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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 28 AOUT 1842 (p. 1-3)

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation du Conseil des Dix, opéra-comique en un acte, de MM. Leuven et Brunswick, musique de M. Girard.

    Les directeurs de nos théâtres lyriques sont fort occupés en ce moment, et cela se voit à la variété de leur répertoire, à l’importance des débuts et des pièces nouvelles et à la beauté de l’exécution. A l’Opéra, nous avons des soirées splendides où, avant le ballet, on représente, avec un luxe musical qui frise l’extravagance, des actes tout entiers du Serment, du Philtre, ou de quelque autre composition aussi élevée et aussi peu connue. Il y a dans ces grandes occasions une collection rare de talens d’un genre nouveau ; et les amateurs musiciens qui se trouvent dans la salle, en écoutant ces merveilles vocales sont tellement électrisés, qu’incapables de contenir leurs émotions spasmodiques, il leur arrive de rire aux larmes sans pouvoir se contenir. Les musiciens ont le système nerveux si irritable !… Ceux de l’orchestre, les artistes cependant, ne rient pas ; on dirait même qu’ils trouvent cela ordinaire. Ce sont des hommes blasés. Pour le gros public, tout lui est égal ; il ne s’émeut pas plus, il s’émeut peut-être moins devant ces magnificences de l’art que si on lui donnait le Rossignol, les Prétendus, ou le Devin de Village. Il demeure fort sérieux. Il n’applaudit guère, il se montre peu ; il y a même des semaines entières où l’on pourrait prouver que le public ne s’est pas montré du tout. En outre, les habitués (il y a des gens qui s’habituent à des choses !…) paraissent très curieux de savoir ce qui, dans certains momens, fait tant rire leurs voisins. On a beau leur répondre : C’est le système nerveux ! Ils ne sont pas contens.

    C’est qu’au fond, eux aussi, peut-être ils enragent, ils sont las, très las d’admirer toujours les mêmes belles choses exécutées de la même façon. Ils voudraient entendre quelquefois chanter les premiers sujets. Or, Mme Stoltz ne chante pas, Duprez chante rarement, Baroilhet chante à Bayonne, et, malgré tout, nous ne pouvons pas l’entendre de si loin. Le chant est en congé ! Espérons qu’on ne laissera pas le public en prendre un à son tour.

    M. Meyer-Beer, après deux ou trois ans d’absence, nous est revenu le mois dernier. Il a assisté incognito à la dernière représentation des Huguenots : et on assure qu’avant de repartir le lendemain, l’illustre maître s’est enfin décidé, au sujet de la mise en scène de son Prophète, à réfléchir sérieusement. Duprez était très en voix ce soir-là.

    M. Crosnier ne s’endort pas non plus, et les travaux divers auxquels il se livre avanceraient bien plus rapidement, n’étaient les distractions que lui donne de temps en temps l’Opéra Comique, ce maudit petit théâtre grandement subventionné, dont le directeur, au dire de certaines gens, ont tenu de s’occuper. Heureusement ses librettistes, ses compositeurs, ses chanteurs, ses choristes et ses musiciens travaillent à l’envi. Puis, quand une partition est mûre, une députation de ces pauvres diables se transporte à Pantin, auprès du seigneur directeur, pour le prier humblement d’assister à la première représentation de la pièce nouvelle. Ce à quoi il répond quelquefois : « Ah ! nous avons ce soir un opéra nouveau ! En combien d’actes ? — En trois actes, monseigneur. — Allons, c’est très bien, si j’ai le temps, j’y paraîtrai un instant. Vous voyez que mon zèle pour les intérêts de l’Opéra-Comique ne se ralentit pas ; ce théâtre me plaît, j’avoue même qu’il m’intéresse. Malgré les affaires importantes dont je suis accablé, je trouverai toujours quelques heures à lui consacrer. »

    Et ceci est tellement une vérité, il y a si peu de gasconnade là-dedans, que M. Crosnier, on l’assure, a assisté en personne à la première représentation du Conseil des Dix, un simple opéra en un acte que je m’en vais vous raconter !!! Après un trait pareil….

