Site Hector Berlioz

Hector Berlioz: Feuilletons

Journal des Débats   Recherche Débats

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 19 AVRIL 1837 [p. 1]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Guillaume Tell. – Début de Duprez.

    C’est hier soir que Duprez a fait à l’Opéra sa première apparition ; la salle était pleine jusqu’aux combles, et cette foule, qui s’est montrée si juste après, n’était peut-être pas avant dans des dispositions très favorables à un jugement impartial. Les souvenirs laissés par un autre grand artiste, qui avait su conquérir de vives sympathies et mériter une admiration profonde, rendaient le terrain glissant pour son successeur. Cette fidélité du public à conserver la mémoire de l’acteur qui lui fit éprouver tant de douces jouissances, tant d’impressions diverses, est parfaitement honorable à notre avis, et doit être prise en bonne part par Duprez lui-même ; car rien ne serait plus désolant aux yeux de l’artiste que de voir des services rendus à l’art, un talent distingué, des facultés naturelles développées par les études les plus sérieuses, oubliés du soir au lendemain sans laisser ni traces ni regrets.

    Nourrit nous a quittés volontairement, malgré les instances les plus vives de ses nombreux amis et celles même du directeur de l’Opéra, qui a tout fait pour le retenir ; c’est un malheur que nous sentons autant que personne, mais qui ne doit jeter aucune défaveur sur les efforts de Duprez pour nous en consoler. La grande majorité des auditeurs était pourtant armée à l’avance contre lui de préventions cruelles ; nous avons pu nous en convaincre aisément en écoutant les conversations qui se croisaient autour de nous au foyer et dans les loges. Le débutant, disait-on, est un chanteur froid, sans âme, sans aucune connaissance de l’art dramatique, et de plus excessivement laid. Quelques momens d’attention, après le lever de la toile, ont suffi pour démontrer jusqu’à l’évidence la fausseté de ces inculpations anticipées. Disons-le tout de suite : le succès de Duprez a été immense ; c’est le plus grand effet de ce genre que j’aie jamais vu produire à l’Opéra. Avant d’expliquer les causes de cet enthousiasme, de ce frémissement nerveux dont la salle entière a été agitée à trois ou quatre reprises, examinons en peu de mots la carrière de Duprez et la route qu’il a suivie pour venir, à trente-et-un ans, s’installer d’un bond, avec un si rare bonheur, sur notre première scène lyrique.

    Il reçut les premières leçons de musique à l’école de Choron. C’est à ce professeur habile, si plein de sagacité pour découvrir les natures heureuses, et de science pour les cultiver, qu’il doit la méthode large et pure que personne ne lui conteste. Ses progrès furent prodigieusement rapides, et à quatorze ans déjà Gilbert Duprez, lecteur consommé et bon harmoniste, chantait avec sa voix de soprano les beaux airs de Gluck, de Piccini et de Méhul, de manière à causer quelquefois à son maître, cette personnification du Crespel d’Hoffman, les extases les plus bouffonnes. C’était dans ses momens de bonne humeur et de loisir, moins rares à cette époque qu’après les chagrins qui ont abrégé sa vie, que Choron, installé dans un fauteuil, sa petite casquette de loutre sur l’oreille, la figure sévère, l’œil perçant et ironique, appelait brusquement l’enfant, non pas pour une leçon, ce n’était pas l’heure, mais bien pour se faire donner à lui tout seul un petit concert. « Chante moi l’air de Pylade, d’Iphigénie en Tauride, tout de suite.... (et tirant un diapason qu’il frappait sur le bras de son fauteuil) tiens voilà le la, attention ! » L’enfant de commencer aussitôt, non sans trembler, l’admirable morceau : Unis dès la plus tendre enfance ; et sa petite voix d’ange rendait déjà si bien les poignantes inspirations de Gluck, qu’après de vains efforts pour cacher l’émotion de plaisir et d’orgueil qu’il en ressentait, Choron l’interrompait ordinairement avant la fin par un : « Tais-toi ! tais-toi, Gilbert ! Tais toi donc ! tu me fais mal !... tu chantes comme... tu chantes... Allons, va-t’en jouer, polisson ! » Pauvre homme ! que serait-ce donc s’il pouvait l’entendre aujourd’hui.

