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LES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

Par

HECTOR BERLIOZ

CINQUIÈME SOIRÉE

L’S DE ROBERT LE DIABLE, nouvelle grammaticale.

    On joue un opéra français moderne très plat.

    Personne ne songe à sa partie dans l’orchestre ; tout le monde parle, à l’exception d’un premier violon, des trombones et de la grosse caisse. En m’apercevant, le contre-bassiste Dimski m’interpelle : « Eh ! bon Dieu, que vous est-il donc arrivé, cher monsieur ? Nous ne vous voyons pas depuis près de huit jours. Vous avez l’air triste. J’espère que vous n’avez pas éprouvé de vexation comme celle de notre ami Kleiner. — Non, Dieu merci ; je n’ai point à regretter de perte dans ma famille ; mais j’étais, comme disent les catholiques, en retraite. En pareil cas, les personnes pieuses, pour se préparer sans distraction à l’accomplissement de quelque grave devoir religieux, se retirent dans un couvent ou dans un séminaire, et là, pendant un temps plus ou moins long, elles jeûnent, prient, et se livrent à de saintes méditations. Or, il faut vous avouer que j’ai l’habitude de faire tous les ans une retraite poétique. Je m’enferme alors chez moi : je lis Shakspeare ou Virgile, quelquefois l’un et l’autre. Cela me rend un peu malade d’abord ; puis je dors des vingt heures de suite ; après quoi je me rétablis, et il ne me reste qu’une insurmontable tristesse, dont vous voyez le reste, et que vos gais propos ne tarderont pas à dissiper. Qu’a-t-on joué, chanté, dit et narré en mon absence ? Mettez-moi au courant. — On a joué Robert le Diable, I Puritani ; on n’a pas du tout chanté ; et nous n’avons eu à l’orchestre que des discussions. La dernière s’est élevée à propos d’un passage de la scène du jeu dans l’opéra de Meyerbeer. Corsino soutient que les chevaliers siciliens sont tous d’accord pour dévaliser Robert. Moi je prétends que l’intention de l’auteur du livret n’a pu être de leur donner un si honteux caractère, et que leur aparté :

Nous le tenons ! nous le tenons !

est une licence du traducteur. Nous vous attendions pour savoir quelles sont les paroles françaises chantées par le chœur dans le texte original. — Ce sont les mêmes ; votre traducteur n’a point d’infidélité à se reprocher. — Ah ! j’en étais sûr, reprend Corsino, j’ai gagné mon pari. — Oui ; et ceci est encore un des bonheurs de M. Meyerbeer, le plus heureux des compositeurs de cette vallée de larmes. Car, il faut bien le reconnaître, il en est de ce qu’on est convenu d’appeler les jeux du théâtre comme des jeux de hasard ; les plus savantes combinaisons ne servent à rien pour y réussir ; on y gagne parce qu’on n’y perd pas, on y perd parce qu’on n’y gagne pas. Ces deux raisons sont les seules qu’on puisse donner de la perte ou du gain, du succès ou du revers. La chance, le bonheur, la veine, la fortune ! mots dont on se sert pour désigner la cause inconnue et qu’on ne connaîtra jamais. Mais cette chance, cette veine, cette Fortune ou non propice (ainsi que Bertram a la naïveté de l’appeler dans Robert le Diable) semble néanmoins s’attacher à certains joueurs, à certains auteurs, avec un acharnement incroyable. Tel compositeur, par exemple, a piqué sa carte pendant dix ans, a compté toutes les séries de rouges et de noires, a résisté prudemment à toutes les agaceries des chances ordinaires, à toutes les tentations qu’elles lui faisaient éprouver ; puis quand un beau jour il est arrivé à voir sortir la noire trente fois de suite, il se dit : « Ma fortune est faite ; tous les opéras donnés depuis longtemps sont tombés ; le public a besoin d’un succès, ma partition est précisément écrite dans le style opposé au style de mes devanciers ; je la place sur la rouge. » La roue tourne, la noire sort une trente et unième fois, et l’ouvrage tombe à plat. Et ces choses-là arrivent même à des gens dont la profession est d’écrire des vulgarités ; profession lucrative, on le sait, et que le succès favorise ordinairement en tout pays. Tandis que l’on voit, tels sont les caprices extravagants de l’aveugle déesse, de beaux ouvrages, des chefs-d’œuvre, des conceptions grandioses, neuves et hardies, réussir avec éclat et sans efforts.