    La scène est à Venise. Belino et Piquelli, deux vieillards stupides, membres du conseil des dix, se sont endormis auprès d’une table en parlant des affaires d’Etat. Les voilà qui rêvent tous les deux, qui parlent en songe tous les deux, de leurs femmes, qui les trompent tous les deux. Ce rêve désagréable les émeut au point de les réveiller en sursaut, l’œil en feu, la menace à la bouche, chacun croyant voir le séducteur de sa perfide. Mais cette double erreur se dissipe, les dignes conseillers n’ont jamais séduit personne ; il s’agissait dans leur rêve d’un charmant jeune homme, au contraire, le vicomte de Lucienne, secrétaire de l’ambassade française, un Lovelace, un ravageur de cœurs. Après s’être communiqué le motif de leurs craintes et avoir bien prouvé qu’elles sont chimériques, nos vieillards s’éloignent, chacun riant in petto de la sécurité de son ami. Sylvia, épouse de Belino, vient aussitôt après leur départ se dire à elle-même, dans ce qu’on appelle un a parte, qu’elle n’ira point au bal de l’ambassadeur de France, qu’elle est indignée de voir les galanteries de M. de Lucienne, ses attentions charmantes pour toutes les femmes, quand il ne daigne même pas s’apercevoir qu’elle est jolie. Elle se dit encore mille autres choses qui prouvent que M. de Lucienne a fait un coup de maître, et qu’on lui rend en véritable amour tout le faux dédain qu’il a montré. Mais le voilà lui-même ; il paraît fort troublé ! Que vient-il donc faire à pareille heure dans l’appartement de Mme la conseillère ?… « — Sortez, Monsieur, sortez, ou j’appelle. — Je sors, Madame ; mais avant de vous quitter, souffrez au moins que je vous dise le secret de ma vie. On me fait passer pour un homme frivole, léger, trompeur, dépourvu de sensibilité, incapable d’aimer ; jugez-en vous-même, adorable Sylvia ! Il y a quatre ans je vis, pour mon malheur, une jeune personne d’une beauté accomplie, spirituelle, ravissante, et je sentis pour elle une de ces passions soudaines que le vulgaire ne croit pas possibles, mais que vous comprendrez. Julie….. permettez-moi de vous cacher son autre nom, fut touchée d’un pareil amour. Sûr de son aveu, je demande sa main à son père ; le cruel vieillard, qui nourrissait contre ma famille une profonde haine, me refuse avec dureté et me défend de songer à sa fille. Que faire alors ? Mourir, ou enlevcr Julie. Elle ne voulut pas ma mort ; je l’enlevai donc : un prêtre reçut nos sermens, et nous allâmes ensemble habiter une chaumière au fond de la Bretagne, y vivre seuls avec la nature et goûter un bonheur qui ne se décrit pas. Pendant trois mois nous fûmes heureux et vertueux ; mais un matin que je venais d’admirer le lever de l’aurore, en entrant au chalet je ne retrouve plus Julie. J’appelle d’une voix déchirante : « Julie ! Julie ! » Pendant trois jours, pendant trois nuits, je parcourus les bois, je parcourus les lieux naguère encore éclairés par les yeux de l’aimable et jeune bergère pour qui, sous le fils de Cythère, je servis engagé par mes premiers sermens. Vain espoir ! — O mon Dieu ! interrompt Sylvia de plus en plus émue, elle était morte ?… — Elle était partie avec un mousquetaire noir ! — Fi l’horreur ! — Oh ! oui, c’est une horreur, une bassesse, une infamie, une vilenie ! Mais, apprenez tout, divine Sylvia ; cette malheureuse vous ressemblait à tel point qu’en vous voyant j’ai cru la retrouver. Revenu bientôt de cette illusion, et sentant qu’un amour sans bornes pour vous allait envahir tout mon être, j’ai dû, pour le combattre, éviter votre présence et simuler une froideur qui était, hélas ! si loin de mon cœur. Mais enfin, vaincu par la douleur, par le désespoir, fou d’amour, prêt à tout pour vous parler une fois, j’ai osé ce soir franchir ces murailles et venir me jeter à vos pieds. Maintenant vous savez tout : que mon sort s’accomplisse ! — Monsieur, dit Sylvia, visiblement touchée, je ne vous punirai pas comme vous le méritez… Venez ce soir au bal de l’ambassade, et je vous dirai ce qu’il serait imprudent de vous confier en ce moment… Quoi !… mon portrait !… Vous osez ?… — Oui, Madame ; il ne me quittera plus ; j’oserai le garder, comme j’ose le prendre. Les voilà donc, ces traits charmans de la perfide Julie !… Permettez, Madame, que je vous dérobe, avec cette image adorée, ma cruelle émotion. A ce soir ! » Au moment du brusque départ de M. de Lucienne, survient Léonore, amie de Sylvia et épouse de Piquelli, l’autre conseiller.

