la voir mourir avant la fin de sa réponse. La voilà qui se recueille ; laissons-la respirer… Elle commence :

    « L’Opéra vient de perdre Mme Viardot, la grande artiste dont l’inspiration rayonne autour d’elle et anime tout ce qui l’approche du sentiment musical le plus élevé. Berlin la réclame pour les représentations du Prophète, et le Roi de Prusse,

Le seul Roi dont notre art gardera la mémoire,

n’entend pas que les chefs-d’œuvre soient exécutés d’une façon médiocre ; il dépeuplerait l’Olympe pour eux ; et les dieux seraient tout aises de se rendre à sa cour. La dernière apparition de Mme Viardot sur la scène de l’Opéra de Paris a produit une recette de 10,300 fr. On s’est aussitôt occupé de combler le vide immense que le Prophète orphelin allait nécessairement laisser dans le répertoire. Le Freyschütz et les Huguenots ont été choisis dans ce but, et la reprise soignée de ces deux magnifiques ouvrages a obtenu un grand et légitime succès. Les chœurs ont fait de nouvelles études, la mise en scène a été recomposée presque entièrement, et les rôles principaux, confiés à des talens nouveaux, ont pris une physionomie expressive pleine d’intelligence et de vie. Masset possède exactement la voix pour laquelle Weber écrivit le rôle de Max ; et cette voix est bien pleine et bien pure ; Masset est en outre un musicien consommé ; il a du style, il chante d’une façon vraiment remarquable l’air du premier acte, et le trio du second, et toutes les parties importantes des récitatifs. Mme Jullienne (Agathe) dit avec une verve entraînante l’admirable scène du second acte, et son andante a été plusieurs fois interrompu par les applaudissemens. Mme Jullienne possède une grande voix dramatique, qu’elle doit tendre seulement à fixer et à assouplir. Avec un organe pareil et la chaleur d’âme dont elle est douée, Mme Jullienne fera tôt ou tard des miracles. Mme Hébert-Massy a mis beaucoup de gentillesse dans le rôle d’Annette, si fin et si naïvement coquet. Depuis que le Freyschütz est représenté en France, ce rôle ne fut jamais mieux rempli. Brémont a dit avec vigueur ses couplets bachiques et son grand air : Triomphe ! Maintenant a-t-on raison de ne point approuver qu’il donne à la physionomie de ce sauvage chenapan un certain caractère goguenard ? A-t-on raison de reprocher à Masset un petit changement qu’il fait dans la mélodie de son air, et le point d’orgue en voix de tête qu’il y introduit ? A-t-on raison de blâmer Mme Jullienne pour le sol dièze aigu qu’elle lance, au lieu du mi de l’auteur, sur la phrase : Mon cœur en est transporté ! Ces reproches sont-ils fondés ? Mon Dieu… non. Il faut bien laisser un peu de latitude aux chanteurs, lors même qu’ils interprètent des chefs-d’œuvre complets tels que celui-ci. Sans cela….. (Ici la conscience est interrompue par un violent accès de toux que termine un léger crachement de sang. Puis elle continue.)

    » La reprise des Huguenots, attendue depuis longtemps, a eu lieu avec un éclat peu ordinaire. La mise en scène de cette œuvre immense, refondue et recomposée avec intelligence par M. Leroy, régisseur de l’Opéra, ne laisse maintenant plus rien à désirer. Elle est enfin réglée de manière à ne s’opposer que le moins possible à la bonne exécution des masses chantantes qui couvrent la scène, et l’on s’en est aperçu dans le troisième acte surtout.

    » A part le rôle de Marcel, fort justement conservé à Levasseur qui lui donne une si excellente et si originale physionomie, tous les autres grands rôles étaient confies à des artistes qui les jouaient pour la première fois à Paris, De plus, Mme Laborde, à qui était échu celui de la reine Marguerite, n’avait point encore paru sur la scène de l’Opéra. Elle y a obtenu de prime-abord un succès magnifique ; on lui a fait répéter sa cavatine au milieu d’une tempête de bravos et d’applaudissemens. La voix de Mme Laborde est un soprano également pur et sonore dans toute son étendue qui est considérable. Elle vocalise avec une extrême facilité ; ses ornemens sont de bon goût ; elle en est sobre ; et (qualité bien rare chez les cantatrices douées de ce genre de talent), elle fait entendre les paroles. Elle montre d’ailleurs beaucoup d’aplomb musical et sa tenue en scène est toute gracieuse.