    A l’époque de la mue de sa voix, Duprez dut nécessairement renoncer à ces succès d’école, qui, j’en suis sûr, lui ont paru plus chers et plus difficiles que ceux qu’il a si souvent obtenus depuis. Mais l’étude de la musique n’en fut pour lui que plus assidue et plus sérieuse. S’il ne chantait plus, il apprenait le piano, s’exerçait à l’accompagnement de la partition et de la basse chiffrée, meublait sa tête de chefs-d’œuvre, et étendait ses connaissances dans le champ de l’harmonie et du contrepoint.

    Quand sa voix virile fut enfin formée, il songea à se faire entendre au théâtre. L’Odéon était alors en vogue et le directeur, Bernard, faisait sa fortune, grâce au génie de Weber, qui luttait en Allemagne avec la misère, pour l’éternelle justification du vieil adage, sic vos non vobis. Duprez ne possédait encore qu’un ténor élevé, flexible, d’un timbre doux et gracieux, mais tout-à-fait dépourvu d’énergie. Il fut en conséquence très peu goûté des étudians de la rue Saint-Jacques, qui lui préféraient de beaucoup les braillards dont la province nous avait gratifiés. Toutefois son talent fut déjà apprécié par l’orchestre ; et en dépit de la froideur du parterre, à chaque représentation de Don Juan, dans l’air d’Octave (Il mio tesoro), les musiciens l’applaudissaient à rompre les archets. Je me souviens même qu’un soir où je m’étais furtivement emparé pour l’entendre de la place du timbalier, entraîné par l’exemple des violons, qui frappaient sur leur instrument, je l’applaudis à coups de timballes au grand scandale des assistans.

    A la clôture de l’Odéon, Duprez, ne sachant que devenir, alla solliciter à l’Opéra-Comique une humble place de troisième utilité, où les désavantages de sa faible voix, peu faite d’ailleurs au style constamment en honneur dans ce théâtre, s’accrurent encore de nouvelles chances contraires. Il lui arriva de chanter faux, au point que les habitués du lieu, dont le sentiment musical n’est pas, comme on sait, des plus exquis, s’en aperçurent. Aussi fut-il bientôt traité avec une rigueur excessive par ces dilettanti du Pont-Neuf que l’opiniâtreté des artistes à soutenir Duprez comme un chanteur de la grande école impatientait en outre au dernier point. La voix du virtuose touchait à une nouvelle transformation ; cette circonstance, dont nul ne pouvait prévoir les brillans résultats, était sans doute la cause de l’incertitude de ses intonations, et amena fort heureusement la résolution soudaine dont nous avons tant à nous louer aujourd’hui. Duprez, dégoûté de sa position, mais non découragé, rompit à l’amiable son engagement avec le directeur de l’Opéra-Comique, et, fredonnant ce verset du Requiem de Mozart :

Inter oves locum præsta
Et ab hædis me sequestra,

partit au plus vite pour l’Italie.

    En passant à Florence deux ans après, j’entendis parler avec admiration du primo tenore, il signor Duprez, dont la voix merveilleuse ravissait les Florentins. Serait-ce lui, me dis-je ? Allons voir. Je cours au théâtre de la Pergola ; on jouait la Sonnambula de Bellini. Je ne saurais peindre mon étonnement en reconnaissant dans ce puissant chanteur, redemandé jusqu’à trois fois avant la fin de la pièce par un public enthousiasmé, ce même jeune homme si peu encouragé à Paris. Sa voix était faite, elle était devenue pleine, forte, mordante, d’une justesse admirable, propre à l’expression des passions vives autant qu’à celle des sentimens les plus doux, et son timbre avait encore gagné en pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse. Ces qualités n’ont fait que s’accroître depuis, et leur ensemble constitue aujourd’hui un talent de premier ordre, dont l’influence sur un public, même assez peu favorablement disposé, est irrésistible : nous venons d’en avoir la preuve.

    Des exclamations de plaisir et de surprise ont accueilli au premier acte la phrase du duo : O Mathilde, idole de mon âme ! et dès ce moment le succès de Duprez a été décidé. Ce n’était pourtant qu’un prélude des émotions que l’artiste devait exciter avant la fin de la soirée. On a admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe d’une douceur enchanteresse ; restaient à connaître les accens dramatiques, les cris de la passion. Le trio du second acte est venu, et nous avons entendu avec une surprise presque égale à celle du reste de l’auditoire, qui ne connaissait pas encore Duprez, l’audacieux artiste chanter à voix de poitrine, en accentuant chaque syllabe, les si naturels aigus de l’andante O ciel ! ô ciel ! je ne te verrai plus ! avec une force de vibration, un accent de douleur déchirante et une beauté de sons dont rien jusqu’à présent ne nous avait donné une idée. Un silence de stupeur régnait dans la salle, toutes les respirations étaient suspendues, l’étonnement et l’admiration se confondaient dans un sentiment presque semblable à la crainte ; et dans le fait, on pouvait en avoir pour la fin de cette période inouïe. Mais quand elle s’est terminée triomphante, on juge des transports qui ont éclaté à la dernière mesure !