    Elle habite une aile du palais de Belino, et vient en conséquence consulter Sylvia sur l’étrange aventure qui cause son effroi. « J’allais me livrer au repos, dit-elle, quand ma fenêtre est brusquement ouverte, et je vois avec épouvante un homme sauter dans mon appartement. Cet homme, le croiriez-vous, chère amie ? cet homme, que vous reconnaissez déjà sans doute à son incroyable audace, n’était autre que le vicomte de Lucienne, qui me poursuit depuis long-temps de ses assiduités. Mon indignation était à son comble, vous n’en doutez pas ; mais que vous dirai-je ? Il y a dans sa passion pour moi quelque chose de si romanesque ! Il fut aimé il y a quatre ans d’une jeune personne admirablement belle, qui me ressemblait, dit-il ; ils habitèrent ensemble quelque temps une chaumière ; ils furent heureux jusqu’au jour où, frappé d’un coup mortel par la fuite de Clara….. — De Julie, vous voulez dire ? — Non, elle s’appelait Clara ; mais que signifie ?…. — Cela signifie que M. de Lucienne est un monstre qui nous a débité à toutes les deux le même conte, et qui, de plus, m’a enlevé mon portrait. — Grand Dieu ! il a su s’emparer aussi du mien, tant il offre de ressemblance avec sa Clara. — Il n’y a pas un moment à perdre pour parer ce coup affreux, dit Sylvia en saisissant une plume. — Qu’allez-vous faire?… — Vous le saurez tout à l’heure. » Et s’adressant à un laquais : « Portez ce billet à M. de Lucienne ! Maintenant, chère Léonore, venez ; allons tout préparer pour notre vengeance. »

    Le voleur de portraits demeure fort près du palais de ces dames, à ce qu’il paraît ; le voilà déjà, pimpant, radieux, tenant à la main le billet anonyme de Sylvia. Il se croit à un rendez-vous d’amour. Mais laquelle des deux le lui a donné ?….. Peu importe, elles sont l’une et l’autre charmantes. Pendant que le galant chante son bonheur et fait, comme Don Juan la description des brunes, des blondes, des grandes et des petites, des Napolitaines, des Vénitiennes, des Siciliennes qu’il a dévorées, entrent deux hommes noirs suivis de hallebardiers. Les portes se ferment, on apporte une longue table recouverte d’un drap noir, on place dix sièges tout autour. — Qu’est-ceci ? s’écrie le vicomte ; serais-je tombé dans un piége !… et vais-je me trouver en tête à tête avec le Conseil des Dix !… — Il n’est que trop vrai. Dix personnages masqués et vêtus de rouge entrent à pas comptés et viennent silencieusement s’asseoir autour de la table. L’un d’eux, en grossissant sa voix, demande au vicomte son nom, son âge et sa profession. La parole ensuite passe à l’accusateur. Celui-ci, s’efforçant, comme le précédent, de trouver une voix de contralto, accuse M. de Lucienne du crime de séduction. Le jeune homme se défend en protestant que c’est au contraire lui qui en toute occasion a été séduit (le conseil fait un mouvement de satisfaction), et qu’on ne saurait faire un crime de la faiblesse des Vénitiennes (mouvement d’indignation). — Emmenez l’accusé, le conseil va délibérer. — Les masques tombent, une huitaine de femmes de chambre, sous la direction de leurs nobles maîtresses, Sylvia et Léonore, babillent, en voix de soprano très aigue, un chœur syllabique où se peint leur criarde indignation. Ce morceau est difficile à cause de la rapidité du débit ; il a dû donner beaucoup de peine à ces dames. Il ne faut pas trop leur en vouloir pour quelques fausses notes qu’elles ont laissé choir en caquetant du bout du bec ; il est bon au contraire de les encourager : c’est une œuvre pie. L’accusé est ramené devant ses juges. La sentence est prononcée ; M. de Lucienne est banni des Etats de Venise ; il doit les quitter-sur-le-champ. Ce à quoi le séducteur répond insolemment que le conseil aura à répondre des suites de tous les désespoirs féminins que son absence va causer. Il sort.