    Ainsi, nous avons vu à l’Opéra de Paris, depuis dix ans, un assez bon nombre d’ouvrages médiocres, n’obtenant qu’un médiocre succès ; nous en avons entendu d’autres entièrements nuls, dont le succès a été également nul, et le Prophète, qui piquait sa carte auprès du tapis vert depuis douze, treize ou quatorze ans tout au moins, le Prophète, qui ne trouvait jamais que la série d’opéras tombés fût assez considérable, étant enfin arrivé à marquer sa trente et unième noire, a fait exactement le même calcul que le pauvre diable dont je parlais tout à l’heure, il est allé se camper sur la rouge... et la rouge est sortie. C’est que l’auteur de ce Prophète a non seulement le bonheur d’avoir du talent, mais aussi le talent d’avoir du bonheur. Il réussit dans les petites choses comme dans les grandes, dans ses inspirations et dans ses combinaisons savantes, comme dans ses distractions. Exemple, celle qui lui arriva en composant Robert le Diable. M. Meyerbeer écrivant le premier acte de sa partition célèbre, et arrivé à la scène où Robert joue aux dés avec les jeunes seigneurs siciliens, n’aperçut pas un s, mal formé sans doute, dans le manuscrit de M. Scribe, auteur des paroles. Il en résulta qu’au moment où le joueur, exaspéré de ses pertes précédentes, met pour enjeux et ses chevaux et ses armures, le compositeur lut dans la réponse des partenaires de Robert : Nous le tenons ! au lieu de Nous les tenons ! et donna en conséquence à la phrase qu’il mit dans la bouche des Siciliens un accent mystérieux et railleur, convenable seulement à des fripons qui se réjouissent du bon coup qu’ils vont faire en plumant une dupe. Lorsque plus tard M. Scribe, assistant aux premières répétitions de mise en scène, entendit le chœur chanter à voix basse et en accentuant chaque syllabe, ce bouffon contresens : Nous-le-te-nons, nous-le-te-nons, au lieu de la vive exclamation de joueurs hardis, répondant : « Nous les tenons ! » à la proposition que leur fait Robert de ses chevaux et de ses armures pour enjeux ; « Qu’est ceci ? s’écria-t-il (dit-on), mes seigneurs tiennent l’enjeu, mais ils ne tiennent pas Robert, les dés ne sont point pipés, mes chevaliers ne sont pas des chevaliers d’industrie. Il faut corriger ... cette... mais... voyons un peu... Eh bien !… ma foi… non… laissons l’erreur, elle ajoute à l’effet dramatique. Oui, Nous le tenons, l’idée est drôle, excellente, et le parterre s’attendrira, et les bonnes âmes seront touchées, et l’on dira : « Oh ! ce pauvre Robert ! oh ! les coupeurs de bourses ! les misérables ! ils s’entendent comme larrons en foire, ils vont le dépouiller ! » Et l’s ne fut pas remis, le contresens eut un succès fou, et les seigneurs siciliens demeurèrent atteints et convaincus de friponnerie ; et les voilà déshonorés dans toute l’Europe parce que M. Meyerbeer a la vue basse.

    Autre preuve qu’il n’y a qu’heur et malheur en ce qui se rattache de près ou de loin au théâtre.

    Le plus merveilleux de l’affaire est que M. Scribe, jaloux comme un tigre quand il s’agit de l’invention de quelque bonne farce à faire au public, n’a pas voulu laisser à son collaborateur le mérite de cette trouvaille, qu’il a bel et bien effacé l’s de son manuscrit, et qu’on lit dans le livret imprimé de Robert le Diable, le Nous le tenons ! si cher au public, au lieu du : Nous les tenons ! plus cher au bon sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

 

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