    Attendez, nous voilà au troisième acte. Arnold vient revoir la chaumière de son père ; son cœur, rempli d’un amour sans espoir, de projets de vengeance ; tous ses sens agités par les scènes de sang et de carnage toujours présentes à sa pensée, succombent accablés sous le poids du plus désolant contraste. Son père est mort. La chaumière est déserte. Tout est calme et silencieux. C’est la paix. C’est la tombe. Et le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de répandre les larmes de la piété filliale, ce cœur auprès duquel seul le sien pourrait battre avec moins de douleur, l’infini l’en sépare.... Mathilde ne sera jamais à lui.... La situation est poétique et dignement rendue par le compositeur. C’est à coup sûr une des plus belles pages de Rossini. Ici le chanteur s’est élevé à une hauteur à laquelle, nous-mêmes qui le connaissions, ne l’eussions jamais cru capable d’atteindre  ; il a été sublime. Après le thème, dit avec une sorte d’accablement triste parfaitement naturel et dramatique, ses notes frémissantes du trio sont revenues, pour la phrase  : « J’appelle, il n’entend plus ma voix ». Et sa douleur a été si noble, si vraie, qu’en vérité, sans exagération aucune, une bonne moitié de l’assemblée n’a pu retenir ses larmes. Alors de ces deux mille poitrines haletantes s’est élevée une de ces acclamations que l’artiste entend deux ou trois fois dans sa vie, et qui suffisent à faire oublier bien des peines, à payer de longs et rudes travaux.

    Avant de laisser commencer l’allegro, l’andante a été redemandé et répété avec la même supériorité et le même effet. Pour la stretta fougueuse et véhémente qui lui succède, on n’en a entendu que le thème ; car à la rentrée : Suivez-moi ! à ce prodigieux grupetto enharmonique, jeté, toujours en voix de poitrine, du sol dièze sur le sol naturel, par l’infatigable chanteur, des cris que rien n’a pu contenir ont couvert, presque jusqu’à la fin de la scène, les chœurs, l’orchestre et Duprez lui-même, qu’on ne pouvait plus écouter. Cet effet extraordinaire est le pendant de celui produit, il y a huit ans, au Conservatoire, par la première exécution du final de la symphonie en ut mineur. L’art ne peut ni ne doit ambitionner d’aller plus loin.

    A présent, si on nous demande notre opinion sur Duprez comme acteur, nous répondrons en citant celle de deux actrices célèbres, Mlle Mars et Mme Berlioz (miss Smithson), qui ont trouvé sa pantomime naturelle et toujours distinguée, sa tenue en scène parfaite, et la composition générale du rôle d’Arnold des plus remarquables. Duprez n’a point du tout certaines habitudes qu’on craignait de lui voir apporter d’Italie ; il n’oublie jamais son personnage, pas même pour chanter. Il chante à l’endroit de la scène où l’action indique qu’il doit être placé, et non pas toujours sur la rampe, comme les Italiens ; il n’a aucun de nos préjugés français sur la position de l’acteur vis à vis du public et ne se gêne pas le moins du monde pour tourner le dos au parterre quand ce mouvement est nécessaire. Sa figure a de l’expression, ses yeux beaucoup de feu ; quant à sa taille, elle est petite, il est vrai ; mais qu’on se rappelle seulement ceci : Kean n’était pas plus grand que lui. De plus, il prononce de telle sorte qu’on ne saurait perdre un seul mot de son rôle, et nous ne croyons pas qu’il soit possible de mieux dire le récitatif. Mais nous y reviendrons. En attendant, voilà un succès pour l’Opéra auquel bien des gens ne s’attendaient guère. M. Duponchel avec Guillaume Tell, Robert, et les Huguenots va voir chaque soir se renouveler 1’empressement des premières représentations. L’engagement de Duprez est un coup de maître.

    Les autres acteurs ont voulu sans doute fêter leur nouveau camarade : ils n’ont jamais mieux chanté ni montré plus de verve et d’ensemble.

H*****

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er février 2015.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

Retour à la page principale Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil

Back to main page Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863 
Back to Home Page