    « Chut ! voilà nos maris ; sauvons-nous ! » c’est-à-dire : Finissons vite notre morceau d’ensemble, et sauvons-nous ! Les braves époux reviennent en effet quand le morceau d’ensemble est fini ; ils rient à gorge déployée : Ha ! ha ! ha ! c’est impayable ! Hi ! hi ! hi ! ce damné Français ! Hé ! hé ! hé ! Figurez-vous… Hou ! hou ! hou ! qu’il a séduit tantôt, ho ! ho ! ho ! ho ! la femme de ce petit bourgeois ; de ce marchand de velours, ah ! j’en rirai toujours… en lui faisait accroire qu’il l’aimait depuis cinq ans (il n’est à Venise que depuis trois mois), et qu’elle ressemblait, à le faire mourir de désespoir et d’amour, à une femme qui l’a trompé, à sa perfide et encore chère Dorothée ! Le tout n’est-il pas charmant ? Il n’y a qu’un Français pour avoir des idées pareilles. Il paraît que les Vénitiens ne sont pas forts. Le prudent Piquelli ne partage pas tout-à-fait l’hilarité de son confrère ; il a de vagues inquiétudes ; il pense même qu’il faudrait trouver un moyen pour expulser politiquement de Venise le terrible lion.

    Surviennent deux lettres, une pour chacun de nos vieillards. Lorenzo, l’espion du Conseil des Dix, avertit Belino qu’il a découvert une intrigue entre M. de Lucienne et la femme de Piquelli, en apprenant à ce dernier une semblable mésaventure arrivée à Belino. Il envoie pour preuves les portraits des deux épouses infidèles, que le séducteur avait portés à un orfèvre pour les faire encadrer. Recrudescence d’éclats de rire. « Oh ! ce pauvre confrère ! — Oh ! ce digne collègue !… qui voulait renvoyer en France M. de Lucienne. C’était un pressentiment. Si je pouvais l’engager à faire rester le vicomte à Venise maintenant !…. » Ils sont bientôt d’accord, M. de Lucienne restera, on lui adressera seulement une petite admonestation bienveillante et paternelle. En effet, le secrétaire d’ambassade, de nouveau mandé au palais des dix, reçoit, non sans un profond étonnement, l’avis qu’il peut rester à Venise, malgré l’intention où l’on était de l’en éloigner ; il devra seulement se montrer un peu plus circonspect et ne pas confier si légèrement à des inconnus les portraits de ses maîtresses. Et là-dessus, chacun de nos vieux roués, de mettre adroitement dans la main du jeune homme le portrait qu’il est si heureux de lui rendre de la femme de son ami. Léonore et Sylvia viennent interrompre cette scène et s’informer du sujet de tant de gaîté.

    L’histoire de la perfide Dorothée est remise sur le tapis, à leur confusion nouvelle. Mais Sylvia qui veut à tout prix se tirer de ce mauvais pas tente un effort désespéré. « Nous allons ce soir au bal, dit-elle, ce sera charmant ! nous jouons une comédie !…. Bah ! reprend Belino, quel en est le sujet ? — C’est un assez mauvais sujet, mais spirituellement traité. Le voici : Un berger fait en même temps la cour à deux bergères ; il est assez audacieux pour ravir à l’une son nœud de rubans, à l’autre son bouquet. Mais dans les confidences de la veillée champêtre, les deux bergères ne tardent pas à s’éclairer mutuellement et à découvrir qu’elles sont victimes d’une double perfidie. Que font-elles en présence de leurs tuteurs ?… — Oh ! des tuteurs, dit Belino, c’est bien froid ; j’aurais mieux aimé des maris, de gros bergers joufflus !… — En présence de leurs tuteurs, elles font comprendre à leur perfide qu’il serait par trop indigne de lui conserver des gages qu’on n’a point donnés, et qu’on ne rachètera jamais au prix qu’il veut y mettre ; elles disent qu’assurément il ne voudra pas, par vanité, causer la perte de deux jeunes filles, innocentes, il le sait bien. — Oui, oui, dit M. de Lucienne prenant la parole ; c’est cela, je connais la pièce, elle vient de France, j’y ai même joué le principal rôle ; et voici le dénouement. Le berger comprenant cet appel fait à son honneur, se hâte de rassurer les deux bergères, d’implorer son pardon, et remet adroitement, à l’une son nœud de rubans, à l’autre son bouquet. — Quoi ! dit le facétieux Belino, devant les tuteurs ! c’est charmant ! — Oh ! mon Dieu ; répond M. de Lucienne, rendant leurs portraits à ces dames, les tuteurs sont comme les maris, cela ne voit rien ! »