    » Personne ne doutait que Roger ne se tirât à son honneur du rôle si difficile et si exigeant de Raoul ; mais dès la romance du premier acte (Plus blanche que la blanche hermine), son succès a dépassé les prévisions ; il a été également heureux dans le fameux duo et dans le septuor qui contient la plus terrible phrase que puisse redouter un ténor (Et bonne épée et bon courage) ; sa voix de tête est seulement un peu trop douce pour dominer les six autres voix pendant la durée du l’ut dièze aigu qui se trouve à la conclusion (Et Dieu pour tous). Mais quelle tendresse passionnée dans le duo et comme ces notes de tête y sont bien placées ! Dire de Mme Jullienne qu’elle a dignement secondé Roger, c’est faire d’elle un grand éloge. Elle aussi a été dramatique et émouvante. Grâce à l’étendue de sa voix, elle a abordé sans peur et tenu sans reproche l’ut aigu de son duo avec Marcel, au troisième acte ; épreuve dont Mlle Falcon avait seule pu sortir triomphante jusqu’ici. En résumé le Freyschütz et les Huguenots, interprétés comme ils le sont, assurent de nombreuses et excellentes recettes à l’Opéra, et lui permettront d’arriver sans encombre jusqu’au jour de l’apparition de l’Enfant prodigue de M. Auber dont on s’occupe activement. »

    Eh bien ! ma pauvre conscience, comment te trouves-tu ? — Heu ! heu ! bien, très bien ; je n’éprouve aucune douleur. — Dieu soit loué ! je tremblais que ton crachement de sang… En ce cas parle-nous un peu des concerts maintenant. — Ah ! ceci est plus dangereux : il y en a eu un tel nombre !… la saison a été si rude !… Enfin j’irai tant que j’aurai du souffle ; mais ne me demandez pas autre chose qu’une sorte d’énumération rapide des talens qu’on y a remarqués ; c’est tout ce que mes forces me permettent, je le sens.

    « Les séances de musique de chambre, données chez Erard par M. Rosenhain, doivent tout d’abord fixer l’attention ; elles ont offert un vif intérêt, tant par le mérite éminent des virtuoses qui y concouraient, que par le choix exquis des morceaux qu’on y a exécutés. M. Rosenhain, pianiste de la grande école moderne, est en outre un compositeur d’une valeur considérable. Le beau trio qu’il vient d’écrire, et qu’on a entendu dans ses soirées, a droit à tous nos éloges pour la nouveauté des idées qui y sont semées à profusion comme pour l’ampleur de la forme et la hardiesse heureuse du style harmonique. M. Rosenhain avait pour partenaires Cosmann, l’excellent violoncelliste que l’Allemagne nous a prêté pour quelques semaines, et Joachim, ce grand violoniste de vingt ans, qu’elle nous a redemandé déjà, et que nous lui avons rendu tout à fait illustre. Joachim nous reviendra sans doute ; les talens de cette hauteur et de cette force subissent tous plus ou moins l’attraction de Paris ; à moins que Londres ne s’empare d’eux. C’est justement ce qui vient d’arriver à Ernst, le Byron du violon, que les Anglais ne peuvent se lasser d’entendre, d’applaudir et de gorger de bank-notes.

    » Mme Wartel appartient, comme Rosenhain, à la catégorie des pianistes grands musiciens. Elle ne compose pas, il est vrai, mais elle interprète avec une supériorité incontestable et incontestée les œuvres des maîtres anciens et modernes dans leur style propre, et surmonte sans y prendre garde les difficultés diverses et très réelles que chacun de ces styles présente nécessairement. Mme Wartel a fourni cet hiver une belle carrière.

    » C’est par des qualités analogues que brille l’exécution de M. et de Mme Sausay, ces enfans chéris du célèbre Baillot. On a malheureusement trop peu d’occasions d’entendre ces deux artistes, dont l’un, le violoniste, et l’autre, la pianiste, ont été élevés dans ce respect du bon style, cet amour du beau et cette religion de l’expression vraie dont le public semble faire bon marché aujourd’hui, mais sans lesquels cependant il n’y a point d’art véritable.

    » Un autre couple dont j’ai parlé il y a peu de temps, a fait, lui aussi, une brillante apparition dans le salon d’Erard. M. et Mme Massart y ont donné un concert non affiché, auquel, nonobstant, la foule s’est hâtée d’accourir. Délicatesse, suavité, justesse, beauté du son, prestesse dans le coup d’archet, régularité du rhythme et chaleur d’âme, telles sont les mérites de M. Massart. Quant à sa femme, c’est la vivacité unie à la force, l’ardeur à l’éclat ; sous ses doigts le clavier semble lancer des étincelles et éclater en fanfares pleines de grâce et de fierté ; c’est la chanson d’Ariel recouvrant sa liberté. Dans ce concert on a entendu à côté des bénéficiaires, Mlle Dobré, dont le talent, qu’on s’étonne de ne plus compter parmi ceux qui brillent sur la scène, est plus vivace et plus jeune que jamais, et un admirable, très admirable violoncelliste, M. Jacquard, dont nous reparlerons quelque jour. J’ai entendu citer, parmi les beaux concerts de la saison celui qu’ont donné Mme Irma Desmarest et M. Desmarest, l’habile violoncelliste solo de l’Opéra ; et celui du maître ès-violoncelle Demunck.

