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LES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

Par

HECTOR BERLIOZ

VINGT-DEUXIÈME SOIRÉE.

    ON JOUE L’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK

    Tout l’orchestre, pénétré d’un respect religieux pour cette œuvre immortelle, semble craindre de n’être pas à la hauteur de sa tâche. Je remarque l’attention profonde et continue des musiciens à suivre de l’œil les mouvements de leur chef, la précision de leurs attaques, leur vif sentiment des accents expressifs, la discrétion de leurs accompagnements, la variété qu’ils savent établir dans les nuances.

    Le chœur, lui aussi, se montre irréprochable. La scène des Scythes, au premier acte, excite l’enthousiasme du public spécial qui se presse dans la salle. L’acteur chargé du rôle d’Oreste est insuffisant et presque ridicule ; Pylade chante comme un agneau. L’Iphigénie seule est digne de son rôle. Quand vient son air « O malheureuse Iphigénie ! » dont le coloris antique, l’accent solennel, la mélodie et l’accompagnement si dignement désolés, rappellent les sublimités d’Homère, la simple grandeur des âges héroïques, et remplissent le cœur de cette insondable tristesse que fait toujours naître l’évocation d’un illustre passé, Corsino, pâlissant, cesse de jouer. Il appuie ses coudes sur ses genoux et cache sa figure entre ses deux mains, comme abîmé dans un sentiment inexprimable. Peu à peu, je vois sa respiration devenir plus pressée, le sang affluer à ses tempes qui rougissent, et à l’entrée du chœur des femmes avec ces mots : « Mêlons nos cris plaintifs à ses gémissements ! » au moment où cette longue clameur des prêtresses s’unit à la voix de la royale orpheline et retentit au milieu du conflit des sons déchirants de l’orchestre, deux ruisseaux de larmes jaillissent violemment de ses yeux, il éclate en sanglots tels que je me vois forcé de l’emmener hors de la salle.

    Nous sortons….. je le reconduis chez lui….. Assis tous les deux dans sa modeste chambre qu’éclaire la lune seulement, nous restons longtemps immobiles... Corsino lève un instant les yeux sur le buste de Gluck placé sur son piano... Nous nous regardons….. la lune disparaît….. Il soupire avec effort….. se jette sur son lit….. Je pars….. nous n’avons pas dit un mot.....

 

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