    M. Girard a fait sur cette bouffonnerie une jolie petite musique bien fraîche, bien vive et toute simple. L’ouverture commence par un andante où l’on remarque un heureux effet de violoncelles au grave mêlés à des harmonies de cors. L’allegro est peu saillant. Le duo entre les deux vieillards, après leur rêve, a du mouvement scénique, mais les idées n’en sont pas assez choisies, il y a là trop de ce qui appartient à tout le monde. Il y a de la grâce dans les couplets de Sylvia. Quant au duo des deux femmes, il est charmant, d’une intention scénique excellente, d’un ton mélodique piquant et original et délicatement instrumenté. Il est du petit nombre de ces morceaux dont on regrette le peu de durée.

    L’air du ténor racontant ses bonnes fortunes, a le malheur d’être écrit sur des paroles qui rappellent l’air de Leporello dans Don Juan ; les couplets chantés par le même personnage pendant la scène de l’interrogatoire, produisent beaucoup d’effet ; le chant en est plein d’élégance et d’une douceur exquise, la conclusion de la phrase surtout : Serais-je donc coupable de leur légèreté, a beaucoup de distinction.

    Cette nouvelle partition, traitée avec plus de soin encore que la précédente du même auteur (les Deux Voleurs), a obtenu beaucoup de succés. Nous voudrions voir maintenant M. Girard s’exercer sur un sujet moins frivole et conçu dans des proportions plus étendues. Mocker s’est bien acquitté du personnage de M. de Lucienne. Ricquier a été divertissant comme à l’ordinaire ; on a trouvé Mlle Darcier fort jolie ; c’est bien quelque chose.

    Grignon a du guignon ; son rôle n’est pas drôle.

THÉATRE DE L’OPÉRA.
Début de Mlle Mecquillet.

    Encore l’Opéra ! On me pardonnera peut-être d’y revenir, puisqu’il s’agit des Huguenots et d’une débutante qui a de la voix et du talent. Mlle Mecquillet, après avoir fait de bonnes études musicales sous la direction de l’excellent maître Banderali, se fit entendre il y a trois ans, non sans succès, dans divers concerts, où je me souviens de lui avoir entendu chanter d’une très remarquable manière la Religieuse de Schubert. Elle partit ensuite pour l’Italie, et se fit applaudir sur les principaux théâtres de cette patria del canto, d’où l’on rapporte presque toujours un talent réel, quand on l’y a porté. Un bon chanteur ne peut pas plus se dispenser aujourd’hui du voyage d’Italie qu’un bon musulman du pélerinage de la Mecque. L’élève de Banderali avait, au moment de son départ, une voix caractérisée de mezzo soprano, c’était presque un contralto.

    Mais on compose si peu maintenant pour ces voix, dont le timbre est noble et beau cependant, que Mlle Mecquillet, obligée de chanter presque partout des rôles écrits dans les registres supérieurs, a peu à peu changé, par l’exercice des cordes hautes, son mezzo soprano en soprano aigu. Telle que nous l’avons entendue hier, cette voix n’a plus d’accens graves ; l’ut dièze en dessous des portées, le même n’ont plus de force ni de sonorité, on a pu le remarquer à l’andante du duo du troisième acte, dont l’admirable phrase en ré majeur nous paraissait écrite dans les sons les plus favorables à la débutante, et qui l’a au contraire moins bien servie que tout le reste. Dans ce morceau, d’ailleurs, le premier du rôle de Valentine, la voix de la débutante était peu assurée ; on ne pouvait méconnaître sur elle l’action d’une insurmontable terreur. C’est donc quelque chose de bien terrible que ce bon public, quand on se croit obligé de chanter juste devant lui, pour la première fois ! Mlle Mecquillet est dans ce cas, elle nous a prouvé qu’elle se croyait obligée de chanter juste ; les notes très hautes, comme le si et l’ut, sortent encore avec un peu de peine, mais tout le reste est net et facile, et les intonations comprises entre le mi bas et le la aigu (une octave et demie) sont fixes et d’une excellente sonorité. C’est une voix un peu courte, encore dans sa croissance à l’aigu, mais exercée, pleine de distinction, et richement pourvue de ces accens qui touchent et remuent. Aussi Mlle Mecquillet n’a-t-elle réllement montré tout la valeur de son talent et celle de sa voix que dans le grand duo du quatrième acte. Elle a supérieurement rendu, quoique en élargissant un peu trop le mouvement, la phrase : « Reste Raoul, puisque tu me chéris. » C’était bien senti, c’était palpitant de passion et d’angoisse ! Sa réponse à la belle exclamation de Raoul : « Tu l’as dit, oui, tu m’aimes ! » s’est déployée avec éclat, malgré l’élévation excessive de la mélodie, Duprez chantant cette portion du duo en sol naturel et non en sol bémol comme l’écrivit l’auteur. A la fin de la scène, sur ces mots entrecoupés : « Raoul !….. ils te tueront !….. » je crois que Mlle Mecquillet a eu le tort de trop sortir de la musique ; le chant parlé doit toujours rester du chant. Quel qu’il en soit de ces observations, il n’en faut pas moins reconnaître dans la débutante de précieuses qualités musicales, parmi lesquelles nous mettons en première ligne l’âme, la largeur du style, la justesse et la distinction du timbre de la voix. Le succès de Mlle Mecquillet a été très prononcé ; redemandée après sa grande scène, elle n’a pas cru devoir reparaître, ce qui est assez rare pour mériter d’être cité.