    » Les salons se sont disputé cet hiver Seligmann ; il chante celui-là avec une passion qui justifie parfaitement l’acharnement de la mode à s’attacher à lui. Pas de bonne fête musicale au noble faubourg sans le violoncelle de Seligmann. J’en dois dire autant d’Offenbach, qui s’est fait entendre dernièrement dans un salon, à l’heure où les astres tombans invitent au sommeil, et à qui l’auditoire eût [lacune?] hôtes eussent prêté volontiers jusqu’au jour une oreille attentive. De plus, M. Vanderhaydn, après une fructueuse tournée dans le Midi, vient de nous arriver et de compléter à Paris la pléiade de violoncellistes belges dont les grands astres sont Batta, Demunck et Servais. Signalons aussi dans cette forêt d’archets savans M. Chevillard, auteur d’un concerto si bien conçu qu’on lui pardonne son titre. Rien aujourd’hui n’effraie autant en effet qu’un concerto de violoncelle. Quant à moi j’aimerais mieux entendre une cantate couronnée par l’Institut ou un cahier d’études pour la contre-basse. — Repose-toi, ma pauvre conscience, tu dois être essoufflée, hein ! — Un peu ; mais j’aime mieux tout dire pendant que j’y suis ; et je dois louer encore, mais louer énergiquement, un virtuose américain, un pianiste délicieux et merveilleux, M. Goldschack [sic pour Gottschalk], qui a tenu cet hiver à Paris le sceptre du piano. — Voyons, mon enfant, je te dis que tu es fatiguée. Tes étourdissemens vont te reprendre, ta tête s’embrouille, tu commences à divaguer, à laisser échapper des sottises. Qu’est-ce que le sceptre du piano ? Fais-moi l’amitié de me le dire. Cette expression n’a pas le sens commun. — Ne m’interrompez pas, il faut que j’en finisse. J’ai parlé de Seligmann et de Cosmann, maintenant je vous dirai mille belles choses d’Hermann et de Mlle Mattemann, et de Beermann et de Beaumann. — Paix ! paix ! tu bats la campagne. Le pauvre Beermann est mort, Beaumann est à Londres, Mlle Mattemann est à Bordeaux. — Du tout, du tout, elle est revenue ; elle a joué la semaine dernière, et très bien, dans un concert de… d’un jeune mann quelconque, chez Saxmann. Et je veux la louer, moi ; je suis en train, je ne me connais plus, j’ai la fièvre de l’enthousiasme. Et non seulement je louerai Mlle Mattemann, mais j’entends louer aussi beaucoup Hermann, qui a joué à la Société philharmonique un concerto de violon plein de choses gracieuses et élégantes et qu’on a fort applaudi ; et Wieniawski, un élève de Massart, qui fait un honneur infini à son maître ; et Apollinaire de Kontski, qui vient de recevoir de magnifiques ovations à Bruxelles, et que nous allons bientôt entendre de nouveau à Paris.