    Mon Dieu ! quel prodige que ce quatrième acte des Huguenots ! Comme tout, là-dedans, est fort et vrai, et neuf et beau ! Comme l’inspiration en est puissante ! Quel ouragan de passions déchaînées ! Partout les grandes formes, le grand style, partout l’expression, partout la vérité, les mélodies ardentes, les harmonies audacieuses dans leur dramatique enchaînement, l’instrumentation pittoresque dont les reflets se répandent, sombres lueurs de l’incendie, cris éperdus d’un peuple assassiné ! Dans le moment même où les deux amans, absorbés dans leurs passions, semblent oublier tout le reste, l’orchestre est là qui gémit et gronde, et menace, lointaine rumeur qui redouble l’horreur du silence. Et ce chœur de conjurés fanatiques, cet hymne de sang et de carnage, accompagné d’un râlement d’orchestre comparable au bruit que fait la mer en roulant les cailloux de ses rivages aux jours de ses grandes fureurs ! Il y a d’ailleurs au vers « Anathème sur eux ! Dieu ne les connaît plus, » un passage qui fait frémir, et dont l’étonnant effet est dû seulement à l’intention harmonique de ces voix s’accumulant successivement sur une dissonance.

    Duprez disait un jour, en écoutant dans la coulisse ce chœur prodigieux : « S’il y avait pour chanter cela cinquante hommes comme moi, nous donnerions des attaques de nerf à toute la salle ! » Duprez avait raison, et il prouve qu’il sentait ce qu’il disait par la belle manière dont il comprend le duo qui termine et qui couronne ce chef-d’œuvre. Quel malheur….. qu’il y ait un malheur !

EDMOND LARIVIÈRE.

    Nous avons perdu, la semaine dernière, un virtuose d’un mérite réel, et dont le talent sur la harpe était d’autant plus précieux que l’étude de ce poétique instrument est aujourd’hui fort injustement délaissée. Edmond Larivière est mort à Londres, à l’âge de trente et un ans, et au moment où ses facultés musicales atteignaient leur complet développement.

    Il s’était même déjà essayé avec bonheur dans un genre de composition fort difficile ; il avait écrit une symphonie, remarquable par la verdeur du style et par l’originalité de certaines idées. Edmond Larivière était un de ces fils de la musique essentiellement dévoués à leur mère, et ne comptant ni leur temps ni leurs peines quand il s’agit de la servir. Tranquille, réservé, peu complimenteur, d’un goût sévère, le premier et le dernier sur la brèche aux jours des grandes batailles musicales, patient, attentif et soumis anx répétitions, exact, imperturbable à l’exécution, il souriait doucement quand une chose lui paraissait belle, quand il voyait poindre l’émotion et le succès ; c’était sa manière d’applaudir. Depuis quinze ans j’avais l’habitude de le voir, penché sur sa harpe au milieu de l’orchestre, prêt à se mêler aux prières, aux joies agrestes, aux rêveries, aux fêtes splendides qui chantaient autour de lui…………………………..

    C’est une véritable perte et nous la sentons bien vivement.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er octobre 2014.

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