    » Ah ! vous croyez que vous allez m’arrêter, m’imposer silence, briser mon élan, éteindre mon feu, me bâillonner, m’étouffer. Essayez un peu ; vous ne savez pas ce que c’est qu’une conscience d’artiste, mon maître. Hosanna in excelsis ! J’ai à louer encore Lacombe pour sa symphonie d’Arva ou les Hongrois qu’il a fait entendre au Conservatoire. On trouve dans sa partition toutes les qualités qui constituent le musicien habile ; il manque seulement d’expérience dans l’emploi de l’orchestre, et se laisse aller trop aisément à l’abus des moyens puissans de l’instrumentation. La Marche des Racoleurs et la Scène pastorale sont des morceaux excellens, d’un bel effet et qu’on a fort goûtés. Je louerai encore M. Reyer qui a donné au Théâtre-Italien une composition intitulée le Sélam, où se trouvent enchaînés plusieurs thèmes arabes accompagnés à la mode d’Orient ; une marche de pélerins revenant de La Mecque ; une hymne à la nuit ; une razzia ; un chœur de Djinns fort curieux et d’un effet vraiment original ; le chant du Muezzim : Allah ! allah ! Rassoul allah ! à l’instar du Désert. Je louerai une autre partie de la musique du Sélam, pleine d’harmonieux caprices, éblouissante et chatoyante comme le plumage d’un oiseau de paradis, la poésie de Théophile Gautier. Je louerai M. Reyer de n’avoir employé qu’avec réserve les instrumens violens, et les harmonies violentes, et les modulations violentées. Son orchestre est doux, rêveur, berceur autant que simple. Mais je louerai bien davantage Félicien David d’avoir eu l’esprit d’écrire son Désert le premier; car s’il était venu le second, on l’accuserait à coup sûr d’avoir imité le Sélam. Ce n’est pas tout, je louerai… — Du calme, mon enfant, du calme, arrête toi, sois raisonnable. — Non, non, je veux louer encore. Je louerai… qui louerai-je donc ? Je louerai… Wartel, qui a chanté en maître l’Ave Maria de Schubert, et l’Echange, charmante mélodie de Reber ; M. Lecieux, violon de l’école mélodique; dont le talent élégant et fin a brillé d’un vif éclat aux concerts donnés au Conservatoire par Mme Sontag ; je louerai Thalberg, qui n’a pas peu contribué à soutenir jusqu’à la fin la vogue décroissante de ces mêmes concerts. Je louerai aussi Mme Sontag, dont on dit qu’elle chante toujours comme un rossignol, et qui aimerait mieux sans doute s’entendre dire qu’elle chante comme une femme inspirée. Car rien n’est plus flatteur qu’une pareille comparaison, et rien ne l’est moins que l’autre. Je louerai M. Lumley d’avoir rendu aux Parisiens leur german nightingale ; je le louerai davantage de le leur avoir enlevé, afin de ne pas les faire tomber dans la Satiété des Concerts. Je louerai la Société des Concerts de nous avoir donné cette année la gigantesque symphonie avec chœurs de Beethoven, malgré les répugnances que manifeste pour cette œuvre sublime la partie frivole du public ; je louerai la Société de l’Union d’avoir si bien exécuté les diverses partitions classiques dont s’est en grande partie composé son répertoire, et la très belle ouverture de Naïm, opéra inédit de Reber. Je louerai même la Société philharmonique d’avoir produit avec tant de bonheur les fragmens remarquables d’une symphonie de M. Gastinel, lauréat de l’Institut, récemmmeut revenu de Rome. L’andante et le scherzo de cette symphonie sont d’un style excellent ; l’orchestre en est supérieurement traité ; il y a à la fois du sentiment, de la verve, une véritable habileté dans l’enchaînement des modulations, et une connaissance parfaite de la limite imposée aux développemens instrumentaux par la nature spéciale et la valeur propre des idées qu’il s’agit de faire valoir.

    » Je louerai le grand et beau Credo de M. Dietsch, dont l’effet sur le public de la Société philharmonique a été si puissant ; le ravissant O salutaris et l’Agnus, de Niedermayer. Je louerai la Rédemption, mystère en cinq parties, de M. Alary. — Mais, malheureuse, tu divagues, cet ouvrage n’a pas encore été exécuté et tu n’en connais pas une note. — C’est égal, je veux le louer, il doit être louable. Tant d’autres consciences blâment des productions qu’elles ne connaissent pas, je puis bien me livrer au plaisir contraire. D’ailleurs je suis lancée, mon enthousiasme déborde, la sympathie m’entraîne. — Je loue Mlle Clémence d’Andelans, jeune blonde fraîche et rose, qui a l’art de montrer un grand talent sur le piano sans défigurer le moins du monde les chefs-d’œuvre qu’elle exécute, et qui aura bientôt celui de rendre l’aisance à sa famille ruinée par le malheur le plus affreux et le plus imprévu. Je félicite M. A. Méreaux du beau succès que vient d’obtenir la messe solennelle qu’il a fait entendre dans la cathédrale de Rouen ; et je loue la presse rouennaise de l’avoir si bien loué.

    » Je loue Mme Cabel, qui a le talent d’être si jolie et dont la voix est si sympathique ; je loue Mlle Lefebvre, qui obtient de constans succès dans la Fée aux Roses ; je loue Alard, je loue Mozart, je loue Musard, je….. ah ! ah !… » — Nous y voilà ! Malheureuse conscience ! des flots de sang ! elle suffoque. Reviens à toi, je ne t’interrogerai plus jamais. Sois tranquille, tu vivras en paix… Oh ! mon Dieu ! une syncope… elle respire à peine… La pâleur, plus de pouls… l’immobilité… la mort. C’en est fait !

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    P. S. Oh bonheur ! ce n’était qu’une fausse alerte. Elle vient d’ouvrir les yeux, le sentiment et la raison lui reviennent. Malgré tout, elle vivra.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 mai 2011.

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